Les (ultra)riches sont-ils écolos? « Le changement climatique menace leur pouvoir et leur richesse »
Milliardaires et millionnaires voient-ils l’avenir en vert? Pas si sûr. Ou alors à leur manière. C’est pourtant d’eux qu’on attend les premiers efforts. Certains l’ont compris, mais ils restent rares.
«Taxez-nous!» De plus en plus de millionnaires partout sur la planète demandent aux politiques de les presser davantage, pointant «les inégalités qui se creusent» dans un monde où «le climat se réchauffe dangereusement». Ils sont, pour la plupart, membres des Patriotic Millionaires, une organisation créée il y a quinze ans pour militer pour davantage d’impôts. L’an dernier, lors du Forum économique de Davos, leur revendication, relayée par Oxfam, faisait écho au rapport 2023 de l’ONG sur les inégalités mondiales. Celui-ci démontrait que, depuis 2020, l’année du Covid, la fortune des milliardaires avait grimpé de près de 60%. Les choses ont-elles changé? Dans son programme 2023, le Forum de Davos a relégué en bout de liste la question du climat, après l’intelligence artificielle, la croissance et la sécurité.
Je ne suis plus montée dans un avion depuis quatre ans et je passe quand même d’excellentes vacances.»
Julia Davis, Patriotic Millionaires UK
Pourtant, des milliardaires conscients de l’urgence climatique et même prêts à se saigner pour sauver la planète, il en existe. Mais ils sont rares. En 2022, Yvon Chouinard, le richissime fondateur de la marque de vêtements Patagonia, décidait de faire don de son entreprise pour la cause environnementale. Il y a quatre ans, Jeremy Grantham, légende de Wall Street, célèbre pour ses prédictions des crises avant qu’elles n’éclatent, avait fait son «coming out environnemental» en déclarant vouloir consacrer 98% de sa fortune, soit un milliard de dollars, à la lutte contre le réchauffement. Il disait alors se sentir seul, car, aux Etats-Unis, à peine 2% des dons philanthropiques de ses pairs sont consacrés à la cause écologique.
Le vilain dans James Bond
Julia Davis, une riche avocate britannique, est une associée particulièrement active des Patriotic Millionaires UK, déterminée à convaincre d’autres très riches d’en faire plus pour devenir écolos. Son mantra: We Have The Power! «Si nous comparons la crise climatique à une rue en feu, la fortune est trop souvent utilisée comme un accélérateur d’incendie, alors qu’elle devrait être employée comme un extincteur, en investissant dans l’efficacité énergétique, les renouvelables, l’agroécologie, la restauration de la nature, nous explique-t-elle. Aucun bunker, quel que soit l’argent gaspillé pour l’aménager comme le repère souterrain du vilain dans James Bond, ne nous protégera.»
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Pas assez écolos, les riches? Selon les études de consommation, les plus aisés se disent mobilisés pour l’environnement et sont ceux qui sont les plus attentifs à manger moins de viande, acheter bio, privilégier le local et les circuits courts, rouler en voiture électrique… Pourtant, ils émettent bien plus de CO2 que les moins nantis, comme l’a montré, en 2019, le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie. Le Crédoc soulignait que les efforts des plus riches écolos étaient réduits à néant par leur utilisation importante d’un mode de transport très polluant: l’avion. Cela concerne aussi, a fortiori, les ultrariches, avec leurs jets privés, leurs yachts ou leur pratique de l’héliski.
L’avion des plus riches
Un constat que partage l’économiste français Antonin Pottier. Enseignant à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess), celui-ci tente d’attribuer au plus juste les émissions de gaz à effet de serre (GES) par décile de niveau de vie. Sur la base des calculs réalisés avec d’autres chercheurs de l’Ehess, il démontre que les émissions liées au transport des 10% les plus riches dans la population française sont globalement 3,4 fois plus élevées que celles des 10% les moins riches. Ce rapport augmente à 5,2 fois pour les déplacements longue distance et à quinze fois pour l’avion. Ces chiffres ne doivent pas être sensiblement différents en Belgique.
Cela dit, tous secteurs de consommation confondus, les 10% les plus riches sont à l’origine de 2,3 fois plus d’émissions que les 10% les plus pauvres. «Il s’agit, ici, de l’empreinte carbone liée au mode de vie, précise Antonin Pottier. Mais ce n’est pas le plus parlant pour comprendre la masse d’émissions que cela représente. Les 10% les plus riches sont responsables de 15% du total des émissions en France. Il reste donc 85% qui sont attribués au reste de la population. Idem à l’échelle mondiale où le pour cent le plus riche émet autant que les 50% les plus pauvres mais n’est responsable que de 10% des émissions globales.» Pour ce chercheur, cela signifie que compter sur le fait que les riches virent écolos pour la transition climatique ne suffira pas, loin de là.
«C’est évident, renchérit Etienne de Callataÿ, économiste et cofondateur d’Orcadia. Quand le président du PS laisse entendre qu’il suffit de s’en prendre à la pollution des ultrariches pour résoudre le problème climatique, il est irresponsable. Bien sûr, on doit commencer par les plus aisés. Mais il faut aussi oser dire qu’à l’échelle planétaire, la classe moyenne belge fait partie des riches et que son mode de vie, avec souvent un ou deux vols Ryanair par an, est largement insoutenable pour la planète.» Chez Oxfam, outre la consommation, on tient compte des investissements financiers des plus riches pour comparer leurs émissions de GES. «Cela appelle des solutions différentes, mais l’aspect financier est au moins aussi important que celui de la consommation, soutient Julien Desiderio, spécialiste de la justice fiscale pour l’ONG en Belgique. Un actionnaire peut décider de l’orientation d’activités de l’entreprise qu’il finance ou orienter son capital vers des entreprises vertes.»
Leur influence sur les politiques
En 2022, Oxfam France a ainsi estimé que le patrimoine financier des 63 plus grandes fortunes françaises était responsable d’autant d’émissions que celui de la moitié de la population hexagonale. Cela paraît énorme, mais le patrimoine étant beaucoup plus inégalement réparti que les revenus, il faut néanmoins nuancer. «Quoi qu’on fasse comme investissement, on pollue, insiste Etienne de Callataÿ. Bien sûr, investir dans le pharmaceutique sera moins émetteur de GES que financer une entreprise fossile, mais cela polluera quand même. Dès lors, plus on a de capital, plus on investit, plus on pollue.»
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Par ailleurs, Julien Desiderio admet que les émissions dues aux investissements ne concernent pas que les plus riches. «Avoir 25 000 euros sur un compte épargne de BNP Paribas Fortis, la première banque belge très impliquée dans les énergies fossiles, est à l’origine d’autant d’émissions carbone que neuf allers-retours Paris-New York en un an», avance-t-il. Pour Antonin Pottier, les personnes fortunées ont un levier d’action sur le système de production. «De manière générale, par leur pouvoir financier, ils ont un rôle social qui leur confère une capacité d’agir sur les émissions de CO2 supérieure à d’autres groupes de population, observe-t-il. Cela ne se résume pas à leurs investissements. Leur rapport avec les politiques à un niveau élevé leur permet d’avoir plus d’influence sur ceux-ci que n’importe quel citoyen.»
Capitalisme vert, nouveaux profits pour les riches écolos
Il est donc essentiel que les milliardaires et les multimillionnaires prennent conscience de l’urgence environnementale. Le font-ils? «Les ultrariches et les élites économiques ne sont ni inconscients ni déconnectés du changement climatique, mais ils ont en pris conscience parce qu’il menace leur pouvoir et leur richesse, analysait cet été dans Le Vif Edouard Morena, maître de conférences à l’University of London Institute à Paris et auteur d’un livre sur le sujet (Fin du monde et petits fours: les ultra-riches face à la crise climatique, La Découverte, 2023). D’où cette motivation de se mobiliser dans le débat pour porter une forme de transition du capitalisme fossile vers le capitalisme vert. Autrement dit, vers des solutions fondées sur la technologie et des mécanismes de marché. Ce capitalisme réformé doit leur permettre de maintenir leur pouvoir économique.»
La lutte contre le dérèglement est, pour une bonne partie d’entre eux, une source de nouveaux débouchés, donc de profits.
Et aussi de ne pas trop laisser les pouvoirs publics prendre la main. La lutte contre le dérèglement est, pour une bonne partie d’entre eux, une source d’opportunités et de nouveaux débouchés, donc de profits. «Tabler sur la technologie est la manière la plus facile d’aborder la transition parce que cela n’exige pas de revoir la manière dont on vit, commente Etienne de Callataÿ. Pourtant, on sait très bien qu’on ne pourra pas continuer comme aujourd’hui.» Jusqu’ici, le capitalisme vert et son appétit pour les innovations technologiques n’a pas vraiment fait ses preuves. Mis au point au début des années 1990, le fameux captage de carbone est encore loin de donner satisfaction, malgré les lourds investissements consentis pour le développer.
Quoi qu’il en soit, la sobriété ne fait pas partie des plans ni du discours des plus riches. Julia Davis est une exception: «La richesse permet d’entreprendre plus facilement ce qui est juste, assène la millionnaire. Moi-même, j’adore voyager. J’ai longtemps essayé de justifier le fait de continuer à me déplacer en avion par mon choix d’être végétarienne ou de rouler en voiture électrique. Mais j’ai compris que ça ne tient pas la route. Alors, j’ai investi dans une agence de voyages, Byway Travel, qui exclut les vols aériens. Je ne suis plus montée dans un avion depuis quatre ans et je passe quand même d’excellentes vacances.»
Pour rendre les riches plus écolos, interdire les yachts et l’héliski?
Faut-il contraindre les (ultra)riches à virer écolos, grâce au verdissement et à la sobriété? Selon Mega Yacht CO2 Tracker, le superyacht Symphony de Bernard Arnault (LVMH) émettrait seize mille tonnes de CO2 par an, soit 1 600 fois l’émission moyenne annuelle d’un Belge. Pour Etienne de Callataÿ, on devrait interdire purement et simplement les jets privés, les yachts, l’héliski ou les safaris exotiques. «Comment demander un effort à la population, si certains continuent à voyager en jet privé? interroge-t-il. C’est très bien de taxer le carbone et de prévoir des systèmes d’échange mais, à côté de cela, il est inévitable de prévoir une réglementation qui prohibe certains comportements néfastes pour le climat.» Ce genre de mesures symboliques permettrait sans doute de rendre acceptables d’autres contraintes plus générales.
«On peut envisager des interdictions symboliques, mais il est aussi nécessaire d’avoir une réflexion plus large sur ce qui est acceptable ou non comme activités pour la transition, reconnaît Antonin Pottier. Il serait, par exemple, plus efficace de commencer par taxer le kérosène. Cela dit, les personnes les plus aisées ont la capacité de consentir des efforts plus grands. La question des riches est la pointe avancée d’un débat plus général.» Le politique reste néanmoins très frileux. En Belgique, le débat éphémère sur les jets privés, en 2022, était, à cet égard, édifiant. «Ecolo appelait à une simple limitation des vols, se souvient Jean Faniel, le directeur du Crisp. Georges-Louis Bouchez (MR) a aussitôt descendu l’idée en flèches. Et le PS a, lui, prôné une interdiction, rendant le propos des verts bien mièvre. Quant au MR, il donnait l’impression de défendre les ultrariches.»
Pas étonnant, dans ce contexte, que le monde politique ne parvienne pas à s’accorder sur un impôt sur la fortune, voire un ISF climatique. On sait que, quel que soit sa modalité, un tel impôt, s’il serait loin de tout régler, serait également un gage d’acceptabilité de mesures fiscales environnementales plus générales. Dans le récent sondage CNCD-Le Vif, il apparaissait que 80% des Belges étaient favorables à un ISF, un chiffre en augmentation par rapport aux sondages des années précédentes. En France, Jean-Pisani Ferry, proche du président Macron, a prôné, dans un récent rapport sur «les incidences économiques de l’action pour le climat», une imposition «exceptionnelle des plus aisés». Alors quoi?
«C’est un vieux débat, tout comme la taxe Tobin ou l’impôt Max Frank dans les années 1990, analyse Jean Faniel. Aujourd’hui, il y a toutefois une bonne cause: la sauvegarde du climat. Malgré cela, la résistance reste forte. On sait qu’il existe des groupes plus ou moins organisés, notamment dans les milieux bancaire et financier, qui ont pu faire et peuvent encore faire pression sur les ministres des Finances…» En attendant, nombre d’ultrariches font preuve, parfois de manière ostentatoire, de philanthropie pour la planète. Mais, comme le dit Julia Davis, si c’est important, cela ne suffit pas. Et ça ne doit pas être, pour les plus riches, une manière de détourner l’attention de leurs activités climaticides.
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