L’Inde et le Pakistan ont 75 ans : Etats sous pression religieuse
Les 14 et 15 août, le Pakistan et l’Inde célébreront leurs trois quarts de siècle d’existence. Cet été, Le Vif explore les progrès accomplis par ces deux puissances et les tensions qui continuent à les agiter. Troisième épisode: les ravages du fondamentalisme.
L’Inde et le Pakistan ne sont pas les pays auxquels le commun des mortels songe naturellement pour représenter la tempérance et l’harmonie religieuses, malgré le message et l’héritage du Mahatma Gandhi. Cette évolution était-elle inscrite dans les modalités de la naissance des deux Etats? Non. Le Pakistan aurait pu se reposer sur la quasi complète homo- généité de sa population, à plus de 95% musulmane dans un pays fondé avec l’objectif d’accueillir la communauté islamique de l’Empire britannique des Indes, pour trouver la plénitude spirituelle. L’Inde aurait pu s’appuyer sur la laïcité reconnue dans sa Constitution pour forger une cohabitation heureuse entre des hindouistes majoritaires (80%), une forte minorité musulmane (15%) et des communautés chrétienne, sikh, boud- dhiste… Ni l’un ni l’autre modèle n’ont pourtant préservé les deux nations des affres du fondamentalisme religieux. Le phénomène peut être expliqué.
Le Pakistan est le seul état, avec Israël, qui a été fondé sur une base confessionnelle, en 1947, après la Seconde Guerre mondiale.
«Le Pakistan est le seul Etat, avec Israël, qui a été fondé sur une base confessionnelle, en 1947, après la Seconde Guerre mondiale», rappelle d’abord Gilles Boquérat, auteur de Le Pakistan en 100 questions (Tallandier, 2018) et de L’Inde d’aujourd’hui en 100 questions (Tallandier, 2021). Pour autant, le deuxième pays au monde par le nombre de musulmans, après l’Indonésie et juste avant… l’Inde, n’était pas prédestiné à devenir un laboratoire de l’islamisme. Un homme va beaucoup y contribuer.
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Le dictateur courtise les islamistes
En 1978, le général Muhammad Zia-ul-Haq renverse le Premier ministre Zulfikar Ali Bhutto. Il restera une décennie au pouvoir et bouleversera profondément la société pakistanaise. «Il n’a aucune légitimité politique pour diriger le pays. Il va donc s’en créer une en se basant sur l’islam. Il rompt ainsi avec la tradition de ses prédécesseurs militaires, Muhammad Ayub Khan et Muhammad Yahia Khan (NDLR: au pouvoir de 1958 à 1971), qui ont toujours essayé de séparer le religieux de l’Etat», avance Tasnim Butt, assistante à la faculté des sciences sociales de l’ULB et autrice de Pakistan (De Boeck, 2014).
Le général Zia-ul-Haq voit dans les islamistes des alliés. «Il leur offre un accès sans précédent à l’appareil d’Etat. Il leur confie quelques portefeuilles ministériels et leur apporte un soutien financier. Mais il ne va jamais leur concéder le pouvoir politique. Du coup, fatigués qu’il continue à concentrer tous les pouvoirs entre ses mains, les islamistes finiront par se brouiller avec lui», précise Tasnim Butt.
Société islamisée
Peu importe, le mal est fait. Muhammad Zia-ul-Haq a islamisé les lois et la société. C’est de son «règne» que datent la création de cours et tribunaux islamiques, l’instauration d’études islamiques dans les écoles et à l’armée, le creusement de la fracture entre sunnites, majoritaires, et chiites à travers l’obligation du prélèvement de l’aumône au profit de l’Etat alors que les seconds en étaient exemptés, la réintroduction des châtiments corporels pour adultère, consommation d’alcool, ou encore le renforcement de la loi contre le blasphème, désormais puni de la peine de mort.
L’impact de cette islamisation forcée se fait encore ressentir aujourd’hui. «Il va être très difficile pour les gouvernements pakistanais qui succéderont à la dictature militaire de pouvoir modifier ces lois. Les islamistes ont gagné en pouvoir, et pas seulement politiquement. Ils expriment leur force par l’intimidation, la violence, les assassinats ciblés. Ils ont la capacité de mobiliser des milliers d’individus, de les faire descendre dans la rue, et ainsi de paralyser l’économie du pays pour mettre la pression sur les dirigeants. Cela va décourager les exécutifs à prendre ne serait-ce que des mesures pour réduire la portée de la loi sur le blasphème ou celle d’autres dispositions discriminatoires, notamment à l’encontre des femmes et des minorités, souligne la chercheuse de l’ULB. Rien n’est impossible. Mais il faudrait une politique sérieuse de lutte contre l’extrémisme. Or, on est loin du compte.»
La question est d’autant plus compliquée à régler que les groupes islamistes peuvent servir, à l’occasion, les intérêts du pouvoir en place. La guerre de basse intensité avec l’Inde sur le dossier du Cachemire, territoire pour partie indien revendiqué par Islamabad depuis la partition de 1947, en fournit une illustration éloquente. Le gouvernement pakistanais utilise des groupes islamistes pour entretenir le conflit, faute de perspective d’avancées diplomatiques. Le constat est implacable: le fondamentalisme a progressé depuis les années 1980 et la société est devenue assez intolérante ; pour preuve, la criminalisation du blasphème fait désormais consensus et personne n’oserait réellement la remettre en cause.
Les fondamentalistes ont la capacité de faire descendre des milliers d’individus dans la rue et de paralyser l’économie du pays pour mettre la pression sur les dirigeants.
Nationalisme hindou
La montée du fondamentalisme hindou en Inde est plus récente, même si, déjà avant la création de l’Etat, les pluralistes laïcs et les nationalistes hindous se disputaient le leadership idéologique. Les premiers l’ont d’abord emporté. «L’Inde s’est créée sur les fondements d’un Etat laïque. Et, constitutionnellement, il l’est toujours», rappelle Gilles Boquérat.
Le tournant déterminant de l’immixtion du religieux en politique s’opère avec l’accession à la tête du gouvernement du leader du Parti du peuple indien (Bharatiya Janata Party), Narendra Modi, à la faveur des élections législatives d’avril et mai 2014. Lors de son premier mandat, sa politique est essentiellement axée sur les questions économiques. A l’entame du second, elle prend des accents résolument identitaires.
Le gouvernement Modi met fin, au début du mois d’août 2019, au statut d’autonomie du Cachemire, le seul Etat indien à majorité musulmane. Dans la foulée, les principaux leaders politiques de la province sont arrêtés. En décembre de la même année, il fait adopter un amendement à la loi sur la citoyenneté qui facilite l’accès à la nationalité indienne des immigrés arrivés avant 2015 du Pakistan, du Bangladesh, et de l’Afghanistan, à l’exception des musulmans…
Impunité des discriminations
«Les revendications hindouistes ont d’autant plus libre cours qu’elles bénéficient d’un climat d’impunité depuis que le BJP est au pouvoir, observe Gilles Boquérat. On l’a encore vu récemment. La moindre petite insulte ressentie envers des dignités hindoues est l’occasion, si ce n’est d’envoyer des gens en prison, au moins de les arrêter. Ces dernières années, un climat d’intolérance à l’égard de toute critique de la religion hindoue s’est développé. Le pendant est que les musulmans et, dans une moindre mesure, les chrétiens sont de plus en plus “remis à leur place”.»
L’ exacerbation des discriminations à l’encontre des musulmans résulte du poids de l’histoire, qui a vu l’Empire britannique des Indes se disloquer sur une base confessionnelle, et de l’importance de la communauté, la plus grande non hindoue. «Depuis la partition, [les musulmans] sont souvent appelés à prouver leur patriotisme envers l’Etat indien, quand ils ne sont pas suspectés de sympathies à l’égard de la République islamique du Pakistan, écrit Gilles Boquérat dans L’Inde d’aujourd’hui en 100 questions. Les revendications séparatistes exprimées au Cachemire […] renforcent l’idée qu’ils sont la source de problèmes, un sentiment que le terrorisme islamique a aggravé et qui s’exprime de façon plus décomplexée depuis que Narendra Modi est au pouvoir. Au quotidien, cette défiance se traduit par des discriminations dans l’accès au logement et à l’emploi, des discours haineux sur les réseaux sociaux ou encore la campagne à connotation patriarcale Love Jihad, menée par des extrémistes hindous contre des musulmans qui séduiraient des jeunes femmes hindoues dans le seul but de les convertir.»
Penchant inquiétant
Incontestablement, le sort des minorités religieuses est plus précaire encore au Pakistan. On en a eu une démonstration avec l’affaire Asia Bibi. Cette chrétienne avait été accusée par des voisines en 2019 de s’être désaltérée avec un gobelet d’eau réservée à ses collègues musulmanes lors d’une cueillette de fruits et d’avoir ensuite proféré des injures contre le prophète Mahomet, ce qu’elle a toujours nié. Arrêtée, condamnée à mort en vertu de la loi sur le blasphème, emprisonnée pendant neuf ans, elle fut finalement acquittée en 2018 par la Cour suprême du Pakistan et autorisée à s’exiler au Canada.
Néanmoins, l’évolution qu’imprime à la société indienne le national-populisme du BJP et de Narendra Modi doit légitimement inquiéter. «Beaucoup d’extrémistes hindous aimeraient que l’Inde, à l’image de ce qu’a été le Népal pendant des années, c’est-à-dire un royaume hindou (NDLR: de son indépendance en 1947 à l’adoption d’une nouvelle Constitution en 2015, instaurant une république parlementaire laïque), devienne un pays où la religion officielle serait l’hindouisme», avertit Gilles Boquérat. C’est loin d’être réalisé. Mais c’est l’ambition que certains prêtent à Narendra Modi et à son parti. Avec des conséquences incalculables.
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