Mélenchon, du témoignage au plébiscite
Il était le candidat de la vraie gauche, il veut désormais incarner le peuple qui souffre. Depuis 2012, Jean-Luc Mélenchon a changé. La philosophe belge Chantal Mouffe y est pour quelque chose.
Et si la Sambre avait changé le destin de Jean-Luc Mélenchon ? Pas parce que c’est, dit-on, sur ses rives, à Presles, que les derniers Républicains de Rome anéantirent les Nerviens de Boduognat, allégorie de l’obtus barbare, non. Pourtant Mélenchon le stoïcien les aime, ces probes Romains de la République : il se décrit souvent en Cincinnatus, chef de guerre à la retraite, qui n’en sortit que quelques semaines, le temps de sauver Rome de la haine des Eques avant de retourner à ses champs. Pas non plus parce que c’est là aussi, à Fleurus, en juin 1794, que les armées d’une autre République, la sienne, celle surgie de sa Grande Révolution, y rossèrent définitivement une soldatesque alliée, germanique, hollandaise et britannique, pour assurer la pérennité du nouveau régime français, non. Pourtant Mélenchon le jacobin les adore, ces vertueux sans-culottes de la Révolution : jamais il n’est si lyrique qu’à l’évocation de Robespierre, l’Incorruptible.
Rien de tout cela
Si les eaux calmes de la Sambre ont infléchi le cours de l’existence de ce fleuve si peu tranquille, celui où vogue la vedette de La France insoumise, c’est simplement parce que c’est à Lambusart, tout petit village minier de l’entité de Fleurus, qu’a grandi sa muse. Et que celle-ci a contribué à un changement stratégique qui, quel que soit le résultat des premier et deuxième tours de la présidentielle, aura porté d’intéressants fruits politiques. L’inspiratrice de Jean-Luc Mélenchon, et avant lui des Indignés espagnols, est une philosophe septuagénaire qui enseigne désormais à Londres après avoir étudié à Louvain, à l’Ecole normale supérieure de Paris et à l’université d’Essex, et beaucoup milité en Amérique latine : Chantal Mouffe. Veuve d’un autre philosophe, Ernesto Laclau, elle dénonce un consensus factice imposé par le libéralisme contemporain, et prône, pour le contrer, un modèle adversarial, un populisme de gauche, qui romprait avec la rhétorique socialiste traditionnelle, celle de la lutte des classes.
En 2012, la candidature de Jean-Luc Mélenchon rassemble 11 % des suffrages au premier tour. Un grand succès, au terme d’une campagne dite de témoignage, au cours de laquelle le député européen a réconcilié la gauche avec ses thématiques et ses symboles. Il est alors coprésident du Parti de gauche, allié dans le Front de gauche au Parti communiste, porte les couleurs de la vraie gauche, surtout le rouge, qu’agitent ses nombreux partisans à chacune de ses apparitions, invariablement conclues par L’Internationale. Sa proposition phare est alors du registre classique de la gauche égalitaire : au-delà de 360 000 euros annuels, » je prends tout « , dit-il goulûment, paraphrasant du reste Georges Marchais.
En 2013, Jean-Luc Mélenchon et Chantal Mouffe se rencontrent à Buenos Aires. Jean-Luc Mélenchon, bien sûr, est déjà sensible à la fougue populiste de la gauche latino-américaine : en 2010, son livre Qu’ils s’en aillent tous ! (Flammarion) reprenait, textuellement, la phraséologie chaviste. Mais Chantal Mouffe achève de le convaincre, lui le vieux socialiste qui » ne passe pas un jour sans citer Marx. C’est obsessionnel » – comme l’écrit Marion Lagardère dans Il est comment, Mélenchon, en vrai ? (Grasset) -, d’abandonner ces références pas nécessairement fausses, mais connotées. » Au total, Chavez, Correa, Mujica, Laclau et Mouffe ont libéré ma parole et mon imaginaire politique « , explique-t-il dans Le Choix de l’insoumission (Seuil), long entretien autobiographique. A la fin de l’été 2016, il invite Chantal Mouffe à débattre avec Roger Martelli, historien et ancien dirigeant du PCF, aux journées d’été de son Parti de gauche. La confrontation entre les deux argumentaires, celui qui oppose un peuple à une caste, et celui qui oppose des travailleurs à des capitalistes, renforce le vieux socialiste dans ses nouvelles certitudes. » Martelli était plein de bonne volonté mais sa vision marxiste traditionnelle était totalement opposée à celle de Mouffe, qui appelle à dépasser le vieux clivage entre la classe ouvrière et la bourgeoisie. On se prenait tous la tête à deux mains en observant le spectacle « , lit-on encore dans Le Choix de l’insoumission.
Il a alors, déjà, choisi de faire campagne sur ce ton. Plus au nom d’appareils et de structures qu’il sait décrédibilisées, mais en celui de la masse indistincte des gentils qui souffrent tandis que les méchants se gavent.
La France insoumise a succédé au Front de gauche, le tricolore au rouge sang »
Sa France insoumisen’est pas un parti, et ne doit surtout pas s’en donner l’air. Son programme est de gauche mais il ne doit pas trop le dire. La France insoumise succède au Front de gauche, le tricolore au rouge sang, et La Marseillaise à L’Internationale. La mesure phare d’un programme, qui n’a pourtant guère changé depuis 2012, celle qu’il lance à chaque apparition télévisée, si brève fût-elle, n’est plus le plafonnement des revenus, mais une bien moins orientée aspiration à une VIe République, dessinée par une assemblée constituante citoyenne. Mélenchon rassure les gens, comme il appelle désormais ses partisans, alors qu’il électrisait naguère ses camarades. Beaucoup sont les mêmes. Mais pas tous.
C’est que dans une campagne dont les échanges d’idées sont étouffés par les scandales et éventés par les deux primaires, cette tactique, celle de la vertu républicaine, paie. Celle » de proposer une perspective capable de créer une volonté collective, un « nous » qui cristallise des affects communs et les mobilise dans la direction d’un approfondissement de la démocratie. Car c’est bien là l’objectif de Jean-Luc Mélenchon : fédérer le peuple, créer une volonté collective autour d’un projet de révolution citoyenne, afin de rédiger une nouvelle Constitution qui ouvre davantage le débat et facilite l’expression de la souveraineté populaire « , écrivait Chantal Mouffe dans Le Monde du 16 avril.
Jean-Luc Mélenchon était un témoin, celui d’une gauche authentique dressée contre d’anciens camarades coupables de tous les reniements, forcément vouée à la protestation minoritaire. Il est désormais un sauveur de la République qui aspire au plébiscite. Il a pu réunir certaines conditions d’un ralliement majoritaire en son nom, si bien que Benoît Hamon croit y lire, comme il l’a déclaré à Libération, une tentation césariste. Un César qui devra, fût-il couronné empereur, faire élire en juin une majorité de députés à l’Assemblée nationale. Pour ça, il devrait gagner les élections législatives. Et nouer, avec la gauche qui est restée son camp, des accords de structure. Sans quoi le dernier président de la Ve République ne servirait à rien. Comme un Cincinnatus qui aurait perdu contre les Eques.
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