« L’immense fossé entre les deux Amériques s’est encore creusé »
Les élections ont accentué la fracture politique qui divise l’Amérique en deux, constate Michel Liégeois, professeur de relations internationales à l’UCLouvain.
Il n’y a pas eu de « vague bleue » démocrate et les élections américaines, indécises, vont se jouer dans quelques swing states, où le dépouillement des votes par correspondance prendra du temps. Ce scénario vous a surpris ?
Michel Liégeois (UCLouvain) : Il est frappant de constater que dans des Etats comme la Floride ou le Texas, Joe Biden est resté en tête jusqu’à la moitié environ du dépouillement des votes. Il semble bien que le candidat démocrate y remporte le vote urbain, mais que le vote rural a ensuite fait pencher la balance en faveur de Donald Trump, qui finit par rafler ces Etats. Il faudra attendre le résultat final du dépouillement dans quelques Etats-clés comme la Pennsylvanie. Si Donald Trump gagne ces élections, cela posera une fois de plus la question de la fiabilité des projections des instituts de sondages. Plus largement, je constate que l’immense fossé qui existe entre l’Amérique pro-Trump et celle des anti-Trump s’est encore creusé.
Les sondages de ces dernières semaines semblaient indiquer une landslide victory, une victoire écrasante des démocrates. Ce n’est pas du tout le cas. L’Election Day a déjoué tous les pronostics ?
Malgré la nette avance de Joe Biden dans les enquêtes d’opinion, les experts se sont montrés relativement prudents pour cette élection-ci. Trois scénarios ont été envisagés : un raz-de-marée électoral de Joe Biden, des résultats très serrés, ou une répétition du scénario de 2016, avec une victoire surprise de Donald Trump. Il y a quatre ans, la plupart des sondages nationaux donnaient Hillary Clinton gagnante et ils se sont trompés. Ces élections-là ont révélé l’inadéquation des instruments de mesure de l’opinion, et cela en raison de nouveau comportements électoraux. Chez nous comme aux Etats-Unis, les instituts de sondage ne publient jamais les résultats bruts. Des coefficients sont utilisés pour corriger les chiffres, sachant que de nombreux sondés sont réticents à dire quel sera leur vote réel. Les instituts de sondages se trompent de plus en plus souvent car ils négligent dans leurs calculs l’influence des réseaux sociaux. Donald Trump a instrumentalisé à son profit des théories complotistes qui échappent au débat électoral visible et se propagent en coulisses. Les électeurs sensibles à ces messages avouent rarement leur choix électoral, car ils tiennent à rester masqués. L’ampleur de leur vote est largement sous-estimée. Il semble que cela se confirme aujourd’hui.
Donald Trump assure avoir « gagné » et dénonce « un groupe de misérables qui essaient de nous voler l’élection ». Avant même le scrutin, le président sortant n’a cessé de parler de « fraudes massives » et d' »élections truquées ». La démocratie américaine sort fragilisée de ces élections ?
L’éviction d’électeurs des listes, les nombreux votes anticipés non comptabilisés, la contestation des résultats…, tout cela n’est pas vraiment nouveau aux Etats-Unis. En novembre 1960, l’élection de John Fitzgerald Kennedy a été entachée d’irrégularités et de soupçons de manipulation. Ce qui pose question sur la réalité de la victoire du candidat démocrate, d’autant que ce scrutin était très serré : JFK l’a emporté sur Richard Nixon avec une avance de moins de 113 000 voix et il a gagné dans une minorité d’Etats, 23, pour 26 à son adversaire républicain. Après l’élection de novembre 2000, George W. Bush et Al Gore ont dû attendre plus d’un mois les résultats de l’Etat de Floride, déterminants pour le verdict final. Le candidat démocrate a jeté l’éponge après la décision de la Cour suprême de refuser un ultime recomptage des voix, proclamant ainsi Bush Junior président. Al Gore avait pourtant récolté 550 000 voix de plus que son adversaire républicain au niveau national, mais les 550 voix d’avance que George W. Bush a officiellement obtenues en Floride lui ont permis d’avoir tous les grands électeurs de cet État et de remporter l’élection. La démocratie américaine est suffisamment forte pour résister aux polémiques juridico-politiques. Une fois les accusations de fraudes éteintes, le président entre en fonction sans que ces litiges entachent sa légitimité.
Le fonctionnement et la représentativité du processus électoral américain suscitent tout de même le débat. Chaque Etat a son système et son mode de dépouillement, le candidat déclaré vainqueur n’a pas forcément remporté le vote populaire… Une machinerie boiteuse ?
Les Européens, focalisés sur le pouvoir concentré dans les mains du président américain, sous-estiment le caractère profondément fédéral des Etats-Unis. Chaque Etat est souverain dans de très nombreuses matières : le déroulement particulier des primaires, le dépouillement des bulletins de vote et les modalités pour désigner les grands électeurs, qui à leur tour choisissent le président et le vice-président. Il serait très mal venu, aux yeux des Etats, qu’une initiative soit prise au niveau fédéral, à Washington, en vue d’uniformiser le système de vote. D’éventuels changements pour améliorer les procédures ne peuvent venir que d’efforts que pourraient entreprendre les Etats. La démocratie américaine aurait tout à gagner de telles réformes.
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