L’Inde et le Pakistan ont 75 ans : les «dynasties» au pouvoir
Les 14 et 15 août, le Pakistan et l’Inde célébreront leurs trois quarts de siècle d’existence. Cet été, Le Vif explore les progrès accomplis par ces deux puissances et les tensions qui continuent de les agiter. Deuxième épisode: les Nehru et les Bhutto.
L’Inde et le Pakistan, qui sont devenus indépendants, en août 1947, après la partition de l’Empire britannique des Indes, connaissent d’emblée des trajectoires différentes: la voie de la démocratie parlementaire pour l’une, phénomène inédit pour un Etat décolonisé, l’instabilité politique pour l’autre, illustrée par une succession de Premiers ministres pendant dix ans, par l’élaboration d’une Constitution retardée jusqu’en 1956 et par le recours à l’armée deux ans plus tard en raison des troubles au Pakistan oriental, qui obtiendra lui-même son indépendance sous le nom de Bangladesh.
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Et pourtant, à New Delhi comme à Islamabad, deux familles très politiques marqueront l’histoire des Etats, de leur naissance à aujourd’hui. Le père a été Premier ministre, la fille a marché dans ses pas et la progéniture continue à nourrir quelques ambitions bien que l’âge d’or soit révolu: les «dynasties» Nehru et Bhutto ont marqué l’histoire contemporaine de l’Inde et du Pakistan.
Un idéal trahi
Même s’il ne partageait pas toutes ses opinions et moyens d’action, c’est adoubé par le grand artisan de l’indépendance indienne, Gandhi, que Jawaharlal Nehru, membre du Congrès national indien, devient Premier ministre de l’Etat nouvellement indépendant, le 15 août 1947. L’héritier a déjà une longue expérience de la lutte politique, qui l’a mené jusqu’à Bruxelles (lire l’encadré page 73), quand il devient chef du premier gouvernement indien. L’aura du maître Gandhi, qui sera assassiné en 1948, et sa popularité de vieux routier le maintiendront au pouvoir pendant dix-sept ans. Pour Gilles Boquérat, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique et auteur de L’Inde d’aujourd’hui en 100 questions (2021, Perrin), «personnellement enclin à opposer rationalité scientifique à foi religieuse, Nehru consolida les fondations d’une Inde démocratique, pluraliste et laïque, se prêtant volontiers au jeu de la confrontation parlementaire durant une période qui vit les trois premières élections législatives nationales». Un ancrage dans la démocratie que mettra paradoxalement en péril… sa fille.
Jawaharlal Nehru consolida les fondations d’une Inde démocratique, pluraliste et laïque.
Après la mort naturelle de Jawaharlal Nehru, en 1964, Indira Gandhi, sa fille rompue aux arcanes de la politique et aux débats au sein du Parti du congrès, s’impose pour lui succéder. Le résultat des élections législatives de 1966 confirme sa destinée. Sa politique s’inscrit dans la continuité de celle de son père. Le socialisme réformiste développé par celui-ci est même conforté. Mais la conjoncture change avec le choc pétrolier de 1973. Des mouvements sociaux éclatent en plusieurs régions du pays. C’est dans ce contexte que la Haute Cour de l’Etat de l’Uttar Pradesh invalide pour irrégularités son élection lors du scrutin législatif de 1971. Arguant de la menace que fait peser l’agitation sociale sur les institutions, Indira Gandhi réplique en faisant instaurer l’état d’urgence. Deux ans durant, les libertés seront restreintes jusqu’à ce que, confiante dans sa victoire aux législatives de 1977 qu’elle a convoquées, Indira Gandhi soit… battue par une coalition fondée sur le rejet de sa gouvernance autocratique.
Entre les dictatures
Au Pakistan, on l’a vu, la démocratisation n’est pas un long fleuve tranquille. Face à l’instabilité persistante des premières années de l’indépendance, l’armée a été appelée à la rescousse. Le général Muhammad Ayoub Khan a dirigé le pays de 1958 à 1969. Le Pakistan connaîtra deux autres périodes de dictature militaire, sous le général Muhammad Zia-ul-Haq (1978-1988) et sous Pervez Musharraf (2001-2008). La famille Bhutto, elle, jouera un rôle essentiel dans l’implantation de la démocratie pakistanaise.
En décembre 1970, la Ligue Awami gagne les élections législatives au Pakistan oriental, et le Parti du peuple pakistanais (PPP), fondé par Zulfikar Ali Bhutto, qui a été ministre des Affaires étrangères sous Ayoub Khan, remporte la majorité des sièges au Pakistan occidental. La population du Pakistan oriental étant plus importante que celle de l’ouest du pays, la Ligue Awani est censée exercer le pouvoir. Bhutto s’y refuse. Une guerre civile éclate. Conséquences: le Pakistan oriental, soutenu par l’Inde, obtient son indépendance le 16 septembre 1971 sous le nom de Bangladesh, et Zulfikar Ali Bhutto accède à la présidence du «nouveau Pakistan». Dans la foulée, il fait adopter une nouvelle Constitution qui réduit la présidence à un poste essentiellement honorifique et octroie la réalité du pouvoir au Premier ministre.
Première femme ministre
En août 1973, il prend la tête du gouvernement, qu’il conservera jusqu’en juillet 1977, et introduit le concept de «socialisme islamique». «Le Pakistan étant à majorité musulmane, les religieux ont vu d’un très mauvais œil l’introduction du socialisme qu’ils jugeaient comme une idéologie athée», souligne Tasnim Butt, assistante à la faculté des sciences sociales et politiques de l’ULB et autrice de Pakistan (De Boeck, 2014). «Pour concilier ces dimensions, Zulfikar Ali Bhutto a inventé le socialisme islamique, une politique en faveur de la classe ouvrière enrobée de préceptes islamiques.» Il aura été un Premier ministre à la fois populaire et controversé, notamment pour avoir tué dans l’œuf des aspirations autonomistes régionales, comme au Balouchistan. «C’est aussi le seul leader civil qui, après un simulacre de procès, a été exécuté par la dictature militaire» le 4 avril 1979, complète Tasnim Butt. «Son martyre a ajouté à son aura.»
Zulfikar Ali Bhutto a inventé le socialisme islamique, une politique en faveur de la classe ouvrière enrobée de préceptes islamiques.
Le Parti du peuple pakistanais étant une formation «dynastique» qui appartient à la famille Bhutto, la fille de Zulfikar Ali Bhutto, Benazir, continuera à jouer un rôle en coulisse pendant la dictature du général Zia-ul-Haq, dans les années 1980. Quand celui-ci meurt dans un attentat, elle est prête à reprendre le flambeau, d’autant que le PPP reste dominant sur la scène politique. «Elle devient la première femme ministre d’un pays à majorité musulmane dans l’histoire politique contemporaine, décrypte Tasnim Butt. Malheureusement, elle ne sera pas très efficace sur le plan politique. Elle ne parvient pas à redresser la situation économique. Son gouvernement est corrompu. Son mari est surnommé “Monsieur 10%”, soupçonné qu’il est d’empocher à lui seul 10% du PIB du pays dans des affaires de corruption…»
La main de l’extrémisme religieux
Indira Gandhi et Benazir Bhutto, autre parallèle saisissant, connaîtront finalement le même sort: elles seront assassinées. Redevenue Première ministre en 1980, la dirigeante indienne est tuée le 31 octobre 1984 par deux de ses gardes du corps sikhs, à New Delhi. En juin de cette année-là, elle a ordonné une opération de l’armée contre le temple d’or d’Amritsar, lieu sacré de la religion sikh, pour étouffer une révolte menée par un dévot fondamentaliste. De son côté, revenue au pays après la dictature militaire de Pervez Musharraf pour participer aux élections, Benazir Bhutto est abattue à la fin d’un meeting à Rawalpindi, le 27 décembre 2007. La responsabilité de l’attaque commise par un jeune garçon de 15 ans sera attribuée aux talibans pakistanais, sans qu’elle soit définitivement établie.
Depuis, Rajiv Gandhi, fils d’Indira, son épouse Sonia et leur fils Raul ont tenté de perpétuer l’héritage familial en Inde. Sans grand succès. Bilawal Bhutto Zardari, fils de Benazir, a un peu mieux réussi: il est devenu ministre pakistanais des Affaires étrangères, le 27 avril dernier. Mais, à coup sûr, l’âge d’or des «dynasties» Nehru et Bhutto est révolu.
Au congrès de Bruxelles
Jawaharlal Nehru fonde son action sur une expérience certaine quand il devient le premier chef de gouvernement de l’Inde indépendante. Vingt ans plus tôt, en février 1927, il a participé au Congrès anti-impérialiste de Bruxelles qui a rassemblé 134 organisations, associations ou partis politiques de 34 pays. Parmi leurs représentants figuraient des futurs leaders nationaux d’Inde, d’Indonésie, d’ Afrique du Sud ou du Sénégal.
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