Meryl Streep, lady hors norme
Meryl Streep briguera, dans la nuit de dimanche à lundi, un quatrième Oscar à la faveur de Pentagon Papers, de Steven Spielberg. L’occasion d’un retour sur une carrière hors norme.
D’abord, une évidence : Meryl Streep n’a pas attendu Pentagon Papers, le remarquable thriller politique de Steven Spielberg, pour entrer dans l’histoire du cinéma. Pour autant, ce film est peut-être appelé à occuper une place à part dans son imposante filmographie : non content de l’y voir donner pour la première fois la réplique à Tom Hanks, acteur bigger than life lui aussi, il pourrait fort bien lui valoir un quatrième Oscar, égalant le record détenu sans partage par Katharine Hepburn depuis 1982 et La Maison du lac.
A l’instar de son auguste aînée, Streep a pour elle, du haut de ses 68 printemps, une longévité exceptionnelle, sa carrière courant de la seconde moitié des années 1970 à aujourd’hui, sans véritable signe de fléchissement ; quelques éclipses passagères tout au plus, comme lorsqu’elle entama les nineties en mode mineur. Kay Graham, l’éditrice du WashingtonPost qu’elle incarne avec son autorité coutumière dans Pentagon Papers, pour s’en tenir au titre… français du film, figure ainsi en bonne place dans une galerie de rôles emblématiques sans guère d’équivalent. Il y rejoint une autre femme de presse, Miranda Priestly, modelée sur Anna Wintour, pour Le Diable s’habille en Prada, de David Frankel ; Francesca Johnson, la mère de famille au foyer effleurant l’impossible amour dans Sur la route de Madison, de Clint Eastwood ; Joanna Kramer, l’épouse se disputant avec Dustin Hoffman la garde de leur enfant dans Kramer contre Kramer, de Robert Benton ; Sophie, l’héroïne brisée par son séjour dans les camps de concentration de Le Choix de Sophie, d’Alan J. Pakula ; Lindy, la mère accusée d’infanticide dans Un cri dans la nuit, de Fred Schepisi, et l’on en passe. Evoquer Meryl Streep, c’est ainsi charrier une série d’images gravées dans l’imaginaire cinéphile : Robert Redford lui lavant les cheveux dans le romantissime Out of Africa, de Sydney Pollack, où elle campait une inoubliable Karen Blixen ; la jeune femme esseulée attendant, dans une ville ouvrière de Pennsylvanie, le retour de son fiancé (Christopher Walken), parti pour un Voyage au bout de l’enfer avec Michael Cimino – un choix motivé par son désir de rester alors aux côtés de John Cazale, son compagnon et acteur du film, atteint d’un cancer sans espoir de rémission ; le double rôle de La Maîtresse du lieutenant français, de Karel Reisz ; le trio stellaire qu’elle formait avec Nicole Kidman et Julianne Moore dans The Hours, de Stephen Daldry. Et jusqu’à Margaret Thatcher dont, bien qu’elle fut loin d’en partager les idées – euphémisme ! -, elle sut traduire les expressions comme les intonations à l’écran dans La Dame de fer, de Phyllida Lloyd au point de presque faire oublier qu’il y avait là un navet particulièrement indigeste… C’est, il est vrai, le privilège des plus grand(e)s de ne pas se vautrer, même dans les circonstances les plus improbables – voir les musicals Mamma Mia ! et sa suite, Mamma Mia 2 : Here We Go Again !, qui sort en juillet prochain, ou Into the Woods, par exemple, baudruches inconsistantes où Mrs Streep se commit également sans dommage, mais, à vrai dire, que ne lui pardonnerait-on pas ?
Aller simple pour la légende
Si on a coutume de dire que Meryl Streep peut tout jouer, la jeune femme originaire du New Jersey ne se destinait pourtant pas au métier de comédienne, auquel elle aurait préféré une carrière de cantatrice. D’où, peut-être, un tropisme qui la verrait donner de la voix sans modération à l’écran, et dans les registres les plus divers encore bien, interprétant He’s Me Pal dans Ironweed (Hector Babenco) ou Amazing Grace dans Le Mystère Silkwood (Mike Nichols) , avant de camper une diva castafioresque dans Florence Foster Jenkins (Stephen Frears) , une chanteuse country dans A Prairie Home Companion, de Robert Altman, ou une rockeuse clonée sur Chrissie Hynde dans Ricki and the Flash (Jonathan Demme), sans même parler des comédies musicales précitées. D’où encore, qui sait, cette habitude qu’elle a de préparer ses rôles en musique, comme elle le confiait en 2006 au magazine Première : » Quand je travaille un rôle, je lui associe toujours un morceau de musique que j’utilise comme un mantra. L’écouter me permet de me concentrer et de retrouver le personnage dans n’importe quelle circonstance. » Dreams, de Fleetwood Mac, fera l’affaire pour Voyage au bout de l’enfer ; la symphonie n° 2 de Brahms pour Kramer contre Kramer, et il faudra attendre Le Diable s’habille en Prada, en 2006, pour qu’elle déroge à cette méthode.
De carrière dans l’art lyrique, il n’y eut donc point : un passage par la Yale School of Drama, et voilà Meryl Streep rattrapée par une vocation qui la conduit sur les planches avant d’éclater au grand écran. Les débuts n’ont rien d’un rêve hollywoodien cependant : alors qu’elle passe une audition pour King Kong, en 1976, elle entend le producteur transalpin Dino De Laurentiis dire à son fils » quelle mocheté ! » Le rustre ignore que la comédienne parle l’italien, et ravale ses mots lorsqu’elle lui répond dans la langue de Dante. De son propre aveu, sa première apparition, une scène à la dérobée face à Jane Fonda dans Julia, de Fred Zinnemann, où sa perruque fauve masque l’essentiel, restera une expérience à peine moins amère. L’actrice s’accroche pourtant, poussée par sa prestigieuse partenaire, et aligne une série de films qui assoiront sa réputation, Voyage au bout de l’enfer, Manhattan, de Woody Allen, et Kramer contre Kramer, avec déjà un premier Oscar : mieux qu’une carte de visite, un aller simple pour la légende. Tendance que confirmeront les années 1980, où La Maîtresse du lieutenant français, Le Choix de Sophie ou Out of Africa achèvent de la profiler en actrice hors norme, la meilleure de sa génération de l’avis de nombre d’observateurs.
La chance, vraiment ?
Unanimement saluée, Meryl Streep n’est pour autant pas du genre à se pousser du col, elle qui a plutôt tendance à attribuer sa réussite à la chance, en quoi on verra une marque d’élégance plutôt que de fausse modestie. Et qui constatait, au moment de recevoir son troisième Oscar, pour La Dame de fer, avoir eu » une carrière inexplicablement merveilleuse « . Qu’à cela ne tienne, ses partenaires ou les réalisateurs avec qui elle a travaillé se chargent de lui tresser des lauriers. Un échantillon ? Jonathan Demme, qui l’a dirigée à deux reprises, dans Un crime dans la tête et Ricki and the Flash, et qui nous confiait : » Meryl enrichit constamment son personnage, on ne peut l’empêcher de prendre des responsabilités en son nom, et personne n’y songerait d’ailleurs. Son éclat se voit à l’écran, et s’étend à sa préparation, dans ses moindres aspects. » Allusion aussi à un perfectionnisme qui la vit apprendre l’allemand pour Le Choix de Sophie, s’essayer au rafting pour le dispensable La Rivière sauvage, de Curtis Hanson, ou encore pratiquer le violon pour le sirupeux La Musique de mon coeur, de Wes Craven, quelques exemples empruntés à une liste vertigineuse, mais rien que de fort naturel à l’en croire. On ne sait d’ailleurs trop laquelle de ses qualités il convient de louer en premier : son professionnalisme, dont le perfectionnisme n’est que la facette la plus visible ; la finesse de son jeu ; l’étendue de son registre et cette capacité encore qu’elle a à se fondre dans les emplois les plus divers ; la densité émotionnelle de ses compositions. Bref, tout ce qui contribue à faire d’elle mieux qu’une actrice, l’actrice. Et cela, sans que le temps semble avoir de prise sur elle, sa longévité tenant pour ainsi dire du défi lancé à une industrie ayant fait de la péremption prématurée une règle cardinale.
Quand elle n’invoque pas la chance, Meryl Streep attribue pour partie sa réussite à sa persévérance, non sans porter un regard lucide sur le milieu cinématographique. Ainsi, lorsqu’on la rencontrait à la Mostra de Venise par un jour de septembre 1999, quand elle était venue y défendre La Musique de mon coeur : » Comment pensez-vous que j’ai encore une carrière si ce n’est en raison de ma persévérance ? On doit avoir la conviction que si on travaille dur, on atteindra ses objectifs. Beaucoup de femmes de mon âge se retirent du cinéma parce qu’on ne veut plus d’elles dans les films. On me demande souvent, par exemple, pourquoi je ne tourne pas plus de comédies, mais s’il arrive qu’on me propose des rôles amusants, la plupart de ceux que l’on destine aux femmes passé un certain âge sont terrifiants. Il y a quelques années, on m’a proposé trois rôles de sorcière ! Et quand un projet intéressant se présente, encore faut-il qu’un studio soit prêt à le financer. De temps à autre, on trouve un rôle offrant la possibilité de se renouveler, mais il faut avoir des alliés : si La Musique de mon coeur s’est fait, c’est parce que Wes Craven souhaitait le tourner, et qu’il était fort courtisé dans la perspective du troisième volet de Scream ( NDLR : franchise de films d’horreur à succès lancée par le réalisateur en 1996). Je suis heureuse de continuer à travailler, mais beaucoup d’actrices de mon âge n’ont pas cette chance. Voilà aussi pourquoi je suis attirée par des personnages qui ne renoncent pas. »
Près de vingt ans plus tard, l’actrice est toujours présente, inoxydable pour ainsi dire. Bien qu’elle répugne à le dire elle-même, le secret de ce parcours inscrit dans la durée réside aussi, voire surtout, dans un talent qu’elle assortit d’un flair le plus souvent aiguisé. Celui qui la pousse, par exemple, à s’aventurer dans des projets plus risqués, comme Adaptation, de Spike Jonze, ou Deux en un, des frères Farrelly ; à se réinventer en nonne le temps de Doute, de John Patrick Shanley, ou à enfin tâter du western dans The Homesman, de Tommy Lee Jones ; à accompagner l’engagé Lions et agneaux de Robert Redford, ou à jouer les mères abusives dans Un été àOsage County, de John Wells ; à prêter son timbre à la fée bleue de AI : Intelligence Artificielle, de Steven Spielberg, puis à la renarde du Fantastic Mr. Fox, de Wes Anderson, tant il est vrai aussi que ses ressources sont en apparence inépuisables. Ce que l’on pourrait appeler le Streep art, en somme.
Actrice et femme modèle
Sa munificence à l’écran en a d’ailleurs fait le modèle d’innombrables comédiennes. Constat accueilli avec son habituelle modestie : » Je suis très flattée que de jeunes actrices se réfèrent à mon travail. Je me souviens avoir découvert Geraldine Page sur scène alors que j’étais étudiante. La voir dans une seule pièce m’a donné de l’inspiration pour les années à suivre, pendant lesquelles j’ai souvent pensé à elle. Je suis très heureuse de pouvoir apporter cela à quelqu’un, même si chacun doit mener sa propre existence. »
La sienne, d’existence, s’épanouit dans la discrétion, bien loin du cirque hollywoodien. On la sait mariée à Don Gummer, avec qui elle a eu quatre enfants, dont trois, Henry, Mamie (avec qui elle a joué dans Ricki and the Flash) et Grace (qui partageait avec elle l’affiche de The Homesman) sont acteurs, la quatrième, Louisa Jacobson, étant mannequin. A côté de quoi elle a su concilier comme peu d’autres carrière et vie privée, au point d’apparaître, là encore, comme une source d’inspiration pour nombre de stars. Ainsi de Anne Hathaway, qui fut sa partenaire dans Le Diable s’habille en Prada, et qui s’exclamait, alors qu’on l’interrogeait sur les inconvénients de la célébrité : » Meryl Streep, qui est sans doute l’une des femmes les plus aisément reconnaissables sur cette planète, accompagne ses enfants à l’école, cuisine, lit, visite des musées, va au cinéma, c’est possible. Il s’agit de Meryl Streep, la meilleure actrice de l’histoire, et elle mène une vie on ne peut plus normale. Je ne vois donc pas pourquoi je ne pourrais pas y arriver… »
Son engagement de longue date, enfin, en fait, lui aussi, une icône, n’en déplaise à Rose McGowan qui s’était répandue en propos peu amènes à son endroit récemment, l’accusant de n’avoir pas pu ignorer les agissements d’Harvey Weinstein, à quoi l’actrice a opposé un démenti ferme et définitif. Et pour cause : elle n’a pas attendu la vague féministe déferlant aujourd’hui sur Hollywood pour critiquer le peu de cas que l’industrie fait des femmes, parmi d’autres prises de position en ce sens. La réalisatrice Sarah Gavron ne s’y est pas trompée, qui lui a confié le rôle d’Emmeline Pankhurst, figure historique du féminisme britannique, dans Suffragette, en 2015 : » Nous voulions une icône pour cette scène, et Meryl Streep est une actrice tellement puissante. Elle avait l’âge approprié, et a toujours été une grande avocate du droit des femmes, au sein de l’industrie du cinéma et au-delà. Et c’est une formidable actrice, capable de tout faire. »
En un mot comme en cent, exemplaire. Au vrai, devrait-elle passer à côté d’un quatrième Oscar dimanche soir, que cela n’aurait guère d’importance, chacun, contempteurs comme zélateurs, s’accordant pour considérer que Meryl Streep restera à jamais incomparable…
La Forme de l’eau, de Guillermo Del Toro, ou Les Panneaux de la vengeance, de Martin McDonagh ? A quelques jours de la 90e cérémonie des Oscars, ce 4 mars au Dolby Theater de Los Angeles, les candidats à la succession de Moonlight, de Barry Jenkins, semblent se limiter à ces deux films. Si le premier, fort de ses treize nominations, part objectivement favori, le second était ressorti voici quelques semaines grand gagnant des Golden Globes, généralement considérés comme un bon indicateur de tendance. On pourrait aussi se diriger vers un panachage (meilleur film aux Panneaux de la vengeance et meilleur réalisateur à Del Toro, par exemple), à moins, bien sûr, que Greta Gerwig, portée par la vague féminine déferlant sur Hollywood, ne vienne mettre tout le monde d’accord avec son Lady Bird. Côté prix d’interprétation, c’est non moins la bouteille à encre : Gary Oldman devrait enfin être sacré pour son incarnation de Winston Churchill dans Les Heures sombres, récompense que pourrait toutefois lui contester Daniel Day-Lewis, exceptionnel pour ses adieux dans Phantom Thread. Et si Meryl Streep briguera une quatrième statuette pour Pentagon Papers, Frances McDormand ( Les Panneaux de la vengeance) ou Sally Hawkins ( La Forme de l’eau) font des candidates non moins sérieuses, une même incertitude planant sur les seconds rôles. Verdict le 5 mars à l’aube, en espérant ne pas revivre l’incroyable pataquès de l’édition 2017, lorsque La La Land avait été déclaré meilleur film en lieu et place de Moonlight…
Nommée vingt-et-une fois fois à l’Oscar, seize en qualité de meilleure actrice, cinq comme meilleur second rôle féminin – une série entamée dès 1979 avec Voyage au bout de l’enfer, de Michael Cimino, et plus que jamais en cours, puisqu’elle vient d’aligner quatre nominations sur les cinq dernières années -, Meryl Streep est naturellement la recordwoman absolue en la matière. L’actrice n’est jamais restée plus de cinq ans, soit le laps de temps séparant Bons baisers d’Hollywood, de Mike Nichols, en 1991, et Sur la route de Madison, de Clint Eastwood, en 1996, sans figurer parmi les heureuses finalistes. Elle a par ailleurs transformé l’essai à trois reprises, obtenant l’Oscar du meilleur second rôle féminin pour Kramer contre Kramer, de Robert Benton, en 1980 ; celui de la meilleure actrice pour Le Choix de Sophie, d’Alan J. Pakula, en 1983, et La Dame de fer, de Phyllida Lloyd, près de trente ans plus tard, en 2012, égalant en cela Ingrid Bergman (consacrée pour Hantise, de George Cukor, Anastasia, d’Anatole Litvak, et Le Crime de l’Orient-Express, de Sidney Lumet). Katharine Hepburn reste toutefois la seule comédienne à avoir été couronnée à quatre reprises, son règne s’étendant de Morning Glory, de Lowell Sherman, en 1934, à La Maison du lac, de Mark Rydell, en 1982, Le Lion en hiver, d’Anthony Harvey, et Devine qui vient dîner, de Stanley Kramer, lui ayant valu ses deux autres statuettes…
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