«L’Iran tire tous les dividendes de l’attaque du Hamas» (entretien)
Selon le professeur Pierre Pahlavi, Israéliens et Américains occultent l’implication directe de Téhéran pour éviter de devoir ouvrir un nouveau front. Maintenant.
L’attaque terroriste du Hamas contre Israël du 7 octobre consacre-t-elle l’influence majeure de l’Iran sur la scène proche-orientale? Les faits antérieurs à l’événement (dans sa préparation) et postérieurs (par ses conséquences) semblent l’attester. Professeur titulaire au Collège des forces canadiennes de Toronto, Pierre Pahlavi (1) décrypte les tenants et aboutissants de ce tournant dans l’histoire du Proche-Orient.
Quel intérêt avait l’Iran à aider, maintenant, le Hamas à perpétrer des attaques terroristes contre Israël?
Faire dérailler le processus de normalisation des relations entre Israël et les pétromonarchies arabes. Il est assez avancé avec le Maroc, les Emirats arabes unis, Bahrein, et le Soudan dans une certaine mesure. Mais il est encore assez ténu avec l’Arabie saoudite. Cela jette un froid, un saut d’eau glacée même, sur l’Arabie saoudite de Mohammed ben Salmane qui aura beaucoup de mal à justifier de continuer, du moins ouvertement, les pourparlers de rapprochement avec le gouvernement de Benjamin Netanyahou (NDLR: Riyad les a suspendus le 14 octobre). Ce premier mobile converge avec des intérêts propres au Hamas. Son idée est d’empêcher que la cause palestinienne soit marginalisée, reléguée au second plan, et que le Hamas perde, d’une certaine manière, son utilité.
Aujourd’hui, la rue arabe est occupée par l’Iran.
Ces objectifs de l’Iran ne sont-ils pas contradictoires avec le rapprochement irano-saoudien scellé en mars dernier sous l’égide de la Chine?
Dans un coup d’éclat, les Chinois avaient obtenu que les Iraniens et les Saoudiens s’assoient autour de la table, ouvrant la perspective d’un rapprochement. Déjà à l’époque, cela mettait à mal le processus d’Abraham de rapprochement avec Israël. Entre-temps, on a observé des signaux mitigés de la part de Riyad comme de Téhéran. Les dirigeants iraniens ont besoin de l’argent saoudien. Leur économie est exsangue à cause de leur très mauvaise gestion et des sanctions internationales. Mais des voix dissonantes à l’intérieur du régime, incluant des proches du guide suprême Ali Khameneï, ont fait valoir que se rapprocher des Saoudiens n’était pas très orthodoxe. Il y a aussi eu, fait symbolique, l’annulation d’un match de football entre clubs des deux pays (NDLR: à Ispahan, pour la raison présumée de la présence près du terrain d’une statue du commandant des Gardiens de la révolution, Qassem Soleimani, que les Saoudiens avaient demandé de faire déplacer). Plusieurs éléments ont suggéré que ce rapprochement n’allait pas de soi.
En réalité, ce processus serait-il précaire?
Je pensais que les Chinois avaient mis tout leur poids dans ce rapprochement et qu’ils voulaient transcender la polarisation du système moyen-oriental entre, d’un côté, les pétromonarchies, Israël et les Etats-Unis et, de l’autre, les républiques et l’Iran, antisionistes et antiaméricains. Ils pouvaient imaginer un Moyen-Orient sous supervision chinoise ou chino-russe, avec les Saoudiens et les Iraniens disposés à se parler. Les perdants de l’opération auraient été les Israéliens et les Américains. Mais ce n’est pas le scénario qui s’est développé ces derniers mois. Il est resté théorique.
Quelle est la nature de l’aide apportée par l’Iran au Hamas?
Dès l’attaque sur Israël, les experts se sont demandés comment le Hamas, avec un budget annuel de 500 millions de dollars, ce qui est peu pour un acteur qui prétend jouer un rôle au niveau des Etats, avait pu mettre en place, coordonner, planifier, au nez et à la barbe des services israéliens réputés les meilleurs au monde, cette opération, de toute évidence préparée depuis des mois. Immédiatement, les soupçons se sont portés sur l’Iran, sur le Vevak, les services secrets iraniens, et sur les Gardiens de la révolution, sa force Al-Qods. Le président français Emmanuel Macron, trois jours après l’attaque, a déclaré que le Hamas avait vraisemblablement bénéficié d’une aide extérieure. Il a rajouté dans le même souffle: «Je n’ai pas de commentaire à faire sur une implication directe de l’Iran, dont nous n’avons pas trace de manière formelle.» Ensuite, le Wall Street Journal a mis les pieds dans le plat en écrivant que cette implication directe ne faisait aucun doute. Depuis, on a démenti sur démenti. D’abord des Iraniens eux-mêmes, mais ce n’est pas très étonnant. Puis des services secrets israéliens. Et le 11 octobre, leurs homologues américains ont fait savoir que, selon leurs renseignements, les Gardiens de la révolution, la brigade Al-Qods et les responsables iraniens auraient été surpris par l’opération. Selon mon analyse, tout le monde a précisément intérêt à dire que les Iraniens ont été surpris. Les Israéliens parce que si des preuves formelles de l’implication iranienne advenaient, ils auraient l’obligation morale de répliquer. Le gouvernement Netanyahou et Tsahal ne souhaitent pas provoquer une escalade des tensions dans l’état actuel de la situation. Et les Américains n’ont pas envie de reconnaître une victoire «diplomatique» à l’Iran et de devoir s’impliquer dans une région dont ils souhaitent se retirer. In fine, savoir si l’Iran était directement impliqué ou pas dans l’attaque du 7 octobre est un faux débat puisque Téhéran contribue depuis des décennies aux opérations du Hamas. Ses combattants sont régulièrement formés par la force Al-Qods. Plus d’un cinquième de son budget, soit cent millions de dollars annuels, est payé par l’Iran. Qu’il ait concrètement participé à l’opération ou qu’il l’ait téléguidé à distance en la commanditant, cela revient au même: l’Iran est complice.
La stratégie des Israéliens et des Américains serait donc de taire aujourd’hui les preuves de l’implication directe de l’Iran dans les attaques terroristes pour ne pas ajouter un front supplémentaire à une situation compliquée, tout en se réservant la possibilité de s’occuper de l’Iran dans une autre phase…
Tout à fait. Les Israéliens n’ont aucun intérêt à envenimer la situation à court terme. Ils sont engagés dans l’opération à Gaza. Ils sont confrontés au front du Hezbollah au nord. Il y a toujours la possibilité d’une réaction en provenance de Syrie… Même si aujourd’hui le temps est à l’émotion, les dirigeants israéliens feront prévaloir la raison et se diront que la vengeance est un plat qui se mange froid.
Quels sont les «dividendes» que l’Iran peut retirer de la nouvelle donne entre Israéliens et Palestiniens?
Tant qu’ils ne sont pas directement impliqués dans les attaques du Hamas, les Iraniens tirent tous les bénéfices de la situation. Ils montrent qu’Israël est isolé et incapable d’assurer sa propre sécurité. Ils joueront sur cette corde pour discréditer le gouvernement Netanyahou et pour démontrer – la formule a été utilisée par l’ayatollah Khameneï et le président Ebrahim Raïssi – qu’il ne faut pas «pactiser avec Israël pour assurer sa propre sécurité, et que si vous le faites, vous misez sur le mauvais cheval». Ensuite, ils capita- liseront sur la réaction d’Israël à Gaza, les destructions de mosquées, les victimes civiles… pour mettre en demeure les capitales arabes de ne pas dialoguer avec le «petit Satan», comme on nomme Israël en Iran, sous peine de trahir leur propre famille religieuse. Et cela fonctionne. Plus personne dans le monde arabe ne veut parler à Israël en ce moment. Donc, l’Iran fait d’une pierre, cinq ou six coups.
Distraire la communauté internationale de la question du nucléaire iranien peut-il être aussi un avantage pour Téhéran?
Oui. De la même manière, la situation entre Israël et le Hamas peut créer une diversion par rapport à la situation économique interne de l’Iran, catastrophique avec l’inflation et le chômage, et par rapport à la situation des femmes. Elle permet de jeter un voile sur la révolte du tchador.
A Gaza, en forçant une opération terrestre, le Hamas entraîne-t-il Israël dans un piège?
Le problème n’est pas propre à Israël. Toutes les puissances étatiques utilisant les armes conventionnelles qui sont intervenues dans ce type de conflits s’en sont mordu les doigts: Vietnam, Afghanistan, Irak, Syrie… Aucune force habituée à se déployer sur un champ de bataille traditionnel n’est sortie gagnante de ce type de conflits, faits de combats urbains, ultramédiatisés… Le Hamas, l’Iran, toutes les forces du soi-disant axe de la résistance utiliseront l’offensive terrestre à Gaza pour discréditer encore davantage les Israéliens, sans parler des fissures internes, dans l’opposition politique en Israël. Cela étant, les Israéliens ont-il vraiment le choix? C’est la pire attaque depuis la création de leur Etat.
Dans la logique paranoïaque iranienne, rallumer un feu à la frontière même d’Israël est une manière de dire “œil pour œil, dent pour dent”.» Pierre Pahlavi, professeur au Collège des forces canadiennes de Toronto.
Les dirigeants des pays arabes doivent-ils s’inquiéter d’un regain d’intérêt pour la cause palestinienne au sein de leur population ou réusiront-ils, comme par le passé, à étouffer d’éventuelles contestations?
Aujourd’hui, la rue arabe est occupée par l’Iran. Il a réussi à se présenter comme le porte-étendard de la cause palestinienne. Les gouvernements arabes sont placés devant un dilemme. Essaieront-ils de remettre le couvercle sur la marmite en jouant la carte du temps et en espérant faire oublier cette question? Je doute que cela fonctionne vraiment. Le risque est grand de laisser les Iraniens faire prospérer leur influence. Ou les pays arabes s’investiront-ils, au contraire, dans la cause palestinienne afin de «regagner les esprits et les cœurs»? S’ils veulent concurrencer les Iraniens, c’est ce qu’ils devront faire seuls. Comment? Il est extrêmement difficile de le dire.
Alors que les sunnites et les chiites ont longtemps été considérés comme des frères ennemis, comment un groupe sunnite, le Hamas, a-t-il accepté de s’associer aussi étroitement avec des forces chiites, le Hezbollah, l’Iran?
Se sentant abandonné par les pétromonarchies arabes engagées dans le processus des accords d’Abraham, le Hamas a vu dans l’Iran le seul «client» sensible à leur cause. De l’autre côté, plusieurs facteurs ont amené les Iraniens à encourager l’action du Hamas. Ils se sentent isolés. Ils sont persuadés que les Occidentaux et les Israéliens sont derrière les tentatives de révolution de couleur, les agitations en faveur des femmes et des minorités. Un sentiment de paranoïa domine chez les dirigeants iraniens. Les récents événements au Caucase, entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, y ont ajouté une couche. On connaît les liens entre Israël et l’Azerbaïdjan. La guerre de 2020 avec l’Arménie a été largement gagnée par l’Azerbaïdjan grâce à un financement et à des drones israéliens. Les Iraniens s’aperçoivent que non seulement ils perdent de l’influence sur leur flan nord mais aussi que cette région se transforme petit à petit en la plateforme potentielle d’une campagne de déstabilisation de leur régime. L’idée revient de manière récurrente dans la rhétorique des dirigeants iraniens sur le mode: «Le président Aliev est un pantin de l’entité sioniste. Il travaille avec les Américains. Le plan est d’utiliser le Caucase pour, dans le pire des scénarios, lancer une attaque militaire contre l’Iran.» Dans cette logique paranoïaque, qui n’est pas totalement infondée, l’idée d’aller rallumer un feu à la frontière même d’Israël est une manière de dire «œil pour œil, dent pour dent».
(1) Son père, Christian Pahlavi, a été adopté par le prince Ali Reza, le frère du dernier chah d’Iran, décédé en 1954.
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