
Macron désigne l’ennemi, Bolloré recrute sa propagandiste
Xenia Fedorova fut directrice de Russia Today France jusqu’à son interdiction par l’UE pour propagande au profit de l’agresseur de l’Ukraine. Le groupe du milliardaire lui déroule le tapis rouge.
Le jour où Emmanuel Macron expliquait dans une allocution solennelle à la télévision que «la Russie est devenue […] une menace pour la France et pour l’Europe», la maison d’édition Fayard, propriété du groupe Bolloré, publiait un livre de Xenia Fedorova, présidente du média Russia Today de 2017 jusqu’à son interdiction par l’Union européenne en 2022 après l’invasion russe de l’Ukraine. Bannie est le récit pro domo de son combat pour créer la chaîne de télévision, de son action pour «respecter une pluralité de points de vue, sans jamais céder à la facilité d’une narration unique», de sa couverture «en toute autonomie» de «l’opération militaire spéciale» russe en Ukraine, et de «la mort programmée» de son enfant, RT France.
Xenia Fedorova place son plaidoyer sur le registre du combat pour la liberté d’expression. «Nous dérangions»; «nous avons bousculé les codes»; «je voulais que RT soit un média alternatif, une chaîne d’information qui rompe avec le ronron médiatique», serine-t-elle pour mieux accréditer l’idée que «certains s’employaient avec la dernière énergie à vouloir nous […] exclure» du paysage médiatique. Elle en prend pour principale illustration la couverture par RT France en 2018-2019 de la crise des gilets jaunes, où ses journalistes furent, plus que d’autres, sur le terrain.
«Ces médias d’Etat légitiment cette invasion en reprenant la terminologie officielle russe d’“opération militaire spéciale”.»
Acteurs étatiques
L’interdiction de Russia Today France a-t-elle été motivée par la volonté de la chaîne d’être différente des «médias mainstream», et a-t-elle représenté «le début d’une chasse à l’information alternative», comme le prétend son ex-directrice, qui la lie aujourd’hui au retrait de l’autorisation de diffusion de C8 sur la TNT? Chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (Irsem) et auteur du livre Russia Today (RT). Un média d’influence au service de l’Etat russe (INA éditions, 2021), Maxime Audinet rappelle que le Conseil de l’Union européenne a justifié à l’époque l’arrêt des médias russes par «le fait que ce sont des acteurs étatiques liés à l’Etat agresseur dans le cadre d’une invasion à grande échelle».
«C’est cet argument et pas celui des contenus ou de la ligne éditoriale qui a été mis en avant. Du reste, au moment de cette décision, il y a eu un questionnement, légitime en démocratie libérale, pour savoir jusqu’à quel point cette interdiction était justifiée parce que la propagande en soi n’est pas interdite dans une démocratie. Dans le même temps, a été avancé l’argument plus politique du rôle de médias d’Etat qui légitiment cette invasion en reprenant la terminologie officielle russe d’ »opération militaire spéciale ».» Pour Maxime Audinet, que Xenia Fedorova continue dans son livre à parler de la guerre russo-ukrainienne comme de «ce que les journalistes occidentaux qualifient d’ »invasion » de l’Ukraine» confirme la constance de son alignement sur la doxa russe…
La colère froide de Macron
A vrai dire, les premiers pas de Russia Today dans l’Hexagone confirment qu’elle n’a pas été le média martyr dont Xenia Fedorova véhicule l’image. Avant d’être réunis le 5 mars par le hasard de deux actualités, Emmanuel Macron et Xenia Fedorova avaient déjà été confrontés l’un à l’autre lors d’un échange qui eut un certain retentissement. Nous sommes le 29 mai 2017. Le président français fraîchement élu reçoit son homologue russe au château de Versailles à l’occasion d’une exposition consacrée à Pierre le Grand. Le cadre, le décorum, la solennité imprimée à la visite, la nouveauté de la rencontre entre les deux hommes confèrent au sommet un aspect spectaculaire. Lors de la conférence de presse, Xenia Fedorova interroge Emmanuel Macron sur le refus de son parti, En marche, d’accréditer les journalistes de Russia Today et de Sputnik lors de la campagne électorale qui vient de se clôturer. La réponse du jeune chef d’Etat, face au déjà plus expérimenté Vladimir Poutine, ne fait pas dans la fioriture. «Quand des organes de presse répandent des contre-vérités infamantes, ce ne sont plus des journalistes, ce sont des organes d’influence. Russia Today et Sputnik ont été des organes d’influence durant cette campagne, (eux) qui ont à plusieurs reprises produit des contre-vérités sur ma personne et sur ma campagne. J’ai considéré, je vous le confime, qu’ils n’avaient pas leur place à mon quartier général. La totalité des journalistes étrangers, y compris russes, professionnels, ont eu accès à ma campagne.»
Relatant la passe d’armes dans son livre, Xenia Fedorova argue que seule la diffusion par Sputnik de l’interview d’un député Les Républicains, Nicolas Dhuicq, qui avait parlé d’un «très riche lobby gay» soutenant le candidat à la présidentielle, pouvait être retenue contre les médias incriminés pour appuyer les dires d’Emmanuel Macron sans les justifier. Elle omet cependant de dire que le contentieux était beaucoup plus profond avec les autorités russes puisque les MacronLeaks, résultat du piratage de l’équipe de campagne d’En marche, avaient suggéré une possible réédition de l’ingérence pratiquée lors de l’élection présidentielle aux Etats-Unis opposant Donald Trump à Hillary Clinton qui en avait été victime. Les soupçons dès 2016 sur Russia Today n’allaient pourtant pas empêcher qu’elle obtienne son autorisation de diffusion en France à la fin de 2017, sous la présidence de Macron. Chasse aux sorcières, vraiment?
«Bolloré est, à quelques exceptions près, le seul opérateur médiatique français qui a recyclé des anciens de RT France.»
Quelle liberté?
La victime autoproclamée d’une restriction à la liberté d’expression n’en serait-elle pas en réalité une instigatrice? «Xenia Fedorova prétend défendre une approche dérégulée de la liberté d’expression. Mais dans le même temps, elle mène des poursuites en diffamation contre ceux qui travaillent sur Russia Today avec rigueur. C’est un immense paradoxe, particulièrement cynique», souligne Maxime Audinet qui sait de quoi il parle. Poursuivi en justice pour diffamation par l’ancienne directrice de RT France, il a été relaxé par le tribunal correctionnel de Créteil le 5 février. «Aucun des passages incriminés de mon livre n’a été jugé diffamatoire», insiste le chercheur. Xenia Fedorova a fait appel. La procédure-bâillon n’est pas encore terminée.
De surcroît, la propagandiste de Vladimir Poutine a trouvé des alliés dans l’espace médiatique français. Aujourd’hui, elle est chroniqueuse au Journal du dimanche et à CNews, dispose d’une émission, Lumières orthodoxes, sur Canal+, et publie son livre chez Fayard. Elle est devenue l’enfant chérie du groupe Bolloré. «Celui-ci est, à quelques exceptions près, le seul opérateur de l’écosystème médiatique français qui a recyclé des anciens de RT France, Xenia Fedorova, Frédéric Taddeï, passé chez CNews et Europe 1, Stéphanie de Muru, qui travaille aujourd’hui pour CNews et le JDD, et d’autres», observe Maxime Audinet. Je pense qu’il y a à la fois une convergence éditoriale autour de cette approche contre-hégémonique qui consiste chez RT comme chez CNews à vouloir concurrencer et déconstruire une prétendue norme dominante incarnée par ce qu’ils appellent les médias mainstream qui seraient tous unanimes, tous univoques…, et une proximité idéologique, au moins discursive, pour mettre en avant des forces politiques souverainistes, conservatrices, réactionnaires, eurosceptiques et une vision de la structuration du monde qui peut être assez proche de celle de la Russie.» L’inscription durable de Vladimir Poutine sur «l’axe du mal» européen finira-t-elle par infléchir la position de Vincent Bolloré? Pas sûr.
G.P.
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