Arnaud Zacharie
Levée des brevets sur les vaccins: les faits sont têtus (carte blanche)
Le soutien des Etats-Unis à la demande des pays en développement de suspendre les brevets sur les vaccins contre la Covid-19 permet d’espérer un accord à l’OMC, mais l’Union européenne se montre plus sceptique. Les arguments en défaveur de la levée temporaire des brevets, qui permettrait d’augmenter la production et de garantir un accès universel, ne résistent pourtant pas à l’analyse des faits.
Le soutien des Etats-Unis à la demande des pays en développement de suspendre les brevets sur les vaccins contre la Covid-19 permet d’espérer un accord à l’OMC, dont l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce (ADPIC) garantit un monopole de minimum vingt ans aux détenteurs de brevets. Après une première demande adressée en octobre 2020 par l’Inde et l’Afrique du Sud et refusée par les pays développés, une proposition révisée a été communiquée à l’OMC le 21 mai 2021 par 62 pays en développement. La levée temporaire des brevets, si elle était accompagnée du partage des technologies et de la facilitation des échanges, permettrait aux pays en développement d’avoir accès aux vaccins à un prix abordable, contrairement à la situation actuelle qui voit les pays les plus riches monopoliser la majorité des doses au détriment des plus pauvres, qui éprouvent les pires difficultés pour s’approvisionner.
Le directeur général de l’OMS a qualifié d' »apartheid vaccinal » la situation actuelle, où 80% des 1,65 milliards de doses administrées fin mai 2021 l’ont été dans 10 pays riches, contre 0,3% dans les pays à faible revenu. Loin d’être un bien public mondial, les vaccins sont une denrée rare répartie selon la loi du plus offrant par les quelques firmes pharmaceutiques qui disposent d’un monopole en matière de production, de prix et de distribution. Selon l’OMC, les capacités de production actuelles s’élèvent à 3,5 milliards de doses par an, alors qu’il en faudrait au moins 10 milliards. A ce rythme, la population de nombreux pays en développement ne pourra pas être vaccinée avant 2023, voire 2024. Cet « apartheid vaccinal » a pour effet de prolonger la durée de la pandémie et d’augmenter les risques de nouveaux variants susceptibles d’être résistants aux vaccins.
Si la décision de l’Administration Biden, annoncée le 5 mai dernier, a permis de rallier rapidement d’autres pays développés jusque-là réticents, comme le Canada ou la Nouvelle Zélande, l’Union européenne a réagi plus froidement en relayant plusieurs arguments de l’industrie pharmaceutique, farouchement opposée à une telle mesure. Pourtant, ces arguments ne résistent pas à l’analyse des faits.
Des arguments à déconstruire
Le premier argument qui affirme que la suspension des brevets n’est pas une solution miracle équivaut à enfoncer une porte ouverte. Il a en effet toujours été clair que la levée des brevets n’était qu’une première étape qui devait s’accompagner du partage des technologies avec les entreprises disposant de capacités de production. C’est d’ailleurs dans ce but que l’OMS a instauré dès mai 2020 un mécanisme d’accès aux technologies contre la Covid-19, baptisé C-TAP, mais aucune société pharmaceutique n’a accepté d’y participer depuis lors. Par conséquent, le fait que la levée des brevets représente une condition nécessaire mais pas suffisante est un argument pour accélérer la décision, plutôt que s’y opposer.
Le deuxième argument affirme que les pénuries ne proviendraient pas des obstacles des brevets, mais de ceux causés par les restrictions aux exportations. Il est certes exact que les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont réservé la production des vaccins qu’ils ont financés pour leur population, contrairement à l’Union européenne, à la Chine et à l’Inde – jusqu’au 25 mars dernier – qui ont exporté une part importante de leur production. Toutefois, le « nationalisme vaccinal » est le résultat du manque de vaccins exacerbé par les monopoles garantis par les brevets. La suspension des exportations indiennes depuis le 25 mars a ainsi été motivée par les besoins domestiques de vaccination suite à la seconde vague de contaminations qui a frappé le pays – ce qui a causé de sérieux problèmes à l’initiative COVAX censée fournir 20% de la population des pays en développement, mais qui dépend majoritairement des exportations indiennes de vaccins et n’a pu livrer que 69 millions de doses à ce jour. Le but n’est dès lors pas de mettre fin aux restrictions commerciales au détriment de la levée des brevets, mais d’adopter le plus rapidement possible un accord à l’OMC permettant à la fois de suspendre les brevets et d’interdire les restrictions commerciales pour faciliter les échanges en fonction des objectifs sanitaires.
Le même raisonnement prévaut pour les pénuries de matières premières (comme les lipides ou les sacs en plastique pour les bioréacteurs) : il n’est pas difficile d’augmenter leur production et de faciliter les échanges pour répondre à la demande croissante, mais cela n’est en rien contradictoire avec la levée des brevets. Au contraire, les pénuries de matières premières sont exacerbées par les obstacles liés aux monopoles garantis par les brevets, comme ceux qui existent pour la production des sacs en plastiques et des équipements à usage unique, qui est concentrée dans les mains de quatre firmes dominantes qui détiennent les droits de propriété intellectuelle.
L’argument du temps nécessaire pour lancer de nouvelles chaînes de production n’est pas davantage pertinent. D’une part, la demande de levée des brevets a été faite à l’OMC dès octobre 2020. Un temps précieux aurait donc pu être gagné sans le veto des pays développés, qui devraient donc chercher à rattraper le temps perdu plutôt que tergiverser. D’autre part, si la mise en place de nouvelles lignes de production prend du temps, ce qui a été réalisé en 2020 démontre que c’est possible en quelques mois. Par exemple, Pfizer a transformé en sept mois une usine de Novartis pour produire des vaccins et Moderna a fait de même en deux mois avec deux usines de Lonza.
Quant aux capacités de production des pays en développement et aux technologies utilisées qui seraient trop complexes pour être transférées aux entreprises du Sud, non seulement il est possible de recourir à des entreprises du Nord pour produire des vaccins génériques destinés aux populations du Sud, mais il existe en outre des dizaines d’entreprises qui attendent le feu vert pour lancer la production dans les pays en développement. A nouveau, plus de 200 transferts de technologies ont été volontairement opérés sans difficulté en 2020, comme par exemple entre Astra Zeneca et le Serum Institute of India.
Il n’est pas non plus exact que les flexibilités qui existent depuis 2003 à l’OMC sont suffisantes. Certes, l’OMC permet aux Etats en situation de grave crise sanitaire de bénéficier de licences obligatoires pour produire ou importer des versions génériques de médicaments. C’est d’ailleurs cette dérogation que la Bolivie vient de solliciter au Canada, après avoir conclu un accord avec l’entreprise canadienne Biolyse pour la production de 15 millions de vaccins génériques de Johnson&Johnson. Ce type de flexibilité, accordée au cas par cas, repose toutefois sur des procédures complexes qui peuvent durer plusieurs années. Le Canada n’a ainsi octroyé qu’une seule fois une licence obligatoire par le passé, lorsque l’entreprise canadienne Apotex a pu produire en 2007 un médicament générique contre le VIH pour l’exporter au Rwanda, mais la procédure a duré quatre ans et a été jugée trop bureaucratique pour être réutilisée.
Enfin, le dernier argument est que la levée des brevets pourrait ne plus protéger le secret des affaires et profiter à la Chine ou à la Russie, qui pourraient plus facilement bénéficier de la technologie de l’ARN messager pour guérir d’autres maladies comme les cancers. Pourtant, c’est la pénurie de vaccins favorisée par les brevets qui offre un boulevard à la Chine et à la Russie pour utiliser la « diplomatie vaccinale » et renforcer leur soft power dans les pays en développement – qui n’ont guère d’autres choix pour s’approvisionner. Il est en outre étonnant de voir l’industrie pharmaceutique s’inquiéter que la diffusion des connaissances permettrait de sauver davantage de vies – d’autant que les laboratoires chinois n’ont pas attendu la levée des brevets pour avancer dans ce sens, puisque BioNTech a octroyé une licence à la société chinoise Fosun Pharma pour produire son vaccin et que la Chine développe déjà ses propres vaccins ARN messager (dont une version est en phase III d’essai clinique).
En réalité, les secrets ne sont pas plus efficaces que les monopoles pour venir rapidement à bout d’une pandémie. Les brevets n’ont jamais été conçus pour faire face à une pandémie comme la Covid-19. La suspension des brevets ne porterait pas atteinte à l’innovation lors de prochaines pandémies, car il a été démontré que ce sont les dizaines de milliards de dollars dépensés par les Etats dans la recherche et les précommandes de vaccins qui ont réduit les risques financiers des laboratoires à néant et stimulé le développement des vaccins. Le précédent de la levée des brevets sur les médicaments contre le VIH en 2001 démontre qu’elle a eu un effet positif sur l’innovation et la lutte contre la pandémie – alors que l’industrie pharmaceutique s’y était initialement opposée avec les mêmes arguments qu’aujourd’hui. Par contre, les brevets représentent des barrières légales qui peuvent empêcher les nouvelles recherches sur des avancées technologiques majeures inventées dans des laboratoires académiques ou des PME, avant d’être cédées à de plus grandes firmes pour développer la production – comme l’ARN messager qui est protégé par plus de 80 brevets.
La responsabilité de l’UE
La question de la levée temporaire des brevets sera à l’ordre du jour du Conseil de l’ADPIC de l’OMC des 8 et 9 juin, puis au Conseil général de juillet, mais la directrice générale de l’OMC n’attend pas un accord avant la conférence ministérielle qui se terminera le 3 décembre. D’ici-là, on peut espérer que la menace de la levée des brevets incitera les industries pharmaceutiques à multiplier les initiatives volontaires pour transférer les technologies et augmenter la production et la distribution aux pays en développement. Mais l’Union européenne ne doit plus perdre de temps et soutenir la proposition révisée des 62 pays en développement.
C’est ce que demande une majorité du Parlement européen, qui a adopté le 17 mai dernier un amendement dans une résolution portant sur le SIDA, qui « appelle l’UE à soutenir l’initiative indienne et sud-africaine à l’OMC pour une suspension temporaire des droits de propriété intellectuelle pour les vaccins, les équipements et les traitements contre la Covid-19, et exhorte les entreprises pharmaceutiques à partager leurs connaissances et données à travers le Pool d’Accès aux Technologies (C-TAP) de l’OMS ». Malheureusement, le plan en trois parties que la Commission européenne a annoncé proposer à l’OMC ne va pas jusque-là, puisqu’outre la facilitation des échanges et le soutien public à l’expansion de la production, elle se limite à faciliter l’accord actuel de l’ADPIC sur les licences obligatoires. Il est encore temps pour les Etats membres de changer la donne, comme le demande notamment l’Espagne, et de se placer du bon côté de l’histoire.
Arnaud Zacharie, secrétaire général du Centre national de coopération au développement (CNCD-11.11.11).
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici