Marche contre les armes: « Cette semaine, j’ai montré à mes élèves où se cacher d’un tireur »
Les nombres précis ne sont pas encore connus, mais samedi dernier, des centaines de milliers de personnes ont manifesté contre les armes à feu à Washington DC. Reportage de notre correspondant sur place.
David donne cours dans une école primaire du Maryland. « Cette manifestation va-t-elle changer quelque chose ? », se demande-t-il. « Le lobby des armes est si fort. Ce pays adore les armes. Sincèrement, je ne sais pas. Il faut que nous soyons tellement nombreux pour que les élus s’inquiètent. »
« La semaine dernière, j’ai encore fait faire un exercice d’armes à mes élèves – où trouver les endroits les moins éclairés – où se cacher si un tireur entre dans la classe. De mon temps, on avait des exercices d’évacuation pour les incendies, éventuellement les ouragans. Maintenant, on apprend aux élèves à ignorer l’alerte au feu. Ils doivent attendre qu’un enseignant confirme qu’il y a un incendie avant de fuir. Maintenant, nous partons du principe qu’un tireur a déclenché l’alarme ».
Tous les mois, il pratique ce genre d’exercices. Il porte un panneau : « Je ne peux pas enseigner avec une arme ».
« Je ne me fais pas confiance avec des ciseaux »
Oui, dit-il, « c’est le nouveau remède miracle, y compris de la part du président Trump: armez les enseignants. Comme si je pouvais abattre un élève, même un élevé dangereux et armé. Je ne me fais pas confiance avec des ciseaux, comment pourrais-je gérer une arme ? »
Il approuve totalement les exigences de cette manifestation : interdiction d’armes offensives, relève de l’âge pour l’achat d’une arme à 21 ans, meilleure analyse des antécédents de celui qui achète une arme. « Et davantage d’accompagnement psychique à l’école, pas de permis de port d’armes pour les personnes atteintes de problèmes psychiques. Si on trouve de l’argent pour armer les enseignants, alors pourquoi n’y a-t-il pas d’argent pour l’accueil de jeunes à problèmes ? »
Certains, comme David, s’inquiètent du nombre de manifestants. D’autres se frottent les yeux parce qu’enfin des centaines de milliers d’Américains dans la capitale descendent dans la rue pour dénoncer la violence armée dans leur pays (et des centaines de milliers de plus dans le reste du pays).
Et tout cela à l’initiative de lycéens de la Marjorie Stoneman Douglas High School de Parkland, en Floride, qui ont mis leur exercice en pratique le jour de la Saint-Valentin. Quatorze écoliers et 3 adultes ont été abattus par un ancien élève de 19 ans.
Ce qui ne s’est pas fait pour les innombrables massacres précédents a lieu aujourd’hui. Les élèves de 15 à 18 ans font front. Ils deviennent des héros nationaux, comme Emma Gonzalez qui peu après le massacre a dénoncé le ‘BS’ (bullshit) des politiciens et du lobby d’armes. Ici et là, on entend le slogan « Emma for president ». Les élèves ont déjà organisé un rassemblement de milliers de jeunes et veulent continuer à manifester pour commémorer leurs camarades tués.
Le jour du rassemblement, Gonzales, âgée de 18 ans, a laissé planer un silence de plomb de 6 minutes et 20 secondes – le temps que le tireur a pris pour tuer 17 personnes de son école. Ensuite le tireur a quitté l’école et a passé une heure en liberté avant d’être arrêté.
« Je ne peux même pas louer une chambre d’hôtel »
Qu’est-ce qui fait que ces lycéens ont réussi ce qui a échoué après les fusillades à Columbine ou Sandy Hook ?
Ils sont capables de s’exprimer, ils manient aisément les réseaux sociaux, ils vivent dans une petite communauté prospère, assez solidaire, à la fois prête au compromis et résolue à changer les choses. Les élèves sont des porte-parole particulièrement sympathiques, et vus les circonstances, crédibles. Certains commentateurs de Fox News ont essayé un temps de les dépeindre comme des marionnettes de politiciens, ou de parents radicaux, ou d’organisations anti-armes. En vain : la tragédie personnelle, l’engagement personnel des écoliers est indéniable.
« J’ai 17 ans, je ne peux même pas louer une chambre d’hôtel moi-même », déclare l’un des organisateurs de Parkland sur MSNBC. Son groupe est entouré de parents et de sympathisants, de bailleurs de fonds célèbres tels qu’Oprah Winfrey et George Clooney. Même la superstar Taylor Swift, pourtant furieusement apolitique, soutient leurs actions, en mots et en argent.
53% des écoliers ont peur
Et leur réalité se ressent dans les rues de Washington.
Vendredi, le quotidien USA Today a publié les résultats d’une enquête réalisée auprès de jeunes âgés de 13 et 24 ans qui révèle que la violence scolaire représente de loin la plus grande inquiétude des élèves. 53% du groupe âgé de 13 à 17 ans sont très inquiets par la violence armée, 32% dans le groupe de 18 à 24 ans.
19% du groupe total ne se sentent pas en sécurité à l’école. 25% considèrent qu’il y a un risque modéré qu’un condisciple amène une arme à l’école. 15% estiment que le risque de fusillade dans leur école est élevé.
Âgée de 16 ans, Yoni explique qu’elle ressent cette peur. « Cette semaine, l’alarme a retenti dans la bibliothèque scolaire. Je me suis dit tout de suite, un tireur, ma dernière heure est arrivée. C’est la première chose qui m’a traversé l’esprit. C’était une fausse alarme. Semaine après semaine, nous voyons des exemples de violence d’arme dans la rue ou les écoles. On ne peut prétendre que nous inventons cette peur. C’est réel. Mes parents s’inquiètent de la violence scolaire. Mes professeurs s’inquiètent. Et manifestement, nous sommes le seul pays développé, où des élèves vivent cela à cette échelle. »
La plupart des manifestants, des jeunes, mais aussi beaucoup de personnes plus âgées et des parents sont focalisés sur la loi sur les armes, sur le rôle de la National Rifle Association, sur « l’achat » de politiciens.
Jim, chercheur en oncologie, se tient à quelques rues de la grande manifestation, tout seul, avec une photo. Il montre l’une des victimes de Sandy Hook, la petite Olivia Engel, âgée de six ans.
« Je suis la règle du petit père Staline. Ce dernier a dit un jour : un mort est une tragédie, un million de morts sont une statistique. J’espère que cette image montrera la tragédie et l’absurdité ».
Cela servira-t-il à quelque chose ?
« Après aujourd’hui, je suis un peu moins désespéré, ce qui ne signifie pas que j’attends le meilleur. Les jeunes gens me donnent de l’espoir, le manque d’ardeur de ma propre génération me fait douter de leur espoir ».
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