Martin Wolf © Jonas Lampens

Martin Wolf: « Les banques sont plus nuisibles que les centrales nucléaires »

Michel Vandersmissen Journaliste pour Knack

Vendredi, la KuLeuven décernera un doctorat d’honneur à Martin Wolf, le journaliste britannique économique le plus influent du monde. Notre confrère de Knack lui a parlé du Brexit, d’une possible réplique de la crise bancaire et de l’avenir de l’Europe. « Alors que l’économie recommence justement à mieux tourner, notre démocratie est en récession. »

Dans une de vos chroniques, vous écriviez: « Les Britanniques qui sont contre le Brexit, sont traités comme des traîtres à la patrie. »

Martin Wolf: Les pro-Brexit nous reprochent de ne pas être patriotes, parce que nous voulons rester dans l’Union européenne. Récupérer la souveraineté britannique : d’après eux, c’est primordial pour les Britanniques. Et si vous n’êtes pas d’accord, on vous traite de traître ou de saboteur. C’est une pensée stupide, car le Royaume-Uni doit une partie importante de sa prétendue souveraineté et influence dans le monde à l’UE. Après le Brexit, notre influence diminuera, elle ne croîtra pas.

Lors de votre conférence à Louvain, vous parlerez aussi de notre démocratie. D’après vous, elle est en récession.

Wolf: Alors que l’économie recommence à tourner, oui. Larry Diamond, professeur d’économie à l’Université de Stanford, a été le premier à lancer cette assertion. Et il a raison, révèle un nouveau rapport de l’ONG américaine Freedom House sur l’état de la démocratie dans le monde. Pour la douzième année consécutive, le nombre de pays où la démocratie s’érode est plus élevé que le nombre d’états où elle est renforcée. Regardez la Turquie, la Russie, les Philippines, la Thaïlande, etc. ou prenez le président américain Donald Trump, un raciste peu respectueux des valeurs démocratiques. Il y a également plusieurs états-membres, tels que la Hongrie et la Pologne, où le nationalisme, le populisme et la xénophobie gagnent en puissance. Il en va de même en Autriche, avec son nouveau gouvernement d’extrême droite. Et qu’attendre des élections qui ont lieu cette année en Italie ?

Le danger existe-t-il que les mauvaises décisions politiques freinent le redressement économique naissant ?

La vision optimiste est la suivante: à mesure que l’économie tournera mieux et que le chômage diminuera, plus de personnes se sentiront plus en sécurité et seront moins angoissées. Cela pourrait extraire l’extrémisme de la politique. Le regard pessimiste, c’est effectivement que les bévues politiques déclenchent quelque chose de terrible, comme une guerre. Et une guerre commerciale, c’est aussi une guerre.

Êtes-vous un pessimiste ou un optimiste?

Disons-le ainsi: les décisions que prendront nos politiciens au cours des cinq à dix années à venir seront décisives pour notre démocratie. Nous devons convaincre la population que l’économie peut fonctionner à son avantage. Elle ne l’a pas toujours fait. Ces dix dernières années, la plupart des gens n’ont presque pas vu augmenter leur revenu, alors que les superriches ont considérablement profité de la globalisation. Le sentiment d’abandon éprouvé par certaines personnes est encore renforcé par une série d’éléments sur lesquels nous n’avons pas d’emprise : la montée de la Chine, par exemple, ou le développement de robots et de l’intelligence artificielle. Le protectionnisme n’est pas la bonne réponse à ces évolutions, car une grande partie de notre prospérité vient de la globalisation.

Et quelle est la bonne réponse?

Nous devons adapter le système. Nous devons lever des impôts d’une autre façon. Nous devons organiser les entreprises différemment. Il est urgent de distribuer la prospérité équitablement. Et si la robotisation se poursuit, nous devons peut-être envisager un revenu de base universel.

À quel point le Brexit est-il nuisible pour l’économie britannique?

Extrêmement nuisible. L’auto-assemblage par exemple est très important pour le Royaume-Uni, mais je crains que la plupart des fabricants quittent le pays après le Brexit. Cela coûtera des dizaines de milliers d’emplois.

Et pourtant, ces dernières semaines je suis devenu un peu plus optimiste.

Pourquoi ?

Theresa May m’a surpris. Sincèrement, je n’avais pas pensé qu’elle réussirait à conclure un préaccord avec Bruxelles sur les droits civiques des Européens du Royaume-Uni. Elle a même convaincu son Parti conservateur de payer des milliards de livres pour la séparation. Ce n’est pas une prestation anodine. Les adeptes purs et durs du Brexit se plaignent de la dureté de Bruxelles, mais soyons honnêtes : nous avons décidé de quitter l’Union, et donc c’est à nous d’en subir les conséquences.

Il y a dix ans, la faillite abrupte de la banque d’affaires américaine Lehman Brothers a provoqué une profonde crise économico-financière. Cette histoire peut-elle se répéter ?

(sans la moindre hésitation) Évidemment. Mais quand ? Prédire cinq des deux crises suivantes : voilà en quoi nous sommes bons. (rires) Je crains que beaucoup de crises soient inhérentes à notre système financier. Je ne m’attends pas tout de suite à une nouvelle crise, mais le fatras de la précédente n’est pas encore balayé : il se peut qu’il y ait encore une réplique. Par exemple si les taux d’intérêt remontent trop rapidement et que le problème de dettes ressurgit.

Les réformes de ce système financier sont-elles suffisamment poussées?

Non. Le monde bancaire est dominé par vingt-cinq banques gigantesques plus grandes encore qu’avant. Les anciennes structures sont restées en grande partie intactes. Ici et là, le système financier a été renforcé, par exemple en prévoyant de plus grandes réserves. Mais celles-ci ne sont pas encore assez grandes, et le système porte en lui toutes les caractéristiques pour dégénérer en nouvelle crise, telles que les gros bonus qui incitent les banquiers à prendre des risques irresponsables. Les produits bancaires toxiques sont également de retour.

Le système exige des marges bénéficiaires irréalistes, de 15% et plus, alors que 5% devraient suffire, car au fond une banque est un prestataire de services publics. Cependant, il faut beaucoup de courage pour un banquier pour s’y opposer. Jamie Dimon, le CEO de la banque d’affaires américaine J.P. Morgan, est l’un d’eux. Mais nous ne devons pas uniquement regarder les États-Unis. En Europe aussi, certaines banques sont mal dirigées, telles que Fortis, Dexia, ING, ABN AMRO et la Deutsche Bank.

Vous avez écrit un jour qu’il faudrait contrôler une banque comme une centrale nucléaire.

Non, il faut mieux contrôler les banques. Elles sont beaucoup plus nuisibles. Les centrales nucléaires sont assez sûres. En cinquante ans d’existence, il n’y a eu que quelques incidents. Et même lors de la pire catastrophe nucléaire, à Tchernobyl, il y a eu relativement peu de victimes. Ces dégâts sont triviaux, comparés à ce que peut provoquer une grosse crise bancaire.

Après la crise, 65% en moyenne de la population des pays occidentaux gagnait soit la même chose, soit moins. En quelle mesure la crise bancaire a-t-elle provoqué cette stagnation de salaire ?

C’est difficile de le calculer avec précision, mais c’était un facteur important. Aujourd’hui, l’économie des pays développés est réduite d’un sixième par rapport à ce qu’elle aurait été sans la crise bancaire. C’est une perte colossale, plus grande que la perte causée par la plupart des guerres. Nous n’allons probablement jamais rattraper ce retard.

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