Peter Mertens
« L’Europe a désormais une néo-colonie sur la mer Egée »
C’est lors de ce deuxième et maussade dimanche de juillet qu’a été fixée une grande partie de l’avenir européen. L’establishment allemand a gagné.
Ce lundi, les cercles financiers de Francfort exprimaient leur grande satisfaction. « Les décisions du plus long sommet de l’UE de toute la crise de la dette dans la zone euro sont nettement marquées de l’empreinte allemande. Il semble qu’Angela Merkel ait clairement remporté une victoire », écrivait ce lundi matin le journal boursier allemand Handelsblatt – même s’il ajoute cependant que « le problème grec est loin d’être résolu ».
La double tactique a fonctionné
La double tactique a fonctionné. D’un côté, on a envoyé le rottweiler : le ministre allemand des Finances Wolfgang Schaüble a menacé de d’éjecter sans ménagement la Grèce de la zone euro (le fameux Grexit). Et, de l’autre, la Kanzlerin Angela Merkel a pu utiliser cette menace pour mettre l’économie grecque sous tutelle allemande et ainsi assujettir le nouveau gouvernement grec à un diktat colonial.
L’Etat de droit grec cesse de facto d’exister
Berlin a contraint Athènes à renoncer à ses derniers restes d’autodétermination. Chaque mesure que prend la Grèce doit d’abord être soumise à la Commission européenne, à la Banque centrale européenne et au FMI. Et seulement ensuite à son propre Parlement et à sa propre population. C’est littéralement stipulé dans le dictat européen : « Le gouvernement [grec] doit consulter et obtenir l’accord des Institutions [la Troïka, NdlR] sur tout projet de loi dans certains domaines importants (…) avant de le soumettre au Parlement [grec] ou à une consultation publique. »
Cela signifie non seulement que la Grèce est obligée d’appliquer des mesures qui ont été rejetées par une grande majorité de Grecs dans le référendum, mais que toute politique autonome est dorénavant interdite sans l’approbation de l’Allemagne. Pas une seule loi ne peut être votée sans le cachet de Francfort. Plus encore : toutes les mesures prises ces cinq derniers mois par le nouveau gouvernement grec, jusqu’à et y compris la réouverture de la chaîne publique ERT, sont effacées d’un seul coup. L’Etat de droit grec cesse donc de facto d’exister.
L’Union européenne a désormais une néo-colonie sur la mer Egée
En outre, le petit pays sur la mer Egée doit vendre tout ce qui peut être intéressant pour les grandes multinationales du continent et d’ailleurs. Son eau, son électricité, ses ports, son infrastructure, ses chemins de fer…, tout doit être mis à l’encan, un panonceau « A vendre » autour du cou, dans une grande braderie de privatisations. Cela devrait rapporter 50 milliards d’euros, un montant insensé qui signifie que la Grèce devra probablement aussi vendre quelques îles. En outre, l’argent ne peut pas être utilisé pour investir ; une moitié est destinée à payer les créanciers étrangers, l’autre, pour recapitaliser les banques. Obliger à vendre ce qui est intéressant à des groupes aux capitaux étrangers et liquider ce qui est en concurrence avec ces mêmes groupes, c’est de la politique coloniale. La Grèce devient ainsi une sorte de néo-colonie dans la zone euro. C’est un nouveau statut dans une Union européenne qui nous a autrefois été vendue comme un projet de paix, de progrès et de solidarité.
Au lieu d’une monnaie de l’intégration, l’euro devient une monnaie de chantage et d’exclusion
L’euro devient de plus en plus un instrument de l’hégémonie allemande en Europe. Grâce à sa politique de dumping salarial, mise sur pied par le gouvernement rouge-vert Schröder-Fischer en 2001, les entreprises allemandes d’exportation ont pu écraser la concurrence sur le continent. A cela s’est combinée la politique de subsides de l’Union Européenne, qui a fait en sorte que des pays comme la Grèce, le Portugal et l’Espagne ont pu importer pendant des années des produits allemands « bon marché ». Résultat : ces pays ont été pris en tenailles. Entre 2002 et 2010, les plus importants flux de capitaux sont allés d’Athènes, Lisbonne et Madrid vers Berlin, Amsterdam et Bruxelles. Lorsqu’il s’est ensuite avéré que les comptes grecs avaient été falsifiés, avec l’aide de Goldman Sachs, la Troïka a débarqué à Athènes en mai 2010. Les deux premiers Memoranda of Understanding qui ont été imposés à la Grèce comme un boulet à sa cheville ont encore davantage saigné le pays. Et l’argent des grands créanciers a été sauvé par une crise humanitaire en Grèce. C’est ce que je développais fin 2011 dans mon livre Comment osent-ils ?.
Ce week-end, l’Allemagne est encore allée une étape plus loin. Le troisième mémorandum est issu du même moule que les deux précédents : il approfondira encore la récession, protégera encore davantage le capital des créanciers et, de temps en temps, jettera une aumône humanitaire aux plus grands miséreux. Ce qui est nouveau, c’est que, cette fois, les rênes de ce troisième mémorandum sont, plus que jamais, tenues de manière directe par Berlin. Au lieu d’une monnaie de l’intégration, l’euro devient aujourd’hui une monnaie de chantage politique et d’exclusion. Sous la menace d’éjecter des pays de leur propre union monétaire, l’establishment allemand réalise, au beau milieu de cette crise, son projet d’une Union européenne fédérale autoritaire. Seul celui qui est d’accord avec Berlin peut en faire partie, et celui qui veut mener une autre politique se voit montrer la porte.
Un nouvel assujettissement économique et politique
Qu’il ne s’agisse pas seulement d’un assujettissement économique mais également politique, voilà qui est devenu une évidence avec le nouvel ultimatum signifié à Athènes par Angela Merkel. La Grèce a trois jours pour faire passer toute une nouvelle série de lois par le Parlement. Obligé, d’ici mercredi. Que ce soit démocratiquement faisable ou souhaitable ne fait rien à l’affaire. Que ce soit ou non sensé au plan économique, encore moins. D’ici mercredi, le gouvernement grec doit instaurer des taux plus élevés de TVA, même si cela signifie une diminution supplémentaire du pouvoir d’achat et encore un approfondissement de la récession. D’ici mercredi, la Grèce doit également faire passer un nouvelle réforme des pensions, mesure qui portera également atteinte au pouvoir d’achat et ralentira encore davantage l’économie. Ces deux mesures antisociales doivent être coulées en lois pour le milieu de cette semaine, sans quoi l’Union européenne laissera la Grèce faire faillite. En outre, selon le diktat européen, tant les conventions collectives de travail que le droit de grève doivent être rigoureusement limités, histoire d’avoir des garanties suffisantes que les salariés grecs ne s’opposent pas à ce Traité de Versailles.
« La démocratie et la solidarité selon Charles Michel »
Montez la TVA à 23 %. Supprimez le taux de TVA de 12% pour l’Horeca. Instaurez une taxe sur les revenus de loyers. Mettez fin à la concertation collective sur les salaires, abolissez l’index. Je paraphrase ici quelque peu l’éditorial du journaliste Rob Heirbaut. « Si la Belgique était dans la même situation que la Grèce, ceci pourrait être la liste de mesures que devraient approuver le gouvernement et le Parlement. Et à exécuter dans les 48 heures, s’il-vous-plaît. Sinon, c’est la sortie de la zone euro » écrit Heirbaut. Ce n’est pas tout. Il faut aussi que la RTBF/VRT, les ports d’Anvers, de Gand et de Zeebrugge, la SNCB et les différentes compagnies des eaux soient transférés à un fonds privé qui vendra ces biens publics. Pour finir : toutes ces mesures doivent d’abord être soumises à la Commission européenne et au FMI. Ce n’est qu’ensuite qu’elles pourront être présentées au Parlement et à l’opinion publique. Sur Twitter, notre Premier ministre Charles Michel qualifie cette sorte de mesures d’ « engagement clair pour la solidarité avec la Grèce ».
Présenter un diktat qui étrangle une nation souveraine et rend dorénavant impossible toute solidarité européenne comme « un engagement clair pour la solidarité », il faut oser. C’est encore plus gros que tout ce que Guy Verhofstadt a lancé mercredi dernier au Parlement européen au nom de Sofina et GDF Suez sur les nécessaires privatisations – celles qu’il pourra ensuite décrocher avec ses holdings. Comme le déclare aujourd’hui l’ancien économiste en chef de la Banque mondiale Joseph Stiglitz : « Vous ne pouvez pas gérer une zone euro sans un minimum de solidarité. Cette crise sape complètement la vision commune et la solidarité européenne. C’est un désastre. »
Avec quel mandat Michel marche-t-il au pas derrière Merkel ?
Ce que notre Premier ministre qualifie, réjoui, de « solidarité », est appelé par le prix Nobel d’économie Paul Krugman un « pur esprit de vengeance ». Pour lui, les efforts demandés à Athènes « dépassent la sévérité, ils recèlent un esprit de vengeance, la destruction totale de la souveraineté nationale et effacent tout espoir de soulagement. C’est vraisemblablement conçu comme une offre que la Grèce ne peut pas accepter. C’est une grotesque trahison de tout ce que prétend être le projet européen », s’indigne Krugman ce lundi dans le New York Times. En effet. Et il est frappant d’observer comment les Finlandais, les Néerlandais, les Autrichiens et les Belges marchent au pas derrière Merkel. Avec quel mandat Van Overtveldt court-il en fait derrière Schäuble ? Et avec quel mandat Charles Michel court-il en fait derrière Merkel ? En tout cas, pas en mon nom.
Avec le meurtre de la Grèce souveraine, Berlin envoie un signal clair
Avec le meurtre de la Grèce souveraine, Berlin envoie un signal clair : il n’y aura pas d’autre politique possible dans l’Union européenne que la politique d’austérité que nous dessinons. C’est dans la ligne des différentes réformes que la zone euro a déjà décidées depuis 2011 : le Two-Pack, le Six-Pack, le système du semestre européen et le Pacte de stabilité. Des réformes qui attribuent toujours plus de pouvoir aux Institutions européennes, et qui sont soutenues par la quasi-totalité des groupes politiques traditionnels européens. Il est temps que tous les groupes européens y réfléchissent à nouveau au lieu de verser des larmes de crocodiles. Car ce week-end, Merkel a signifié haut et clair que l’Allemagne était au sommet de la nouvelle pyramide autoritaire, et qu’elle comptait bien y rester un bon moment.
Berlin tord le bras à la France
Merkel a une fois pour toutes clairement montré que c’était Berlin qui établissait les lignes directrices, et non Paris. Le Premier ministre français Hollande a, en dernière instance, encore essayé de soutenir la lourde série de concessions avec laquelle le gouvernement grec venait à la négociation, mais il s’est vu notifier ce week-end un « nein » très net de la chancelière. L’Allemagne a tordu le bras à la France, et personne ne sait quelles conséquences la scission de l’axe franco-allemand aura dans l’avenir. Il est en tout cas certain que cette épreuve de force a conféré un nouveau souffle au nationalisme français, et que la position du Front National s’en trouvera probablement renforcée.
« Ce week-end, les oppositions dans l’Eurogroupe sont remontées à la surface, avec les pays qui plaidaient pour un Grexit et les pays qui voulaient un accord, a déclaré l’ancien ministre grec des Finances Varoufakis. Mais tous ces pays ont toujours été unanimes sur un aspect : leur refus de négocier vraiment. » En d’autres termes : dans cette Europe de la concurrence et des inégalités, il n’y a pas de marge pour la négociation. Seuls valent la langue de la guerre économique et les rapports de force financiers.
« Bis zum Grunde rasieren » (raser jusqu’au sol) toute forme de rébellion
Il est impossible de juger de la Grèce sans examiner les rapports de force globaux. Chaque période a son catalyseur. Dans l’entre-deux-guerres, c’est Madrid qui, en 1936, a été un catalyseur pour ce qui allait se dérouler en Europe dans la décennie suivante. Aujourd’hui, en 2015, Athènes et Berlin sont le catalyseur de ce qui nous attend dans la période à venir. L’Allemagne veut imposer une Europe d’austérité, de politique d’étranglement et de chantage et « bis zum Grunde rasieren » (raser jusqu’au sol) toute forme de rébellion. Encore une fois, la Grèce n’est pas en « négociation », mais bien dans une situation de guerre économique. Une guerre économique qui a fait fermer les banques, qui crée d’énormes dégâts économiques, qui rend tout approvisionnement impossible et met quasiment la production à l’arrêt. Les conséquences sont plus grandes que celles d’un embargo économique. Dans ce contexte de guerre économique, le dictat européen a été imposé aux Grecs après 17 heures de négociations.
On donne la corde à Athènes, mais c’est aux Grecs de se pendre eux-mêmes
Les Grecs ont reçu trois jours pour faire approuver d’impossibles diktats par leur Parlement, sans aucune garantie écrite d’une véritable réduction de la dette. Cela signifie que le nouveau gouvernement grec est obligé de renier son propre programme électoral, tout comme le résultat du référendum. La corde est donnée à Athènes, mais les Grecs ont la liberté de se pendre eux-mêmes. S’ils ne le font pas, l’Union européenne laisse tomber le pays en faillite, et la Grèce sera alors de toute façon éjectée de la zone euro. Le but de cette stratégie de pourrissement est d’encore amplifier les efforts de la Grèce, d’attiser la dissidence interne au sein de Syriza et de rendre possible une sorte de changement de régime : Syriza dépouillé de son propre programme, ou un gouvernement « d’union nationale » – sous la direction ou non de Tspiras- pour appliquer les diktats de la Troïka.
Celui qui veut une Europe de l’égalité et de la solidarité doit rejeter ce diktat
Les Grecs se sont battus, mais ils n’ont pas gagné. Ils ont probablement sous-estimé l’opposant : des meneurs de guerre économique qui, à aucun moment, n’ont été intéressés par un compromis et veulent seulement faire jouer le pouvoir des plus forts dans les rapports de force. Le seul avantage de la situation, c’est que les Grecs ont mis à nu le caractère criminel de ces meneurs de guerre économique. Peut-être aurait-il mieux valu élaborer soi-même un plan B, pour une sortie négociée de la Grèce de la zone euro. La marge que les hardliners allemands laissent à une autre politique à l’intérieur de la zone euro semble en effet être proche de zéro. Mais on ne change pas le cours de l’histoire avec des « probablement » et des « peut-être ». Même si le Parlement grec accepte ce diktat, cette crise n’est absolument pas terminée pour autant. Il est certain que, dans toute l’Europe, nous aurons besoin d’un front fort pour nous opposer à la dictature économique et politique de la Troïka et de la Commission européenne.
C’est aussi précisément cette situation qui, partout sur le continent, ouvrira tout grand la porte à un nouveau nationalisme et à des nouveaux courants d’extrême droite. Le diktat scandaleux imposé à Athènes est une politique anti-européenne. C’est la politique de la concurrence, de l’inégalité et du plus fort au plan financier. Celui qui veut une Europe d’égalité, de développement économique régional et de solidarité doit rejeter ce diktat. Une zone euro de diktats coloniaux ? Pas en mon nom.
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