Liban: la «génération 2019» contre les dinosaures (analyse)
De nouveaux acteurs se mobilisent pour sortir le pays de sa paralysie à l’occasion des premières législatives depuis le soulèvement populaire, l’aggravation de la crise et l’explosion du port de Beyrouth. Mais la classe politique traditionnelle est déterminée à garder la main.
Il y a quelques mois encore, Michel Helou était directeur des publications au quotidien francophone L’Orient-Le Jour ; aujourd’hui, il est en lice pour devenir député. Comme lui, plusieurs dizaines d’hommes et de femmes, las de voir le Liban agoniser sans fin, ont entamé un virage à 180 degrés dans leur vie personnelle, en décidant de s’engager en politique. Plus qu’un choix, une nécessité: alors que l’émigration se mue en exode – près d’un Libanais sur deux envisage de quitter sa terre natale, selon un sondage récent (1) –, la pétrification du système libanais, incapable de dessiner une sortie de crise, menace l’avenir même du pays. «Nous sommes dans une situation de désespoir généralisé. Que l’on se sente abandonné ou emprisonné, nous avons tous le sentiment d’avoir perdu notre dignité», avoue Michel Helou.
Si vous êtes opposé au Hezbollah et à Amal, alors forcément, pour eux, vous êtes dans le camp américain, israélien et saoudien.
Alors que, longtemps, les élections législatives libanaises n’ont servi qu’à recycler les figures au pouvoir depuis plus de trente ans, ce vent nouveau semble en mesure de chambouler le panorama politique libanais. En décembre dernier, des sondages d’opinion indiquaient que près de 25% des votants étaient prêts à donner leur voix à de nouveaux arrivants.
Verena el-Amil, 25 ans, est l’une des plus jeunes candidates. Figure incontournable de la «Thawra» , le soulèvement libanais qui a débuté le 17 octobre 2019, elle est résolue à ne pas baisser les bras. «C’est la continuité de la révolution, de la rue jusque dans la politique. Je suis là pour porter la voix de la jeunesse au Parlement. Ils seront obligés de nous écouter, de voir que nous existons, et de comprendre notre détermination à faire bouger les choses», affirme-t-elle. Une candidature qui a fait l’unanimité absolue dans les rangs des acteurs du mouvement de contestation. Il faut dire que depuis ces jours et ces nuits d’effervescence, où les barrières confessionnelles solidement installées et entretenues par le régime avaient éclaté, le Liban a sombré, anéantissant toute volonté de mobilisation populaire. Il y eut, bien sûr, la terrible explosion qui défigura une partie de la capitale le 4 août 2020, mais également, de manière plus discrète, des dizaines de milliers de cris sourds, étouffés par une classe politique cupide et incapable de redonner un cap à une nation à la dérive.
Les racines de la colère
Car le bilan pour le pouvoir libanais est cataclysmique: à la dévaluation de la monnaie, la livre – qui a perdu 95% de sa valeur –, il faut ajouter une inflation record (+ 240% en janvier 2022), des pénuries en tous genres et des drames récurrents qui font de la crise libanaise une des trois plus importantes que la planète a connu depuis 1850, selon la Banque mondiale. Désormais, près de 80% de la population évoluent sous le seuil de pauvreté. La détresse ronge les âmes autant que la faim saisit les corps, et pourtant, il y a bien pire encore: le terrible sentiment d’impuissance qui habite les Libanais de tous âges et de toutes confessions, qui ont vu leurs modestes économies placées en banque disparaître. Et la situation pourrait être plus dramatique encore si une partie importante de la population ne survivait grâce aux devises envoyées par la diaspora ou par les Libanais qui travaillent à l’étranger. «On a rarement observé une telle situation dans un pays qui n’est pas en guerre. Une dépression lente et graduelle, ponctuée de chocs très violents. Et puis, voir tous ses proches quitter le Liban les uns après les autres, c’est très dur à porter psychologiquement», poursuit Michel Helou.
Au pays du Cèdre, quand il s’agit de politique, rien n’est simple. L’affaire se corse encore peu plus en période d’élections, où le pays se voit découpé en quinze circonscriptions, taillées sur mesure pour les grands partis au pouvoir, et où la nomination des députés de chaque subdivision se fait selon des quotas confessionnels prédéfinis. Il faut ajouter à cela une loi électorale d’une complexité sans nom, retoquée en 2017, et articulée autour d’un «quotient» favorisant les grosses formations. Karim Emile Bitar, professeur associé à l’université Saint-Joseph de Beyrouth, confirme: «Alors même qu’il y a un rejet massif de la classe politique, ces élections ne changeront probablement pas le rapport des forces au Parlement et permettront dans une très large mesure la reproduction des élites qui ont gouverné le Liban depuis les trente dernières années. Essentiellement en raison de cette loi électorale particulièrement scélérate, qui donne un avantage démesuré aux partis communautaires.»
Population en dépendance
«Nous ne sommes pas sur un pied d’égalité, c’est certain, concède Verena el-Amil. Cette loi électorale est construite en leur faveur, pour servir leurs intérêts. Mais aujourd’hui, le combat est lancé, il faut aller jusqu’au bout.» Aller jusqu’au bout, Ali Mrad et Ali Khalifeh semblent bien décidés à le faire. Cap vers le sud du pays, chasse gardée du duo de partis chiites Amal-Hezbollah, dont la présence n’a pas attendu les élections pour être visible. Drapeaux des mouvements politiques, portraits géants de leurs leaders, cette région frontalière avec Israël est un point chaud. Conséquence, s’inscrire sur une liste d’opposition n’est pas un acte anodin. «Notre campagne se déroule sous une grosse pression, avec des mensonges et des calomnies pour nous diaboliser. Nous sommes accusés d’être des traîtres: si vous êtes opposé au Hezbollah et à Amal, alors forcément, pour eux, vous êtes dans le camp américain, israélien et saoudien», développe Ali Mrad qui se présente dans la région de Nabatieh (Sud III). En avril, l’annonce de la liste sur laquelle figure Ali Khalifeh dans la région de Tyr (Sud II) a dû être annulée, après que des hommes armés aient tiré des coups de feu en l’air. «Depuis, les menaces et les intimidations n’ont pas cessé un seul instant», rapporte-t-il. Une stratégie de harcèlement qui porte parfois ses fruits: quatre candidats, sous la pression, ont décidé de se retirer dans d’autres circonscriptions.
Il sera difficile de vivre dans un pays où nos concitoyens votent encore pour ceux qui nous ont tués.
Cette pression affecte également une population parfois totalement dépendante des chefs communautaires. «Il faut dire que l’Etat est presque absent, et que les forces politiques en profitent: dans le sud, ils sont en train de distribuer de l’essence, de la nourriture… Souvent, ces produits viennent de Syrie, le Hezbollah qui contrôle les frontières les importe sans avoir à payer de taxes ce qui leur permet de les restituer à bas coût», poursuit Ali Khalifeh. Le clientélisme est un véritable fléau au Liban. L’ Association libanaise pour la démocratie des élections (Lade) a dénoncé très récemment le fait que «de nombreux candidats profitent de la détérioration économique et financière et des conditions de vie des électeurs, de sorte que l’achat de voix se manifeste sous le nom d’aide». Coupons d’essence, livraison de générateurs électriques, soins médicaux gratuits, éducation…: aux yeux des dinosaures de la politique libanaise, toutes tendances confondues, tout est permis pour s’assurer la loyauté des locaux qui se voient menacés de payer le moindre faux pas au prix fort.
«A chaque fois que l’opinion publique libanaise se mobilise autour de l’idée de transcender le système confessionnel, on assiste à des tentatives des partis de l’establishment de ramener les citoyens à leur assignation à résidence identitaire», regrette Karim Emile Bitar. Une stratégie qui a fini par plonger durablement chaque communauté dans la peur de l’avenir, un réflexe toujours vivace.
Former un bloc
Ainsi, pour les indépendants – qui, de surcroît, arrivent en ordre dispersé –, la tâche s’avère particulièrement périlleuse. Tous semblent avoir néanmoins assimilé que le changement ne sera pas soudain, et voient ces élections comme la première étape d’une longue et âpre bataille. «Nous devons multiplier nos efforts afin d’aller vers une opposition politique organisée, un bloc fort, qui irait des milieux urbains jusqu’aux milieux ruraux, et qui puisse peser dans le jeu politique. Nous n’avons plus le choix, de toute façon», avance Hussein el-Achi, 34 ans, porte-parole du mouvement Minteshreen, né des entrailles du soulèvement de 2019. «Tous les partis au pouvoir sont là pour bloquer et non pour construire, ajoute Michel Helou. Il n’y a pas de justice indépendante, on peut voler autant que l’on veut l’argent public, personne ne finit en prison. Tous ces éléments nous amènent à penser qu’il faut absolument tout réformer.»
Dans ce capharnaüm qu’est devenu le Liban, il y a des blessures irréversibles. La paralysie de l’enquête sur l’explosion du 4 août 2020, entravée par une partie de la classe politique, est un des enjeux indirects de ce scrutin. Paul Naggear, père d’Alexandra, une des plus jeunes victimes de la catastrophe (3 ans et demi), espère qu’une opposition forte au Parlement pourra faire bouger les lignes: «Ces élections devraient être un tournant historique. Mais si les personnes impliquées dans l’explosion du port sont réélues, je ne sais pas si nous pourrons le supporter. Il sera difficile de vivre dans un pays où nos concitoyens votent encore pour ceux qui nous ont tués. Ce serait désolant. Cela ferait d’eux à la fois des victimes et des complices.»
(1) Arab barometer, 26 avril 2022.
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