Malgré la guerre, danseurs ukrainiens et russes continuent à collaborer en Allemagne (reportage)
De nombreux danseurs ukrainiens et russes, en désaccord avec la politique du Kremlin, sont accueillis à bras ouverts en Allemagne. Une façon de parfaire leur formation et de perpétuer un patrimoine malgré la guerre.
Six jeunes garçons en costume noir, torse nu, roulent à même le sol jonché de copeaux de plastique noir au son du Petit requiem pour une polka du compositeur polonais Henryk Górecki… Trois jeunes filles vêtues de blanc, chaussons aux pieds, s’approchent du groupe. Des couples se forment tandis que sonnent les cloches lugubres de la fin du requiem… Les danseurs, pour la plupart très jeunes, sont allemands et ukrainiens, réunis dans le cadre d’un projet lancé par le Ballet de Hambourg. Un spectacle est né en moins de dix jours, For The Air That We Breathe, pour «permettre aux danseurs ukrainiens de faire ce dont ils ont le plus besoin: danser», précise la direction du Ballet.
La Russie et l’Ukraine sont le berceau de la danse classique, la plupart des enfants suivent des cours pendant un certain nombre d’années.
Le clou de la soirée est un pas de deux du chorégraphe maison John Neumeier, dansé au son de Où sonnent les fières trompettes, de Gustav Mahler. «Je suis tellement heureux qu’on ait pu organiser cette soirée avec des danseurs ukrainiens qui ont fui la guerre, qu’on puisse être ensemble sur scène», se réjouit, la voix tremblante d’émotion, le danseur étoile de Hambourg Alexandre Riabko, qui interprète le pas de deux avec sa partenaire Silvia Azzoni. «Nous accueillons depuis quelques semaines une danseuse et son enfant de 2 ans, et trois hommes, qui viennent tous du ballet de l’Opéra national de Kiev. Quinze autres danseurs actuellement en tournée en Italie doivent nous rejoindre. Certains ont fui dans des conditions très éprouvantes. Ils sont logés ici, et en sécurité.»
Un petit univers
Alexandre Riabko, 44 ans, formé en Ukraine, vit en Allemagne depuis 1996. Le 25 février dernier, au lendemain de l’invasion de son pays par la Russie, sa famille se met en route pour le rejoindre à Hambourg. «Ils sont maintenant en sécurité, avance-t-il, même si tous n’ont pas pu venir, comme le mari de ma sœur, contraint de rester en Ukraine pour défendre le pays. La guerre est une présence de tous les instants, jusque sur la scène. Notre vie, nos émotions, tout cela influence bien sûr notre art. Comment une chose pareille a-t-elle pu se produire? Ici, en Allemagne, nous vivons peut-être dans l’illusion de la sécurité…» Le Ballet de Hambourg fait partie de ces scènes européennes qui se démènent pour soutenir les artistes ukrainiens, mais aussi les Russes et les danseurs étrangers qui cherchent à fuir la Russie répressive de Vladimir Poutine.
Je n’ai jamais entendu parler de cas de tensions entre danseurs russes et ukrainiens, en tout cas pas ici en Europe.
«A Hambourg, nous avons organisé une soirée de charité plus ou moins improvisée, qui nous a permis de récolter 58 000 euros pour les artistes ukrainiens, surtout pour les danseurs qui ne peuvent plus du tout travailler en Ukraine», raconte Ulrike Schmidt, de la Fondation de soutien au Ballet de Hambourg. «Différents projets se succéderont dans les prochains mois, dont une tournée au Japon, et ils ont du travail jusqu’à l’été. Le plus important pour eux est de pouvoir continuer à s’entraîner et à présenter des spectacles. Ils ont été accueillis comme dans une famille. Notre directeur artistique, John Neumeier, est très inspiré par l’influence des danses folkloriques sur la danse ukrainienne. Il s’intéresse beaucoup aux danseurs qui ont eu une formation ukrainienne. Nous en avons six ou sept dans la troupe.» Comme Alexandre Riabko. «L’univers de la danse est petit, tout le monde connaît tout le monde, et je n’ai jamais entendu parler de cas de tensions entre danseurs russes et ukrainiens, en tout cas pas ici en Europe», insiste Riabko. Les artistes réfugiés sont logés sur place, dans les locaux de l’école de danse de Hambourg, qui compte plusieurs appartements pour ses invités. L’école de John Neumeier forme 146 élèves de 33 nationalités différentes, dont de nombreux Russes. Dix enfants ukrainiens âgés de 6 à 13 ans y ont également été accueillis.
Un réseau d’artistes
«La Russie et l’Ukraine sont le berceau de la danse classique, la plupart des enfants de là-bas suivent des cours de danse classique pendant un certain nombre d’années», fait remarquer Jana Jonášová, une ancienne danseuse du Théâtre national de Prague, qui enseigne désormais la danse classique et a accueilli, elle aussi, dans son école de la capitale tchèque, une douzaine d’enfants ukrainiens en fuite avec leur famille. «La danse est très importante en Ukraine», confirme Alexandr Trusch, l’un des solistes du Ballet de Hambourg. Né à Dnipro, en Ukraine, il est arrivé en Allemagne à l’âge de 12 ans. «Personnellement, j’ai grandi avec les danses folkloriques, un genre malheureusement inexistant en Allemagne. En fait, dans tous les pays de l’ancienne Union soviétique, on a tous grandi avec la danse, notamment la danse classique. L’Allemagne n’est peut-être pas particulièrement renommée pour ses danseurs ou pour sa formation de danse. Mais elle est réputée pour ses très nombreux théâtres et opéras de très grande qualité, et elle offre d’excellentes opportunités de carrières pour les artistes d’Europe de l’Est.»
De fait, les danseurs fuyant l’Ukraine peuvent s’appuyer sur un efficace réseau d’artistes ukrainiens vivant en Allemagne comme Alexandre Riabko ou Alexandr Trusch. A l’Opéra national de Berlin, la danseuse étoile Iana Salenko, née à Kiev, a organisé un gala au bénéfice de l’Ukraine. Le spectacle, intitulé Ballet For Life, empreint d’émotion avec l’hymne national entonné par deux chanteurs d’opéra ukrainiens et une minute de silence en mémoire des victimes du conflit, a permis de collecter des fonds pour l’Ukraine. Elle prévoit d’autres actions du même type, pour venir en aide aux bébés prématurés des hôpitaux de son pays, souvent privés de couveuses.
Formation et motivation
L’Opéra national de Berlin ouvre désormais ses sessions d’entraînement à tous les danseurs d’Ukraine à la recherche d’un endroit pour exercer leurs pointes. «Dès le quatrième ou le cinquième jour de conflit, j’ai commencé à recevoir des e-mails de danseurs ukrainiens qui cherchaient un contrat, ou simplement un endroit où s’entraîner, se souvient la régisseuse des lieux, Christiane Theobald. Nous avons tout de suite répondu: mais bien sûr! Pour les danseurs, c’est indispensable, car ils ne pourront pas rattraper le temps qui passe.» Plusieurs danseurs ukrainiens assistent désormais aux entraînements, à raison de douze maximum par session. Comme la danseuse étoile Anastasia Paliy qui a fui Odessa pour Berlin, où à défaut d’avoir déjà trouvé un engagement, elle peut continuer à s’entraîner. «Ce que je n’avais pas anticipé, c’est qu’autant de danseurs chercheraient à fuir Moscou, Saint-Pétersbourg et les autres ballets de Russie, des Ukrainiens, mais aussi des Brésiliens, des Italiens issus du Bolchoï et des plus grands ballets russes…» Cinq de ces réfugiés sont désormais sous contrat à Berlin. A Vienne, deux danseurs ont été embauchés par le Ballet national. Une autre star ukrainienne a trouvé refuge au Ballet du Rhin à Düsseldorf.
La fuite de Russie
«Les danseurs ukrainiens sont très bien formés, ils sont fortement motivés et reconnaissants pour chaque chance que nous leur proposons», résume Christiane Theobald. Comme à Hambourg, l’école du Ballet national de Berlin accueille une dizaine d’enfants ukrainiens ayant fui leur pays avec leur famille, pour leur permettre de poursuivre leur formation. «Nous avons l’obligation d’offrir à ces jeunes artistes un toit sûr, et une salle de danse est un chez-soi à travers tous les continents», résume la directrice de l’école, Gigi Hyatt.
Avec la guerre en Ukraine, c’est une véritable hémorragie qui pourrait affaiblir sur le long terme les scènes de danse russe et ukrainienne. En quelques semaines, les théâtres russes ont perdu nombre de leurs étoiles, comme le danseur britannique Xander Parish, le Brésilien Victor Caixeta, danseurs étoiles du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, ou encore l’Italien Jacopo Tissi et le Brésilien David Motta Soares engagés au Bolchoï. Tous les quatre ont quitté la Russie après l’invasion de l’Ukraine. Le Bolchoï a aussi perdu sa star russe Olga Smirnova, qui a fui Moscou pour un engagement à Amsterdam. Le ballet de l’Opéra de Kiev est, lui, endeuillé par la perte de l’une de ses vedettes, Artyom Datsishin, décédé au tout début du conflit à la suite d’une attaque russe tandis que la star-étoile Oleksiy Potyomkin troquait les chaussons pour des bottes militaires afin de défendre son pays.
«Il faut que les combats cessent, implore Alexandre Riabko. Beaucoup d’artistes, de danseurs, de chanteurs, de musiciens, de peintres reviendront au pays, pour le reconstruire un jour». «Les théâtres sont très importants en Ukraine, ajoute Alexandr Trusch. Ils sont le cœur des villes. Si les Russes continuent à les détruire, que restera-t-il de l’art? J’espère que nos théâtres survivront et échapperont à la catastrophe…» Pour la star du Ballet national de Berlin, Iana Salenko, nombre d’artistes n’attendent que la fin de la guerre pour rentrer, un jour, en Ukraine. «Pour les danseurs réfugiés, il est difficile de commencer une nouvelle vie, de tout reconstruire à zéro, avec de nouvelles règles, de trouver du travail, un logement pour la famille… Beaucoup d’Ukrainiens ne rêvent que de retourner chez eux.»
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici