Peter Mertens

L’Union européenne et sa non-réforme bancaire : il flotte à nouveau un parfum de crise dans l’air

Peter Mertens Président du PTB

Aujourd’hui, la plus grande banque d’Europe, la Deutsche Bank, vacille sur ses fondations. Et, du même coup, c’est la faillite de la réforme bancaire européenne. Ou plutôt, de la non-réforme. Mais c’est aussi un symptôme d’une crise plus profonde : celle du modèle allemand de bas salaires et d’exportation.

Selon Jeroen Dijsselbloem, le président de l’Eurogroupe, une nouvelle crise bancaire menace. « La plupart des banques sont dans une bien meilleure situation qu’avant la crise bancaire et sont mieux armées contre les nouveaux défis. Un certain nombre de banques sont certes encore confrontées à de vieux problèmes, auxquels il faut maintenant s’attaquer », a déclaré le social-démocrate néerlandais.

Un certain nombre de banques. Confrontées à de vieux problèmes. Y-a-t-il là de quoi se réjouir ? Pas sûr. Il faut rappeler que Dijsselbloem n’en est pas à son coup d’essai. « L’euro se porte mieux que jamais », assurait-il, imperturbable, en juillet dernier. C’était en pleine crise grecque, lorsqu’avec l’Allemand Wolfgang Schaüble et les autres ministres des Finances de la zone euro, Dijsselbloem avait asséné le scandaleux « diktat de Bruxelles » dans l’estomac des Grecs. « L’Euro produit ses propres fossoyeurs », avais-je alors commenté dans un long article pour Knack et Solidaire.

Dans le secteur bancaire, c’est business as usual, tout droit en direction du ravin.

Rappelons juste que, partout dans le monde, la population des travailleurs a fait des efforts incroyables pour payer la crise des banques de 2008. La crise a creusé des cratères dans les budgets des États et a coûté aux pays de la zone euro plus d’un dixième de leur PNB (Produit national brut). Rien qu’en Europe, quatre millions d’emplois ont disparu, et sept millions aux États-Unis. Dans le monde, 64 millions de gens ont été poussés dans l’extrême pauvreté. Début 2014, le Financial Times établissait ce bilan : « Il est temps d’admettre l’échec. Les politiciens, organes de surveillance et citoyens en colère sont le dindon de la farce des banquiers, qui sortent maintenant triomphalement des ruines du grand crash. Certains pensaient que le choc de 2008 allait changer les choses. C’était naïf. Les banquiers encaissent encore et toujours des bonus de plusieurs millions, tout en haussant les épaules devant les amendes de plusieurs milliards. »

Le drame est que, quelques années après 2008, il flotte à nouveau un parfum de crise dans l’air. La mauvaise volonté de la caste politique à véritablement passer la laisse au cou du secteur bancaire par des mesures drastiques persiste depuis huit ans.

Pas un seul des grands responsables de la crise bancaire n’a été à ce jour condamné. Pour la classe financière, pas de politique de « tolérance zéro », pas de « tout se paie », pas de « bien fait, c’est votre faute ». Le drame est que, quelques années après 2008, il flotte à nouveau un parfum de crise dans l’air. La mauvaise volonté de la caste politique à véritablement passer la laisse au cou du secteur bancaire par des mesures drastiques persiste depuis huit ans. Cette mauvaise volonté n’est ni plus ni moins que le mépris de l’establishment envers le peuple, et envers la démocratie en général. La pauvreté, les pertes d’emplois, les économies mises à sac, l’écart de plus en plus grand entre pauvres et riches, rien n’y fait. Dans le secteur bancaire, c’est business as usual, tout droit en direction du ravin.

« Un certain nombre de banques » ? « Certains vieux problèmes » ? Il s’agit de banques « systémiques », de méga-banques !

Dijsselbloem a beau l’air calme, les investisseurs de ce monde sont bien moins rassurés. Les Bourses tanguent et les institutions financières encaissent de gros coups. « Séisme dans les banques », titrent divers journaux allemands. Depuis le début de cette année, les cours des banques ont chuté en moyenne de 25 %. « Un certain nombre de banques », « de vieux problèmes », indique Dijsselbloem. Mais voilà : ces quelques banques-là ne sont pas des petits poissons. Ni même des gros, d’ailleurs. Ce sont des méga-banques, appelées aussi banques systémiques. Si ça tourne mal chez elles, c’est tout le système qui s’écroule. Il s’agit ici du Crédit Suisse, de la Société Générale et Barclays, et, en Italie, de quasiment toutes les banques.

Et, dans l’oeil du cyclone, il y a la Deutsche Bank, la grande des grandes. La banque est cotée à à peine un tiers de sa valeur boursière – telle est l’ampleur de la chute du cours. Les signaux d’alarme sont à nouveau au rouge, et on évoque un nouveau scénario « Lehman Brothers » : l’impossible faillite d’une grande banque systémique. Cela n’allait plus arriver ? Quelle est la situation précise à la Deutsche Bank, impossible de le savoir. Des masses d’argent du contribuable européen ont été pompées pour sauver les banques, mais entre-temps, ce secteur n’est pas devenu plus transparent d’un iota. Et c’est dans les temps les plus sombres qu’on entend les plus belles paroles. La Deutsche Bank est une banque « forte, résistante, et bien positionnée », qui possède suffisamment de capital, dixit le ministre allemand des Finances Wolfgang Schaüble. Les investisseurs, eux, ne croient pas Schaüble sur parole. La demande des obligataires de s’assurer contre une possible faillite ne cesse d’augmenter. Et, donc, la prime pour ce type de produit d’assurances – ce qu’on appelle les CDS, credit default swaps (titres d’assurances contre le défaut) – augmente aussi. On estime désormais à 20 % le risque d’une faillite dans les cinq ans pour la Deutsche Bank. Ça, ce n’est pas vraiment un signe de « résistance ». On parlerait de menace d’une crise bancaire pour moins que ça.

Le traficotage d’un logiciel rouge-vert pour le marché du travail : le travail intérimaire, les mini-jobs, et les jobs à 1 euro de l’heure

La Deutsche Bank n’est pas juste une simple banque qui se retrouve confrontée à quelques « vieux problèmes ». C’est LA banque de l’unification européenne, qui s’est développée au rythme de la suprématie allemande. Dans Comment osent-ils ?, le livre que j’ai écrit sur la crise européenne et le grand hold-up, cet organisme bancaire tient un des rôles de tout premier plan. La Deutsche Bank, c’est le financier par excellence du « miracle économique » allemand.

La Deutsche Bank, c’est le financier par excellence du u0022miracle économiqueu0022 allemand.

Pour ce miracle, et surtout pour la question de qui en paierait la facture, il faut retourner au gouvernement rouge-vert de Gerhard Schröder et Joshka Fischer en 2003. Les sociaux-démocrates sont allés chercher le directeur du personnel de Volkswagen, Peter Hartz. Celui-ci a alors pu développer des logiciels traficotés pour… le marché du travail. Finis les emplois fixes, vive la précarité ! Le travail intérimaire, les mini-jobs, les jobs à 1 euro de l’heure, la mise au travail contrainte pour un salaire de misère, etc., etc., sous les cris de joie et d’allégresse des sociaux-démocrates et des Verts. « Hartz IV offre davantage de chances pour accéder au marché du travail », s’est à l’époque réjoui le ministre Joschka Fischer, également porté au pinacle par les écologistes belges. Ça ne s’arrête plus. Les sociaux-démocrates et Verts allemands bouleversent tout le marché du travail et créent au milieu de la nouvelle Europe un nouveau secteur de salaires bas et précaires. Par ces bas salaires, les produits allemands deviennent relativement meilleur marché. Combinons cela avec les avancées techniques de notre voisin de l’Est, et l’Allemagne peut ainsi devenir « Exportwelmeister », le champion du monde des exportations. Un champion bien aidé par la politique monétaire de la Banque centrale européenne qui suit le même dogme que la Bundesbank : maintenir l’inflation basse, les salaires bas, la consommation intérieure basse, et tout miser sur l’exportation.

L’excédent commercial allemand est utilisé pour gonfler encore la bulle de l’économie

C’est bien fichu. Pour financer leurs équipements, infrastructures et projets de construction, les Grecs, les Portugais, les Espagnols et les Italiens empruntent à tour de bras aux grandes banques allemandes et françaises. A Paris et à Francfort, on pense à son tiroir-caisse. L’argent des banques fait un petit tour dans le sud pour revenir alimenter sa propre industrie. Cela mène à un excédent explosif de la balance commerciale. L’argent s’entasse dans les grandes banques d’affaires. Cette montagne de capital n’est pas utilisée pour faire tourner les dépenses de la consommation intérieure. Non, pas du tout. La Deutsche Bank, BNP Paribas et les autres grandes banques l’utilisent pour investir massivement dans l’immobilier espagnol, les dettes grecques et les dérivés américains. L’excédent commercial allemand, rendu possible par le secteur des bas salaires et les jobs à 1 euro de l’heure, est utilisé pour gonfler encore davantage l’économie-bulle de savon. Entre-temps, de l’autre côté de l’Europe, des économies entières sont étranglées par le poids des dettes. Parmi les souffleurs de bulles, la Deutsche Bank joue un rôle de premier plan. Le CEO de la banque, Josef Ackermann, promet aux actionnaires des rendements absurdes d’au moins 25 % (!) et entraîne toutes les banques à s’engager elles aussi dans une folle surenchère de concurrence. « C’est le banquier le plus dangereux au monde », déclarait l’ancien économiste en chef du FMI à propos d’Ackermann. Après coup, il semble avant tout avoir été un grand magouilleur. La Deutsche Bank a engrangé du capital en masse : les profits exorbitants ont afflué dans les caisses, entrant tant par la porte principale que par les portes dérobées. Cela s’est fait entre autres en manipulant les taux d’intérêts d’emprunts entre banques, le « Libor », un taux d’intérêts de référence établi à Londres. Par la manipulation des taux d’intérêts, ce sont des milliards qui ont été dérobés, et la Deutsche Bank a pris une part substantielle dans ces opérations.

Avec la Deutsche Bank, c’est aussi toute la politique européenne de l’Allemagne qui est en jeu

Pour échapper aux poursuites pénales dans le scandale du Libor, la Deutsche Bank a payé une amende de 150 000 dollars par « top banquier » – au total ce sont 2,5 milliards de dollars qu’elle a dû décaisser. Entre-temps, la banque a toujours un portefeuille qui déborde de produits toxiques. En plein milieu de la crise grecque, en juin 2015, les deux CEO ont été remerciés. Appelé pour régler la crise, John Cryan est alors arrivé du Crédit Suisse, une autre banque problématique dans ce petit cercle fermé. Cryan sort immédiatement la tronçonneuse : 26 000 emplois doivent disparaître et des filiales sont fermées dans 10 pays. Avec six mille (!) procès en cours, la banque réserve 5,2 milliards d’euros pour les amendes en 2015 et, au début de cette année, elle a annoncé une perte de 6,7 milliards d’euros pour l’année dernière. C’est là ce que Wolfgang Schaüble appelle une « banque forte, résistante, et bien positionnée ». Toutefois, l’ampleur des mesures prises le contredit, et la question est de savoir si la Deutsche Bank va arriver à reprendre le contrôle des choses.

« La Deutsche Bank n’est qu’un symptôme : celui d’un modèle économique néfaste et dangereux, mais pourtant érigé en référence dans la zone euro. Et celui d’un système financier européen qui n’a pas été aussi maîtrisé qu’on le croyait et qui continue à s’appuyer sur la garantie implicite des États. (…) Tant que les excédents allemands ne se réduiront pas, c’est la stabilité économique de l’Europe qui sera en danger », écrit Romaric Godin dans La Tribune du 11 février 2016. Romaric Godin a raison. Ceci n’est pas seulement une crise bancaire. Le vacillement de la Deutsche Bank est un symptôme de l’ébranlement de toute la politique allemande de bas salaires et d’exportation, la base de la crise de l’euro en 2011.

Le vacillement de la Deutsche Bank est un symptôme de l’ébranlement de toute la politique allemande de bas salaires et d’exportation, la base de la crise de l’euro en 2011.

Réforme bancaire ? Peut-on nettoyer les écuries d’Augias avec quelques seaux d’eau ?

Dans la mythologie grecque, le roi Augias possédait le plus grand troupeau du pays, composé de 3 000 boeufs. Mais les écuries, qui n’avaient pas été nettoyées depuis trente ans, étaient tellement sales qu’on ne pouvait plus y entrer. Héraclès avait reçu pour tâche de les nettoyer en une journée. Pas de demi-mesures pour Héraclès, qui employa les grands moyens et détourna les eaux de deux rivières pour décrasser les lieux de fond en comble. Après la crise de 2008, le secteur bancaire allait également être assaini. Promesses, serments et engagements, on allait voir ce qu’on allait voir, tout allait changer. Et, certes, on a jeté quelques seaux d’eau dans les étables. Il y a ainsi eu une prudente réforme bancaire, des normes un peu plus strictes en matière de fonds propres des banques, davantage de stress-tests européens, et une grande Union bancaire. On a utilisé ces quelques seaux d’eau, mais on n’a pas détourné de rivières. Ainsi, on n’a pas imposé de scission entre banques d’affaires et banques d’épargne.

Malgré les normes de fonds propres des accords de Bâle III, on constate aujourd’hui que plusieurs grandes banques ont à nouveau trop peu de capital pour résister à une nouvelle récession ou un autre crash boursier. C’est certainement le cas de grandes banques systémiques comme la Société Générale et la Deutsche Bank. Selon certaines estimations, les banques européennes sont encore encombrées de plus de 1 000 milliards d’euros de produits « pourris », un héritage du temps des profits exorbitants. C’est ce que Dijsselbloem qualifie si joliment de « vieux problèmes ». S’ajoute encore à cela le nombre croissant de ménages et de petites entreprises qui ne peuvent plus rembourser leurs emprunts. Dans le jargon, on appelle cela des non performant loans (NPL). Dans les pays du sud de l’Europe, ces emprunts non performants ont augmenté de manière dramatique, une conséquence de la politique européenne d’austérité. Dans l’ensemble de l’Union européenne, il s’agit d’une somme équivalant à 9 % du produit brut européen, le double d’en 2009.

L’oeuf de Dijsselbloem ne tient pas sur sa base : l’effet inverse du système du bail-in

Pour éviter que le prix d’une nouvelle crise bancaire soit à nouveau payé par la classe des travailleurs, une dite « procédure de règlement » a été instaurée. C’est l’une des trois mesures de l’union bancaire. L’intervention des États, le « bail-out » avec notre argent du contribuable, serait remplacée par un « bail-in » avec l’argent des grands spéculateurs. Ce serait donc aussi aux grands actionnaires et obligataires d’y aller de leur poche en cas de faillite. Voilà qui est bien beau. Seulement, c’était sans compter les investisseurs. Aussitôt que surgissent des rumeurs de problème dans le monde des banques, ceux-ci fuient avec leur capital vers des cieux plus sûrs. Voilà pour le bail-in et son efficacité. Celui-ci devient un mécanisme qui fonctionne de manière inverse. La moindre panique est suffisante pour faire fuir les investisseurs et faire plonger encore davantage les valeurs boursières.

Dijsselbloem avait vanté ce système du bail-in comme l’oeuf de Colomb que l’on fait tenir debout sur sa base, « un nouveau modèle pour protéger le contribuable ». Seulement, Dijsselbloem n’est pas Colomb. Et son oeuf n’a pas tenu debout. Les banques ont ainsi été encouragées à émettre des « cocos bonds » (contingent convertible bonds, ou obligations contingentes convertibles), des obligations qui sont automatiquement converties en actions en cas de problèmes. Avec la possibilité de grosses pertes pour les obligataires. La Deutsche Bank possède environ pour 4,6 milliards d’euros de ces « cocos bonds ». Toucher à cela minerait définitivement toute confiance dans la banque.

Instaurer une cloison étanche entre banques d’affaires et banques d’épargne

« La conclusion, c’est que la méthode du bail-in a rendu le secteur bancaire plus instable et a augmenté la crise, écrit l’économiste Paul De Grauwe. Si une nouvelle grande crise éclatait, ce serait quand même à nouveau le contribuable qui devrait payer. Cela aurait pu être évité en menant des réformes plus profondes du secteur. Les banques d’affaires et les banques d’épargne auraient dû être scindées et des ratios de capital bien plus hauts auraient dû être imposés. Mais ce n’était pas dans l’intérêt des banques, et nos gouvernements ont cédé. » C’est précisément ce que j’écrivais en mars 2009 dans mon premier livre, Priorités de gauche.

Il faut commencer par une véritable banque publique, seule banque garantie par l’État, afin de protéger l’épargne des gens et diriger les crédits vers la production au lieu de la spéculation.

Effectivement, le minimum minimorum est à nouveau la scission entre banques d’affaires et banques d’épargne. Gérer l’épargne et fournir des capitaux à l’économie productive sont des fonctions de base des banques, qu’il ne faut pas mêler à la spéculation, dangereuse et improductive. Replaçons donc une cloison étanche entre banques d’épargne et banques d’affaires – c’est aussi ce que clame Bernie Sanders, le candidat socialiste à la présidence des États-Unis. Avec ce programme, il rallie de plus en plus de citoyens américains, écrivais-je il y a quelques semaines pour LeVif.be. Le problème originel reste dans le système. Quand on prend des risques, on participe certes au profit, mais on ne paie pas les pots cassés lorsque cela tourne mal. Là, c’est à nouveau la classe des travailleurs qui en fait les frais. D’ou l’importance stratégique d’un secteur bancaire public. C’est à la société de gérer les banques systémiques pour ne pas être assujettie aux caprices des banquiers et des investisseurs. Et il faut commencer par une véritable banque publique, seule banque garantie par l’État, afin de protéger l’épargne des gens et diriger les crédits vers la production au lieu de la spéculation.

Par Peter Mertens, Président du PTB

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