L’intégration des réfugiés refait débat en Allemagne
Ce 18 juin, un référendum sera organisé à Greifswald, au nord-est du pays, à propos de l’extension des capacités d’accueil des réfugiés. Sous la pression de l’extrême droite locale et nationale.
Michael Mahlburg reçoit dans son église. Le pasteur de Saint-Jacques de Greifswald, jeans bordeaux, tee-shirt et veste en lin noirs, chaussures de sport, monte les marches en bois qui mènent, derrière le grand orgue, vers la petite salle paroissiale réservée à l’accueil de la jeunesse. Plusieurs canapés bordent les murs. Deux guitares sont rangées dans un coin. Un baby-foot trône sur une estrade… A ses côtés, Antonia Huhn. Au sein de l’association d’aide catholique Caritas, la jeune femme coordonne dans la ville le travail à destination des réfugiés ukrainiens. En 2016, Michael Mahlburg a lancé le mouvement Greifswald für Alle (Greifswald pour tous), un regroupement d’aujourd’hui quatre-vingts associations, partis politiques et entreprises engagés dans la lutte contre le racisme et les discriminations.
L’exemple de Greifswald pourrait faire école. Ailleurs dans le pays, des protestataires veulent organiser des référendums locaux.
A l’époque, le mouvement Pegida mobilisait chaque lundi soir dans les villes d’ex-Allemagne de l’Est (RDA) contre la politique d’accueil des réfugiés syriens engagée par Angela Merkel. Sept ans plus tard, le débat semble être monté d’un cran dans le pays. «En Allemagne, le cœur de la société s’est déplacé vers la droite, s’inquiète le pasteur. Aujourd’hui, c’est comme si même les notions d’humanité et d’inhumanité relevaient de la liberté d’expression.» Le 18 juin, les 44 000 électeurs de Greifswald seront appelés à s’exprimer sur la question des réfugiés, dans le cadre d’un référendum local d’initiative populaire, organisé par un groupe de personnes classées comme faisant partie du spectre de l’extrême droite. Les partisans du «non» veulent interdire à la mairie d’utiliser des terrains communaux pour édifier un ou plusieurs villages de conteneurs, destinés à l’accueil des demandeurs d’asile.
Slogan contre slogan
A quelques jours du scrutin, les rues ont vu fleurir les affiches de campagne présentant deux visages radicalement différents de cette cité portuaire fleurie, touristique et impeccablement rénovée. «Le 18 juin, je dis OUI à la solidarité», clame en lettres jaunes et vertes sur fond bordeaux les affiches de Greifswald für Alle. «Pas de solidarité avec l’immigration criminelle», répondent les initiateurs du référendum.
Le slogan figure en lettres blanches sur la portière avant de la camionnette bleue que les initiateurs de ce vote local viennent de garer, face à la mairie, sur la place du marché de Greifswald. La portière arrière est ornée d’une colombe blanche, aux côtés du slogan «Oui à la paix sans les armes», repris dans le pays par ceux qui disent «comprendre» la politique de Vladimir Poutine et s’opposent à la fois aux sanctions contre Moscou et aux livraisons d’armes à l’Ukraine. Ralf Leonard, Christian Vollert et Eva Nehmzov ont pris place sur la terrasse ensoleillée du café San Marco. «Nous ne voulons pas voir cette ville se transformer en Duisbourg (NDLR: ville ouvrière de la Ruhr, à l’ouest du pays, à forte minorité turque) ou Beyrouth, on ne veut pas ici d’une criminalité de clans comme à Berlin. Greifswald a peur pour ses enfants.» Ralf Leonard, jeune retraité, le cheveu court et abondant, regard bleu, assure à de nombreuses reprises «ne rien avoir à faire avec l’extrême droite». Même si les arguments des initiateurs du référendum d’initiative populaire résonnent étonnamment comme ceux avancés à quelques pas de la place du marché, dans son bureau, par le député AfD du parlement régional, Nikolaus Kramer.
Violence contre les élus
Que se passe-t-il à Greifswald? Comment cette cité universitaire paisible, la ville où est née le peintre Caspar David Friedrich, la seule d’ex-RDA à être dirigée par un maire écologiste, en est-elle arrivée à ce niveau de polarisation? Greifswald est-elle symptomatique d’un malaise plus profond dans la société allemande, alors que les agressions de maires se multiplient dans le pays, notamment lorsque, à l’image de Stefan Fassbinder à Greifswald, qui a dû quitter une réunion publique sous escorte policière, les élus mettent en place des structures d’accueil pour les réfugiés?
Petit retour en arrière.
Après trois ans de pause relative, liée à la crise sanitaire, les départs pour l’Europe de personnes fuyant la guerre, la misère ou les conséquences du changement climatique sont repartis à la hausse en 2022. L’Allemagne, qui avait fait preuve de générosité avec les Syriens en 2015-2016, est particulièrement concernée. 244 132 migrants sont arrivés en République fédérale l’an passé, soit 28% de plus qu’en 2021. Les Syriens sont toujours le groupe le plus important (80 000 personnes, + 30% sur un an), devant les Afghans (35 000, + 57%) et les Turcs (24 000 personnes, + 339%). Le 1,2 million d’Ukrainiens enregistré depuis février 2022 n’entre pas dans ces statistiques, puisqu’ils bénéficient de la liberté de circulation dans l’Union européenne. Mais pour eux aussi, les communes doivent trouver des solutions de logement et d’intégration.
Depuis des mois, les communes et les Länder, responsables de la prise en charge des nouveaux arrivants, tirent la sonnette d’alarme: pénurie de logements, d’enseignants, écoles débordées par la gestion d’élèves ne parlant pas allemand, manque de soutien financier de la part de Berlin, inquiétudes de la population… Après plusieurs réunions tumultueuses avec les Länder, le gouvernement a accordé aux régions, en mai, une enveloppe supplémentaire d’un milliard d’euros, en plus des 2,5 milliards déjà prévus pour la prise en charge des réfugiés en 2023. Une goutte d’eau, pour les communes.
Des centres temporaires pour réfugiés complets
A Greifswald, les centres d’accueil temporaires sont aujourd’hui complets, comme dans les autres villes de la région. Prié par le préfet CDU de son district d’aider à trouver des solutions pour loger ceux qui pourraient arriver dans les prochains mois, Stefan Fassbinder, le maire Grünen, fidèle à la doctrine de «port d’accueil sûr» adoptée par la Ville en 2015, propose en février un terrain communal sur lequel le préfet pourrait édifier un village de conteneurs, à même d’accueillir cinq cents personnes. Le projet met aussitôt le feu aux poudres. «Comment peut-on envisager d’installer cinq cents réfugiés à côté d’une école? s’échauffe Eva Nehmzov. Comment peut-on imaginer que ça puisse fonctionner?» Femme au foyer de 56 ans, élégante et bronzée, Eva Nehmzov multiplie les arguments contre l’ouverture d’un nouveau foyer. A ses yeux, l’arrivée de nouveaux réfugiés ne ferait qu’aggraver les problèmes de la ville telles que l’absence de logements et la pénurie de médecins.
Elle commence alors à collecter les signatures qui ouvriront la voie au référendum populaire. Parmi elles, celle de Christian Vollert, un artisan d’aménagement d’intérieur travaillant à son compte et âgé de 46 ans: «Je travaille aussi dans les foyers de réfugiés. Quand je vois comment ça se passe, comment ils cassent tout là-dedans, comment ils vivent, les différences de culture, il était clair pour moi dès le début que je devais m’engager. J’ai un fils de 6 ans. Je ne veux pas qu’il grandisse dans une société où on a peur.»
A Greifswald, on comptait à la fin mai 5 750 étrangers, dont 2 350 pour des raisons humanitaires. «En moins de dix ans, la part des étrangers est passée de 2% à 10% de la population, rappelle Stefan Fassbinder. ça fait forcément des mécontents. Mais il n’y a pas de problème majeur, et le tissu associatif de 2015-2016 est toujours aussi actif. Certes, on a un défi d’intégration, en matière de logement et de formation. Mais on cherche des solutions. Et puis, on a un second défi, c’est la pénurie en personnel, dans tous les secteurs. La solution, c’est que ceux qui sont là soient intégrés sur le marché du travail. Il faut voir les chances que représente l’immigration. Le référendum du 18 juin à Greifswald met à mal notre réputation de ville libérale. Des entrepreneurs me demandent si l’ambiance se dégrade, si ça vaut le coup d’investir, s’ils peuvent faire venir des salariés étrangers dans la ville…»
La solution à la pénurie de personnel, c’est que les réfugiés soient intégrés sur le marché du travail.
Adeptes des mêmes mobilisations
Les deux Mohammed, 17 et 19 ans, deux amis syriens arrivés de Damas en 2016, poussent leur vélo sur les pavés de la zone piétonne. Ils font partie de ces réfugiés bien intégrés qui veulent quitter les petites villes de l’est de l’Allemagne, pour celles de l’ouest où les salaires sont plus élevés et où la population a l’habitude de côtoyer les étrangers. Les yeux rieurs, cheveux très noirs et visage fin, le premier est en train de passer son bac. Son ami, visage rond et poupin, cheveux châtains, le passera l’an prochain. Tous deux veulent étudier à Dortmund où vit un ami de Damas, l’un l’économie, l’autre l’architecture. Ils veulent quitter Greifswald, «où il n’y a rien à faire». Leurs parents resteront dans la ville. Le père du premier, avocat en Syrie, travaille dans l’intégration des réfugiés. Le père du second vient de quitter un poste dans l’électronique pour des raisons de santé et reprend des cours d’allemand, dans l’espoir de retrouver un emploi.
A Greifswald, les Libéraux plafonnent à moins de 5% des voix. Le secrétaire général du FDP pour le Land de Mecklembourg-Poméranie, David Wulff, 37 ans, travaille dans la protection civile. En 2015, il a fait partie des gens qui ont aidé à transformer les gymnases en centres d’accueil, la pire des solutions d’hébergement, aux yeux de tous les acteurs du secteur. Il résume la position de son parti, dite du «module à quatre portes»: trois portes d’ouverture (l’asile, la protection face aux conflits armés, les besoins en main-d’œuvre, comme au Canada) ; une porte pour les extraditions. «Mais il faut aussi prendre en compte les milliers de gens qui sont là, qui ne rentrent dans aucune de ces cases, qui sont intégrés. Il est absurde d’expulser un jeune parlant bien allemand et qui a entamé une formation professionnelle, comme on le voit souvent. C’est un drame, aussi pour les entreprises.»
A quelques jours du vote, l’issue du scrutin est totalement ouverte. Martina, enseignante de 35 ans, trouve la question «très importante». Elle ne sait comment voter. Un «non» donnerait des forces à l’extrême droite. Un «oui» laisserait entendre qu’elle est favorable à plus de réfugiés. L’abstention pourrait faire capoter le référendum, caduque si le taux de participation est inférieur à 25%. Un couple de retraités est clairement pour le «non», car «trop c’est trop». Deux jeunes femmes, l’une promenant son bébé, l’autre son chien, sont pour un «oui» sans condition. Tous espèrent après le vote un apaisement.
Le maire et le pasteur sont plus sceptiques. Tous deux s’inquiètent du «niveau d’organisation du mouvement» pour le «non», parlent de «radicalisation depuis le Covid». «On retrouve les mêmes personnes lors des mobilisations contre les réfugiés, contre les terminaux gaziers voulus par le gouvernement dans la région, contre les sanctions envers la Russie, contre les livraisons d’armes à l’Ukraine, contre les mesures sanitaires du temps du Covid, constate le pasteur Michael Mahlburg… C’est un mouvement bien organisé. Alors, bien sûr, on se demande qui tire les ficelles derrière tout cela, qui finance ces campagnes?» Déjà, l’exemple de Greifswald pourrait faire école. Ailleurs dans le pays, des protestataires veulent organiser des référendums locaux pour bloquer des projets de foyers pour réfugiés.
Solidarité européenne enfin effective
Même sur l’immigration, les Etats membres de l’Union européenne arrivent à s’entendre… Le 8 juin, les ministres de l’Intérieur des Vingt-Sept ont acté l’instauration d’une procédure accélérée obligatoire aux frontières de l’Union, qui permettra de rapatrier plus rapidement les candidats provenant de pays considérés comme sûrs, et un mécanisme de «solidarité obligatoire» entre les Etats pour soulager les pays en première ligne de l’émigration vers l’Europe, Espagne, Malte, Italie, Grèce, Chypre. Une capacité d’accueil de trente mille places devra être mise sur pied pour relocaliser les demandeurs d’asile. Et les pays qui refuseront de les héberger devront verser une somme de 20 000 euros par personne dans un fonds géré par la Commission européenne, à charge pour elle de les attribuer aux Etats les plus accueillants.
La Pologne et la Hongrie n’ont pas signé l’accord. La Bulgarie, Malte, la Lituanie et la Slovaquie se sont abstenus. La coalition allemande formée des sociaux-démocrates, des écologistes et des libéraux s’est ralliée au compromis européen, pourtant plus restrictif que la ligne définie par le contrat de gouvernement de 2021. La pression de l’extrême droite, créditée de 18% des intentions de vote et jusqu’à 30% dans certains arrondissements de l’ex-RDA, y a sans doute contribué.
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