Leur vie est un feuilleton : Galila Hollander-Barzila, la collectionneuse
En 2005, à 56 ans, alors que rien ne l’y préparait, Galila Hollander-Barzilaï s’est inventée collectionneuse d’art contemporain. Une vie de plus pour cette femme volontaire qui n’a eu de cesse de nager à contre-courant.
Episode 1 – Où il s’agit d’écrire une histoire sur une page vierge
» Je n’ai jamais été en situation de me mettre sur le marché de l’emploi, même si j’ai travaillé toute ma vie. De façon un peu absurde, à l’âge de 60 ans, j’ai dû rédiger un curriculum vitae pour être administratrice d’une société cotée en Bourse… Ce genre de job étant très réglementé, je me suis exécutée sous peine de voir le poste me filer sous le nez. Je l’ai rédigé la veille de la date butoir, à minuit, en quarante-cinq minutes. L’accouchement a été pour le moins difficile « , confie Galila Hollander, tempérament davantage habitué à vivre sa vie plutôt qu’à la vendre. Quand on la rencontre, l’amatrice d’art créative et volontaire a décidé que ce document imprimé sur seize pages de papier A4 et ponctué d’archives photographiques servirait de base à la conversation. » Je vous ai facilité la vie « , s’amuse-t-elle de ces feuilles dans lesquelles, non sans humour, l’intéressée brosse à grands traits les temps forts d’une existence tout sauf banale.
C’est de la pure intuition, je regarde sans voir et je vois sans regarder.
Preuve de sa malice, elle ne parle pas d’un » C.V. » mais d’un » V.C. » signé à la manière de l’artiste-poète contemporain Ben (Benjamin Vautier). » V.C. » pour » vie comblée » mais peut-être aussi pour l’écho phonétique aux lieux d’aisance que lui inspire cet exercice dicté par le conformisme. Or, on ne manquera pas de le constater, en individualiste résolue, Galila n’aime pas marcher dans les clous. » Je milite résolument contre l’uniformité. Je suis pour la différence, l’originalité, le fait de nager à contre-courant… Etre soi-même, à condition de respecter autrui « , proclame-t-elle en guise de profession de foi. Tout, jusqu’à sa mise, témoigne de cette volonté farouche de s’inventer. Galila cultive le goût du détail qui singularise, à l’image de ses bijoux. Là où on s’attendrait à voir briller l’or et les diamants, elle arbore collier, bracelets et boucles d’oreille en forme de… moules. » De l’art portable « , résume-t-elle à propos de cet hommage en plastique aux célèbres » casseroles » de Marcel Broodthaers. Cette parure, dénichée à bas prix chez une créatrice néerlandaise, accompagne le moindre de ses gestes d’une réjouissante petite musique de castagnettes.
Retour à ce qui nous occupe, il est temps de feuilleter le document que Galila prie de lire à voix haute. Quelque chose comme une autorité naturelle incline à obéir. En date du 13 janvier 1949, c’est la photographie en noir et blanc d’un beau bébé tout sourire qui ouvre le dossier. La légende ? » Naissance à Tel-Aviv, Israël. Sans problème. » Lorsqu’on l’invite à en dire plus, elle esquive dans un premier temps. » Pour être honnête, je ne m’en souviens pas du tout « , plaisante-t-elle. » Malheureusement, je ne suis plus toute jeune mais c’est comme ça… « , enchaîne-t-elle sans nostalgie apparente. Il reste que sa mémoire remonte le temps pour évoquer sa famille et les débuts de l’Etat juif, pays alors tout neuf et socialiste dans lequel » il n’y avait pas de bourgeoisie, pas de familles nobles, les gens étaient égaux dans le dénuement « .
Son père, issu de parents ayant quitté Odessa au début des années 1920 dans la mesure où ils avaient anticipé la montée de l’antisémitisme, participe à la guerre israélo-arabe de 1948-1949. La férue de création brosse une figure paternelle idéaliste » née en Palestine, en Galilée pour être exact « , ce qui lui a valu le prénom » Galila « , car l’homme voulait que subsiste un souvenir de lui au cas où il ne reviendrait pas d’un conflit vu comme » chemin vers l’indépendance » par les uns et » catastrophe » ( al-Nakba) par les autres. Mais en hébreu, la racine » gal » signifie également » vague « . La collectionneuse rit de la coïncidence, évoquant une existence avec des hauts et des bas, comme soumise au roulis : » Nous nous sommes retrouvés à la rue quand j’avais 11 ans… Mon père a été sacrifié pour des raisons d’Etat. » Elle pense également à cet escalier en forme d’onde que le designer Xavier Lust a conçu rien que pour elle » sans rien savoir de la signification de mon prénom « . Mais quid de son patronyme ? » Mon nom de jeune fille est Barzilaï. Cependant, il y a fort à parier que ce n’est pas celui que portait la famille. Je n’ai pas de document qui le prouve mais je pense que tous les gens qui s’appelaient Eisenberg, Eisenstein ou » Eisen » quelque chose ont voulu accomplir un acte sioniste en hébraïsant leur nom lorsqu’ils ont débarqué en Palestine. » Eisen » en allemand, ça veut dire » fer « . En hébreu, ce mot se dit » barzel « . Ma famille s’est donc inventé un patronyme, sans que je sache d’où il dérive exactement. » L’anecdote est révélatrice d’un destin qui s’est écrit sur un feuillet vierge : à nouvelle terre, nouvelle vie.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le blanc, couleur immaculée s’il en est, s’affiche comme une thématique importante au sein de la collection de Galila. » Je suis toujours épatée de croiser des personnes qui connaissent leurs ancêtres jusqu’au xive siècle. Moi, ce n’est pas le cas. Mon père a très peu connu ses parents, qui sont morts quand il était jeune. Il a été élevé par sa soeur. Tout cela a un avantage : je n’ai pas le poids de la tradition sur les épaules. Je peux partir de rien, construire mes propres fondations. Ce type d’origines fait que l’on se sent plus libre d’exprimer sa fantaisie. Je pense que tout cela est à la base d’une forme de créativité qui m’a amenée là où je suis aujourd’hui « , affirme-t-elle au son des mollusques de pacotille qui s’entrechoquent. De sa mère, Galila ne lâche pas grand-chose. On apprend qu’elle est née en Roumanie et qu’à l’âge de 12 ans, elle a été envoyée dans un kibboutz pour échapper aux pogroms : » Il s’agit d’une histoire difficile dont elle n’est pas sortie indemne. Cela l’a empêchée de se développer, elle est restée coincée quelque part dans l’enfance. »
L’entrée suivante sur ledit curriculum mentionne, sur le ton de la blague, un » séjour linguistique en 1954-1956 « . La destination ? New York où son père est envoyé par le gouvernement pour » une mission spéciale » dont elle ne veut rien révéler de plus. » C’est là que j’ai appris l’anglais. J’avais à peine 5 ans et je suis devenue une véritable petite Yankee. De retour en Israël, je refusais de parler l’hébreu, ma langue maternelle. » Galila s’installe avec sa famille non loin de Tel-Aviv, à Tsahala, un village aux parcelles uniformes créé pour héberger des officiers et des vétérans de l’armée israélienne de la guerre de 1948. » Plus socialiste que ça, ce n’était pas possible. J’ai grandi avec le fils de Moshe Dayan, la fille de Ben Gourion, tous les gens du Shin Bet (NDLR : le service de sécurité intérieure). C’était la naissance d’Israël, nous vivions les uns chez les autres, les portes des maisons étaient toujours ouvertes. Personne n’avait d’argent mais nous avions un toit, de quoi manger, de belles tomates bien mûres… Nous étions tous dans le même bain. La plupart du temps, il faisait beau et les enfants jouaient dehors. Je pressais des oranges pour en vendre le jus dans la rue. » Tels sont les souvenirs gardés de cet éden égalitaire.
Vient alors pour Galila le temps de la scolarité. De manière étrange, alors qu’elle ne sait ni lire, ni écrire et que d’une certaine façon elle a » oublié » sa langue maternelle, on lui fait sauter une année. Motif ? Un sérieux et une maturité à toute épreuve. Avec le recul, elle parvient à décoder la situation. » Depuis ma plus petite enfance, j’ai senti qu’un jour je devrais être le chef de famille, que l’on compterait sur moi. J’avais vraiment en tête cette idée de destin. Il n’y a pas réellement eu de déclencheur à cela mais j’en avais l’intime conviction. « . Une enfant brillante ? Pas vraiment, Galila traîne une scolarité laborieuse jusqu’à l’avant-dernière année. Grande de taille, elle est moquée par les autres élèves qui la surnomment » la girafe » et ne voient pas qu’à l’intérieur elle est encore petite et en prise avec des difficultés d’apprentissage liées à son séjour aux Etats-Unis. » On ne m’aimait pas « , se souvient-elle. La rencontre avec une enseignante hongroise rescapée des camps renverse la situation : » Son regard m’a transformée. Je ne sais pas ce qu’elle a fait mais du jour au lendemain, je suis devenue la première de classe. Un miracle. Si je suis aujourd’hui qui je suis, c’est grâce à elle. »
Je n’ai pas choisi de collectionner l’art contemporain, c’est lui qui m’a choisie.
Episode 2 Où l’armée met du plomb dans la cervelle
Après l’école primaire, le lycée : le Herzelia Hebrew High School. A côté du nom ronflant de l’institution, Galila a annoté un sobre » réussi » qui contraste par sa brièveté lapidaire. L’entrée suivante du V.C. s’avère beaucoup plus déterminante, elle donne à voir la photographie en noir et blanc d’une jolie jeune femme dans ce que l’on devine être un uniforme. Le regard empreint d’une gravité juvénile témoigne de cette » école de la vie » qu’ont été ces fameux dix-huit mois de service militaire, passage obligatoire de la citoyenneté israélienne. » Cela a été une très belle expérience, l’armée aussi a fait qui je suis. J’ai d’abord été affectée à des tâches administratives dans un bunker. Horrible. J’ai tout de suite pensé que j’allais faire une dépression au bout de quelques mois. Je me suis toutefois armée de patience en me disant que c’était une épreuve qui m’était envoyée. Puis, de manière totalement inespérée, le commandement m’a convoquée pour me dire qu’ils s’étaient trompés. Une autre affectation, géniale celle-là, m’a été désignée. Il s’agissait de sécurité et de défense nationale. J’étais en contact avec des scientifiques. Cette expérience a exacerbé mon sens de la responsabilité. J’étais en poste pendant la guerre des Six Jours. Les services secrets avaient eu vent de rumeurs selon lesquelles des armes chimiques allaient être utilisées. Pendant trois mois, nous avons fabriqué des masques à gaz pour la population. A 18 ans, il n’est pas facile d’être au courant de tout cela et de ne rien pouvoir en dire à ses parents. Cela aussi m’a fait mûrir. Je me suis construite une colonne vertébrale solide. »
Au sortir de l’armée, le père de Galila décide d’emmener sa famille en Belgique pour se reconstruire. Explication : » Lui qui était né en Palestine et avait appris l’arabe en compagnie des enfants du village dans lequel il vivait a toujours rêvé d’être diplomate dans les pays arabophones car il pensait avoir compris cette mentalité. Hélas, la guerre a mis fin à tous ses rêves. Il a fait carrière dans l’armée jusqu’à ce revers que j’ai évoqué plus haut. Comme il ne parvenait pas à remonter la pente, ni financièrement, ni moralement, il a décidé de partir en Europe pour se lancer dans un commerce de pièces détachées pour véhicules, domaine dans lequel il avait acquis une expertise en tant que militaire. Son choix s’est porté sur la Belgique. »
La nouvelle tombe comme un couperet pour Galila qui vit alors une relation amoureuse intense avec un jeune Israélien ayant pour ambition de s’installer aux Etats-Unis. Elle accepte néanmoins d’accompagner ses parents pour trois mois mais pas plus. A l’issue de cette période, même si cela ne plaît que peu au chef de famille, elle reviendra dans son pays natal. Une fois sur place, la jeune fille reçoit des lettres transies à la pelle. Chaque jour apporte ses déclarations. A tel point qu’elle se met à paniquer et décide qu’il est trop tôt pour » être coincée avec un mec toute ma vie « . En guise de prétexte, elle choisit de faire ses études à Bruxelles. Elle intègre l’ULB, plus précisément la Faculté de psychologie. Non sans gratitude : » J’ai pu faire des études, certes sans bourse, mais avec un minerval tout à fait raisonnable, aux alentours de 150 euros… le tout pour un enseignement de qualité. C’est un cadeau de la Belgique que je ne suis pas près d’oublier. »
Episode 3 – Où l’on invente le premier art hotel
En dernière année d’université vient le moment du stage de fin d’études. Son père la met en contact avec une vague relation, un certain Jacques Hollander, qui dirige une société de recrutement. » Il n’était pas mon genre « , prévient d’emblée Galila à propos de celui qui deviendra son futur mari. Ce dernier éprouve des difficultés dans ses affaires, notamment avec son associé. Petit à petit, Hollander se raccroche à Galila, lui accordant une confiance aveugle pour la gestion des dossiers et de ses comptes. La jeune femme lui devient indispensable. A tel point que ce qui devrait arriver arrive : » J’ai commencé le stage en mars 1974… au mois de décembre de la même année, nous vivions ensemble « , souligne Galila. Il faut dire que l’homme est brillant. Diplômé en sciences économiques, Jacques Hollander a commencé une carrière politique à 21 ans seulement en tant que bras droit du ministre de l’Economie d’alors. » C’était une grosse tête… mais avec une personnalité complexe, une fêlure. A sa décharge, il a eu une enfance difficile, vivant plusieurs années loin de ses parents. Il est l’un de ces « enfants cachés » de la Seconde Guerre mondiale, confié à une famille ouvrière belge, avant d’être récupéré par une mère désormais veuve, son mari – le père de Jacques, donc -ayant été assassiné dans le camp d’Auschwitz. »
Ensemble, Galila et Jacques décident d’unir leurs forces, » lui l’initiateur, le concepteur, le visionnaire ; moi la gestionnaire, l’administrative, la personne de terrain « , pour dessiner une aventure professionnelle qui n’appartiendrait qu’à eux. Ils créent et gèrent un patrimoine immobilier » original et diversifié « , allant de l’hôtellerie aux bureaux, en passant par différents types d’appartements. Pourquoi ce secteur ? » Parce que l’occasion fait le larron et qu’une fois que l’on met le doigt dans l’engrenage, une affaire en entraîne une autre. » Le duo reprend ainsi l’hôtel Siru au début des années 1980. Situé à Bruxelles, place Rogier, cet établissement emblématique des années 1930, notamment en raison de sa modernité, chaque chambre disposant du téléphone, s’est vu menacé d’expropriation… avant que plusieurs années plus tard, les autorités de la Ville reviennent sur leur décision. Seul hic, avec l’épée de Damoclès administrative au-dessus de leur tête, les propriétaires ont laissé ce patrimoine se dégrader. Jacques Hollander est contacté par un avocat pour vendre le bien à une chaîne hôtelière. Consciencieux, ce dernier réalise une étude pour évaluer le potentiel de l’ancien palace. Le temps presse car les propriétaires sont acculés. Une nuit, Jacques réveille Galila et la convainc de se lancer tous les deux dans cette reprise. Sans argent, ni expérience d’hôtellerie, difficile de plaider sa cause. Une agence bancaire décide néanmoins de leur faire confiance.
Bien vu, le couple imagine un positionnement nouveau pour l’époque : occuper une niche inédite entre le palace et l’hôtel classique. Bingo, le couple fait un tabac. Le Siru est une affaire qui roule jusqu’au moment où il se fait rattraper par la concurrence. Galila et Jacques ne se démontent pas. A l’aube des années 1990, ils se creusent la tête pour que » l’on parle à nouveau de nous « . De manière assez novatrice, Jacques Hollander, bien que totalement hermétique à l’art contemporain, a l’idée géniale d’un » hôtel-musée » dans lequel chacune des cent chambres est décorée par un artiste belge (Roger Somville ou encore Wim Delvoye que peu de gens connaissent alors…). » Nous avons été stupides, estime Galila. Nous avons imaginé le premier « art hotel » mais nous n’avons pas pensé à déposer le nom ou le concept. » L’onde de choc est à ce point importante que le magazine Time, dans son édition du 9 juillet 1990, consacre une page à l’initiative. Dans la foulée, le tandem ouvre un second hôtel dans le quartier européen, l’hôtel Archimède. Les célébrités affluent, de Serge Gainsbourg à Paul-Loup Sulitzer en passant par Jean Marais, Annie Girardot, Jacques Séguéla ou Frédéric Mitterrand. Et l’argent ? Pour Jacques Hollander, ce n’est pas une fin mais bien un moyen de ne rien devoir à personne, maxime que tout son passé a contribué à lui enfoncer dans le crâne.
Episode 4 – Où l’un part et l’autre reste
A 17 ans, Jacques Hollander, qui vient, tout comme Galila, d’une famille où la culture n’importe pas, passe devant la vitrine d’un brocanteur. De petites tasses en porcelaine de Chine retiennent son attention. Sans qu’il puisse se l’expliquer, il entre et les achète. Sorti de la boutique, il se rend compte que tout son argent de poche y est passé. Il a agi » comme s’il était envoûté « . Inexplicable et fâcheux. Pour rattraper le coup, il pousse la porte d’un autre magasin du même acabit, à quelques centaines de mètres du précédent. Face à l’antiquaire, il improvise : » Ma maman veut vendre ceci, est-ce que cela vous intéresse ? « . Par miracle, l’adolescent écoule les objets au double du prix auquel il les a achetés. Fasciné par ce moyen facile de gagner de l’argent, Jacques Hollander persévère. Jusqu’à ce qu’un acheteur lui fasse la leçon à propos d’un oeuf Fabergé. Dans l’autre sens cette fois. Il a sous-estimé l’objet précieux qui vaut deux fois plus que le montant qu’il en a demandé. » Ce n’est pas tout de vendre, il faut aussi la connaissance « , lui enseigne l’acquéreur.
Ma collection se confond avec ma vie, ma disparation signera donc sa fin.
La leçon ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd, Jacques Hollander se sert de son incroyable mémoire photographique pour acquérir un savoir conséquent sur le sujet. Avec le temps, la vente l’intéresse de moins en moins, il se constitue une collection pour le moins classique. Galila, elle, met entre parenthèses son goût personnel, qui se révèlera plus tard orienté vers le contemporain, pour être à ses côtés au fil de cette passion pour le moins dévorante. » Nous avons passé notre voyage de noces à faire tous les antiquaires de la Fifth Avenue, à New York, Jacques ne m’a pas consacré cinq minutes « , se rappelle-t-elle sans amertume. » A posteriori, je me rends compte que c’était frustrant pour moi mais pas au point de me révolter, cela m’allait que son désir nous occupe tous les deux. » En 2004, Jacques Hollander disparaît brutalement. Quelque dix années plus tard, sa veuve se verra contrainte de vendre la collection de 600 pièces chez Christie’s. Le geste est ambigu, qui sera à la fois libérateur, les objets en question la ramenant sans cesse vers le passé, et douloureux, dire adieu à une partie de son existence. De cet adieu, dont les bénéfices iront essentiellement vers les enfants du premier mariage de Jacques, il subsiste un hommage, sachant que feu le collectionneur n’aurait raté cela pour rien au monde. Chaque année, Galila se rend à la Tefaf, le prestigieux salon d’art et d’antiquités qui se tient à Maastricht, même s’il n’est pas question d’y acheter quoi que ce soit » en raison des prix, c’était déjà le cas avec Jacques, mais désormais il faut compter avec le fait que mon coeur ne bat plus pour l’ancien. » Une page s’est tournée.
Episode 5 – Où l’on découvre une collection structurée comme un inconscient
Il est plaisant de constater que parfois le destin s’invite dans une vie sous la forme d’un malentendu. Retour en arrière. Un an après le décès de son mari, Galila soigne le triste anniversaire dans les rues de New York où elle tombe par hasard sur une publicité pour l’Armory Show. Encore formatée alors par le goût pour les objets anciens de Jacques, elle pense découvrir une collection… d’armures. Rien de tel, bien sûr, la manifestation en question étant, depuis vingt-cinq ans, une référence en matière d’art contemporain et moderne. Passée la stupéfaction, Galila se voit retournée par une oeuvre. Celle-ci est signée par Tom Fowler, qui a écrit 11 522 fois le mot » WHY ? » à la faveur d’une encre sur papier. L’écho avec sa situation la bouleverse à tel point qu’elle l’achète sur-le-champ. Cette adhésion fondatrice jette les bases d’une collection dont la caractéristique est d’ignorer l’habituel besoin de distinction sociale pour se focaliser sur le sens, la vie intérieure. Pas d’ art advisor – ces conseillers artistiques qui pallient le bon goût de nombreux collectionneurs -, pas de spéculation, pas de conformisme, pas de soumission à quelque diktat esthétique que ce soit, un seul élan guide Galila dans ses acquisitions : l’instinct. » Je n’ai pas choisi de collectionner l’art contemporain, c’est lui qui m’a choisie « , ajoute-t-elle. » Je qualifie ma technique de choix comme suit : c’est de la pure intuition, je regarde sans voir et je vois sans regarder. Par contre, un choix conscient que j’ai fait très vite fut de m’orienter vers les jeunes artistes émergents. Un choix stimulant, excitant et gratifiant. »
En toute logique, les différentes thématiques qui structurent le corpus de pièces qui est le sien dessinent son portrait en creux. » Un processus psychanalytique est à l’oeuvre, ma collection est très autobiographique « , relève-t-elle. Aujourd’hui, la collectionneuse a réuni son » joyeux capharnaüm » dans un bâtiment situé à Forest. Nom de code ? » P.O.C » pour » passion-obsession-collection « . Drôle et pas prétentieux, le projet égrène de nombreuses récurrences existentielles. On pense au » blanc » immaculé évoqué en début d’article qui renvoie à la volonté de tracer son destin en partant d’une feuille intacte. Il est aussi question d’oeuvres abordant la thématique de l’argent avec lequel cette personnalité hautement attachante confesse avoir un problème. » Je peux retourner tout un magasin pour trouver le yaourt le moins cher et ne pas compter devant une oeuvre qui me touche. » Mais il est aussi question du corps, de l’écriture, de la religion, de chaises, du recyclage (les objets du quotidien sont très présents) ou même d’Hitler. » Je me considère comme une SDF accueillie par des oeuvres qui m’accordent un petit espace de vie « , enchaîne celle qui avoue être incapable de revendre la moindre de ses acquisitions.
Reconnaissante, la collectionneuse l’est également envers les artistes, elle qui essaie le plus possible de nouer des relations fortes avec eux, notamment épistolaires, alors que, par ailleurs, elle est la dernière à se prêter au jeu des mondanités. Qu’il s’agisse de l’artiste russe Alexei Kostroma, du Mexicain Massimo Gonzalez ou encore de l’Autrichien Erwin Wurm pour lequel elle s’est prêtée au jeu des One Minute Sculptures, ces oeuvres éphémères obligeant à abandonner un peu de leur dignité à tous ceux qui acceptent de les exécuter. » Beaucoup de ces artistes pourraient être mes enfants « , livre-t-elle en guise de clé utile pour décrypter une infinie générosité. Hors venue du cénacle de l’art contemporain et totalement self-made, Galila Hollander n’en obtient pas moins la reconnaissance, elle qui a reçu le titre de » Collectionneur de l’année » décerné en 2017 par Arco, la très réputée fondation liée à la foire d’art contemporain madrilène. Pas mal pour une passion entamée en solo à l’âge de 56 ans.
Quand on lui demande d’où elle tire sa force, Galila a vite fait de répondre : » Peut-être que je suis orgueilleuse ? » Elle avance également sa définition très personnelle de l’intelligence : » Etre intelligent, ce n’est pas savoir mais bien prendre une décision opportune quand on ne sait pas…. C’est trouver des solutions, combler ses lacunes. » S’il est certain qu’aucune spéculation ne préside à ses choix, cette artcoholic, comme elle se présente, aspire à ce que le monde de l’art lui donne raison. » Bien sûr, j’aimerais être celle qui a eu les bonnes antennes, les visions heureuses mais cela seul l’avenir pourra le confirmer. Chaque oeuvre est la pièce d’un grand puzzle qui se compose, pièce après pièce, sur fond d’une image manquante et qui, un jour, je l’espère, révèlera son secret. » En attendant ce moment, on trépigne d’impatience de voir le bâtiment, signé par l’architecte Bruno Corbisier, accueillir le grand public… ce n’est pas tous les jours que l’on peut voir un portrait chinois se dessiner sur 4 000 mètres carrés. L’objectif ? Une ouverture pour la fin de l’année 2019. Et le futur plus lointain ? Il est ouvert même si Galila connaît déjà le dernier chapitre de l’histoire : » Ma collection se confond avec ma vie, ma disparation signera donc sa fin « . Il ne reste plus qu’à espérer que celle-ci surgisse le plus tard possible.
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