L’Inde et le Pakistan ont 75 ans : deux pays aux essors économiques contrastés
Les 14 et 15 août, le Pakistan et l’Inde ont célébré leurs trois quarts de siècle d’existence. Cet été, Le Vif explore les progrès accomplis par ces deux puissances et les tensions qui continuent à les agiter. Cinquième épisode: les acquis et les lacunes.
A l’heure du bilan, le cap des 75 ans franchi, l’avantage est-il à l’Inde? La comparaison entre les deux rejetons de l’Empire britannique des Indes est forcément tronquée. Avec 1,412 milliard d’habitants sur une superficie quatre fois plus grande, l’Inde, appelée à devenir plus peuplée que la Chine dès 2023 selon les perspectives d’une étude du Fonds des Nations unies pour la population publiée le 11 juillet, a une place naturellement dominante par rapport au Pakistan et ses quelque 221 millions d’âmes. Même si ce pays n’est pas à l’abri d’un problème d’espace vital, sa population étant appelée à doubler dans les trente ans à venir…
Ce différentiel précisé, l’Inde est ostensiblement en avance sur de nombreux points par rapport à son voisin: la stabilité de la démocratie, le respect des droits humains, le dynamisme de son économie… Revue des acquis et des progrès encore à réaliser à New Delhi et à Islamabad avec Gilles Boquérat, auteur de L’Inde d’aujourd’hui en 100 questions (Tallandier, 2021), et Tasnim Butt, autrice de Pakistan (De Boeck, 2014).
Souverainetés confortées
«L’Inde est restée dans les frontières qu’elle avait à sa création, en 1947. Ce n’était pas du tout gagné, analyse Gilles Boquérat. Dans les années qui ont suivi l’indépendance, on craignait une implosion de ce pays multiethnique, multireligieux, handicapé par une disparité entre le Nord et le Sud et par des volontés séparatistes, notamment au nord-est de son territoire. L’Inde a survécu dans ses frontières actuelles, malgré, aussi, les tensions avec la Chine.»
«En 1947, beaucoup pensaient que le Pakistan reviendrait dans le giron de l’Inde et qu’il ne parviendrait pas à survivre, poursuit Tasnim Butt. Il a survécu malgré les drames qu’il a connus: l’amputation de plus de la moitié de son territoire, en 1971, après l’indépendance du Bangladesh, des troubles sécessionnistes internes, la violence terroriste… En dépit de cela, il a réussi à se forger une sorte d’identité nationale.»
Démocratie et instabilité
«La démocratie a survécu en Inde après le très court intermède de l’état d’urgence entre 1975 et 1977 sous Indira Gandhi. Même si, aujourd’hui, la démocratie est de plus en plus mise à mal par les dirigeants du pays», souligne le chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique. La plus grande démocratie au monde a aussi acquis une place de plus en plus grande sur la scène politique internationale grâce à une diplomatie assez habile.
«La fonction tribunicienne de la politique extérieure de l’Inde, qui est présente dans les grands organismes internationaux, remonte à l’époque du mouvement des non alignés (NDLR: alliés ni aux Etats-Unis ni à la Russie au temps de la guerre froide), rappelle Gilles Boquérat. Il faut garder en mémoire que l’Inde ne se considère plus seulement comme un Etat-nation mais aussi comme un Etat-civilisation. C’est l’histoire d’un pays multiséculaire qui, à ce titre, estime avoir un rôle particulier à jouer à l’échelon international. Cette ambition a été limitée par le sous-développement qu’a connu l’Inde pendant les premières décennies après l’indépendance. Mais commençant à en sortir, elle s’est montrée plus revendicative. Elle réclame depuis des décennies d’être membre du Conseil de sécurité des Nations unies. Et elle est aussi devenue une puissance militaire qui compte, détentrice, aux côtés de quelques Etats seulement, de l’arme nucléaire.»
L’Inde ne se considère plus seulement comme un état-nation mais aussi comme un état-civilisation.
S’il a obtenu certains succès en devenant notamment le seul pays à majorité musulmane, possédant l’arme nucléaire et disposant d’une armée puissante, le Pakistan est aussi extrêmement fragile. «C’est un pays politiquement instable, juge Tasnim Butt, assistante à la faculté des Sciences sociales et politiques de l’ULB. Il l’a toujours été. Il a connu plusieurs dictatures militaires. Et quand les civils sont au pouvoir, son exercice est miné par les rivalités et la polarisation. En outre, tous les gouvernements successifs, quels qu’ils soient, ont été excessivement corrompus. Ils ne sont jamais parvenus, par exemple, à mettre en place une politique fiscale. Lorsqu’ils réussissent à développer l’économie, aucune répartition juste ne s’opère au niveau de la société. Beaucoup de secteurs sont laissés à l’abandon: la santé, l’éducation… L’armée continue à absorber une partie importante du budget et une autre part substantielle est consacrée au remboursement de la dette. Il y a aussi les questions des minorités, des droits humains, de la condition des femmes, de la violence, de l’insécurité, du terrorisme, même s’il est moindre que dans les années 1980, 1990, 2000…»
Boom économique et stagnation
En matière de développement économique, le fossé entre l’Inde et le Pakistan tend aussi à s’élargir. «Depuis deux ou trois décennies, l’Inde a montré des taux de croissance assez intéressants, observe Gilles Boquérat. Elle a beaucoup changé au cours des vingt dernières années, notamment en matière d’infrastructures et dans les grandes villes.» Cette évolution accroît le différentiel avec le Pakistan.
«Si on regarde le revenu par habitant, la courbe s’est inversée au cours de la première décennie 2000. Cela montre que le développement économique s’est accéléré en Inde, ce qui n’a pas été le cas au Pakistan. De plus, l’ écart entre les revenus par habitant tend à s’accroître. Pendant des années et des années, la roupie pakistanaise a été plus forte que l’indienne. Aujourd’hui, un dollar vaut 80 roupies indiennes et 200 roupies pakistanaises… Il y a un potentiel de développement dans le premier pays que l’on trouve difficilement au Pakistan. Même chose pour le dynamisme des entreprises, notamment dans le secteur des data…»
Tasnim Butt partage le constat sur la conjoncture actuelle mais le nuance sur le potentiel à faire fructifier. «Cela fait 75 ans que les Pakistanais se battent contre leurs propres démons pour essayer de se stabiliser. Pour l’avenir à court terme, je ne vois pas vraiment de changement possible. Au contraire, le pays traverse une grave dépression économique. Il fait face à une crise énergétique terrible avec des coupures d’électricité qui peuvent atteindre douze heures par jour. Cela ruine les perspectives de développement économique. Les industries n’ont pas d’électricité pour pouvoir se développer. Le secteur textile, en particulier, souffre énormément parce que ses exportations sont entravées. L’inflation est très importante. Le gouvernement a mené des campagnes d’austérité en encourageant le télétravail ou en réduisant d’un jour la semaine de travail des fonctionnaires. Mais ce ne sont que de petites mesures ponctuelles. La situation économique est vraiment mauvaise. Beaucoup de Pakistanais ont peur que le pays ne tombe en faillite, comme c’est le cas au Sri Lanka.»
«Le Pakistan est un pays très dépendant de l’assistance étrangère, du Fonds monétaire international, de la Chine, de l’Arabie saoudite et d’autres pays du Golfe, ainsi que des fonds provenant de sa communauté expatriée. Les capitaux rapatriés par les travailleurs pakistanais à l’étranger sont supérieurs à la manne des revenus d’exportation, ajoute Gilles Boquérat. C’est un pays qui est continuellement en train de renégocier des accords de crédits avec des grandes institutions internationales, comme le FMI.»
«Pourtant, dans les années 1960, le Pakistan était un pays très prometteur sur le plan économique. On parlait de lui comme de l’un des six dragons asiatiques de l’époque. Il a beaucoup de potentialité. Il pourrait réellement évoluer dans le bon sens s’il était administré de manière compétente, ce qui n’est pas le cas…», déplore l’assistante de l’ULB.
Tensions bilatérales
La croissance économique, que ce soit en Inde ou au Pakistan, n’est pas encouragée non plus par les tensions récurrentes entre les deux pays. La cause principale de celles-ci réside dans la non-résolution de la question du Cachemire, disputé par les deux Etats depuis 1947. Elle a donné lieu à plusieurs guerres. «Tant que cette question ne sera pas résolue, on ne pourra pas améliorer ni les relations entre les deux pays ni les phénomènes d’extrémisme religieux. Le fait que le Pakistan soutienne l’insurrection au Cachemire depuis 1989 dicte la nature des relations du pouvoir avec les groupes islamistes», décrypte Tasnim Butt.
«De manière générale, la rivalité indo-pakistanaise est centrale dans la définition de la politique du Pakistan mais également de l’Inde. Prenez l’Afghanistan. L’implication du régime d’Islamabad à Kaboul ne peut se comprendre qu’en regard de sa rivalité avec New Delhi. C’est pour prévenir l’éventualité d’une agression indienne que le Pakistan essaie d’instaurer un pouvoir ami en Afghanistan et qu’il soutient les talibans.» Les relations sont donc en permanence tendues. Mais les deux pays connaissent aussi les limites de leur confrontation. En tant que puissances nucléaires, ils ne peuvent pas se permettre une guerre ouverte… Sur les sommets de l’Himalaya au moins, la dissuasion reste efficace.
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