Mari ou carrière ? Le blues des Chinoises célibataires de plus 25 ans, victimes de la pression sociale et familiale
La journaliste américaine Roseann Lake lève le voile sur la pression sociale subie par les femmes diplômées mais pas mariées de plus de 25 ans.
En 2009, comme ses collègues de la télévision privée chinoise, Roseann Lake, 25 ans, était diplômée, indépendante et célibataire. Mais elle était aussi blonde, américaine, et loin de se douter des angoisses de toutes ces jeunes Chinoises de talent qui subissent une énorme pression sociale et familiale pour se marier. Alors, la journaliste, aujourd’hui à The Economist, a enquêté. Des centaines d’interviews plus tard, elle dépeint dans Casse-tête à la chinoise : mari ou carrière ? (1) l’étonnant paysage d’un pays sous emprise.
A quel moment vous est venue l’idée d’enquêter sur les femmes célibataires de Chine ?
C’était juste après le Nouvel An chinois, lorsque j’ai vu toutes mes collègues célibataires de 25 ans faire grise mine. Elles m’ont expliqué comment, de retour chez leurs parents, elles avaient essayé d’éviter les voisins ou leurs anciennes camarades de classe, qui tourbillonnaient entre mari, enfant et beaux-parents – 30 % des femmes de 25-30 ans vivant en ville ne sont pas mariées. On les appelle les sheng nu, les » femmes périmées « , ou encore, en anglais, les leftovers. Le mot n’est pas très agréable, mais il n’est pas que négatif, il correspond aussi à un état d’esprit, à une force intérieure qui permet de s’opposer à une chose qu’on ne veut pas faire ou pour laquelle on n’est pas encore prête. Pris comme cela, leftover signifie finalement avoir une espèce de superpouvoir.
La pression du mariage est-elle récente ?
Elle est très ancienne. C’est la façon d’organiser un si grand pays que de le ranger dans des petits blocs qui s’appellent les familles. La maison est un modèle miniature de l’Etat. A maison harmonieuse, nation harmonieuse. Mais la politique de l’enfant unique, lancée en 1979, a compliqué l’équilibre démographique et changé la nature des femmes car, malgré les multiples infanticides et avortements, elle a débouché, dans les grandes villes en tout cas, sur la première génération de filles uniques. Leurs parents se sont sacrifiés pour leur assurer une bonne éducation, un diplôme et les moyens matériels de s’élever dans la société… avant de leur demander de changer brutalement de cap et de se marier. Comme la culture filiale est très importante en Chine, les jeunes femmes sont prêtes à négocier, mais il y a une ligne rouge qu’elles ne veulent pas franchir : le mariage avec n’importe qui, juste pour faire plaisir.
D’où vient ce décalage entre les générations ?
Leurs parents ont été élevés durant la Révolution culturelle, ils ont dû réprimer leurs sentiments et choisir un partenaire, un » compagnon d’armes « . En Chine, le mariage s’est toujours effectué entre deux familles, pas entre deux personnes. Aujourd’hui, la génération des années 1960 pense qu’il est fou de construire sa vie sur quelque chose d’aussi éphémère que l’amour ou les sentiments. Ce qui compte, c’est l’appartement, le terrain, l’entreprise… Et puis, vu la faiblesse du système social chinois, si votre enfant se marie bien, votre retraite sera assurée.
Le problème, c’est que les femmes doivent trouver un homme à éducation et statut social meilleurs que les leurs…
En effet. Or, les hommes de ce niveau sont très peu nombreux, c’est un véritable casse-tête. Le paradoxe, c’est qu’à la campagne, il y a un surplus d’hommes pauvres et sans instruction, restés pour s’occuper de la ferme familiale. On les appelle les guang gun, les » branches nues « . En 2020, il y aura 30 millions d’hommes de plus que de femmes en âge légal de se marier.
Les sites de rencontre en ligne se multiplient. Sont-ils efficaces ?
Non, pas vraiment, car les parents s’en mêlent en se faisant passer pour leur fille. De même, les grands-parents vont tous les dimanches dans les parcs, hauts lieux de rendez-vous matrimoniaux, pour » vendre » leurs petits-enfants, fiche détaillée en main. Il arrive que cela marche, les jeunes cochent la case mariage, mais divorcent très vite, ce qui est toujours mieux perçu que de n’avoir jamais été marié. Evidemment, l’idéal, c’est la naissance d’un enfant. Les grands-parents vont pouvoir parader avec lui, impressionner leurs amis !
Pour autant, les mères célibataires et les enfants nés hors mariage ont très peu de droits, écrivez-vous…
Oui, mais là aussi cela bouge. En tout cas, à Pékin et à Shanghai, où, depuis dix mois, les femmes célibataires ne doivent plus acquitter d’amende et peuvent obtenir un permis de résidence. De même, cela pourrait bientôt évoluer du côté du congé de maternité. Enfin, quelques grandes entreprises financent leurs employées désireuses d’aller faire congeler leurs ovocytes à l’étranger afin de ne pas les perdre.
Et le gouvernement ne dit rien ?
Non, car depuis la fin de la politique de l’enfant unique, en 2015, la démographie n’a pas explosé, loin de là. Avant, il était facile, à coups de stérilisation forcée ou d’amendes, de contrôler la natalité à la baisse, mais comment garantir deux enfants par couple ? La seule chose qui fait bondir le taux de naissance en Chine, c’est l’année du Dragon, car tout le monde veut un petit dragon. Mais cela n’arrive qu’une fois tous les douze ans…
Vous écrivez aussi que les universités usent de procédés discriminatoires envers les étudiantes…
En effet, pour accéder à certaines disciplines, scientifiques par exemple, les universités exigent des filles des dossiers meilleurs que ceux des garçons. Les facultés pensent à leur prestige, qui dépend des futures situations de leurs diplômés, or les étudiants auront plus de propositions que les étudiantes… Reste un paradoxe que j’ai du mal à expliquer : c’est en Chine, pays totalement contrôlé par les hommes, que l’on trouve le plus de self-made-women milliardaires au monde. Cela provient peut-être de la Révolution culturelle : on avait alors besoin de bras, de beaucoup de bras, peu importait le sexe. Aujourd’hui, la situation est moins tendue, on a tendance à remercier les femmes et à les renvoyer dans leur foyer. Mais, une fois en place, il est difficile de les déloger. D’autant que, fort habiles pour donner le change, elles s’entourent d’hommes qui leur font office de prête-noms ; et puis, ayant compris qu’elles ne pouvaient pas parler aux hommes d’égal à égal, elles font comme si elles se contentaient d’apporter des conseils, les hommes se sentent moins attaqués. L’expression » une main de fer dans un gant de velours » leur va très bien. On peut beaucoup apprendre des Chinoises. Oui, beaucoup.
Vous semblez en fin de compte assez optimiste ?
Oui, les jeunes femmes d’aujourd’hui ont plus de possibilités que celles de n’importe quelle génération avant elles, mais, en même temps, elles doivent lutter pour obtenir ce droit, basique, de choisir de se marier ou non. Finalement, ces combattantes sont plus fortes que les » branches nues « , ces hommes condamnés à acheter des femmes en Thaïlande, au Cambodge ou au Vietnam. C’est pour eux qu’il faut s’inquiéter dans l’avenir ! Pas pour les femmes.
(1) Casse-tête à la chinoise : mari ou carrière ?, par Roseann Lake, François Bourin, 320 p.
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