Les Ukrainiens ont-ils les moyens de leur offensive?
La fourniture d’armements par les Occidentaux s’est accélérée. Mais il est difficile d’établir si ceux qui ont été reçus peuvent garantir un succès.
Où, quand, comment? La couverture de la guerre bruit de spéculations sur la grande offensive annoncée de l’Ukraine pour reconquérir les territoires dont l’armée russe s’est emparée depuis le 24 février et ses alliés ukrainiens depuis 2014. Les interrogations portent moins sur le niveau d’armement que l’Ukraine a atteint, grâce à ses partenaires essentiellement occidentaux, pour la mener à bien. L’équipement nécessaire est-il réuni? D’ailleurs, qu’en sait-on réellement?
Avant de dresser un inventaire de cet arsenal avec Joseph Henrotin, politologue spécialiste des questions de défense et rédacteur en chef du magazine DSI (Défense & sécurité internationale), il est utile d’évaluer la connaissance que l’on peut avoir des envois de matériel à l’Ukraine. Elle dépend beaucoup de la politique de communication des Etats donateurs. Elle est développée dans le chef des Etats-Unis et du Royaume-Uni, discrète dans le cas de la France et de l’Italie. Une communication peut également évoluer au fil du conflit. L’administration à Washington informait de manière précise sur les matériels envoyés au début de la guerre, elle le fait moins aujourd’hui.
Les Ukrainiens ont un stock d’obus de 155 mm pour tenir au moins 66 jours. C’est quand même pas mal.
Quel qu’il soit, le modus operandi répond aussi à des objectifs politiques. «Les Etats-Unis et le Royaume-Uni utilisent la communication sur les armements envoyés comme une modalité de pression politique à l’égard de la Russie, analyse Joseph Henrotin. Ils suivent en cela une logique de coercition déclaratoire. Elle consiste à adresser ce message aux Russes: “Regardez tout ce que nous envoyons. Nous sommes derrière les Ukrainiens.” Or, quand vous regardez le détail des fournitures, il ne s’agit pas nécessairement d’armements modernes. Souvent, les matériels récents et très performants n’ont pas encore été envoyés. Et les Russes le savent. Mais en annonçant cela, les Américains et les Britanniques envoient aussi un avertissement aux Russes: “Regardez ce que les Ukrainiens sont déjà en train de vous faire avec le matériel fourni. Imaginez ce qu’il vous arrivera si nous décidons d’ouvrir vraiment les vannes de nos stocks”.» Une forte pression est ainsi mise sur la Russie. «De l’autre côté du spectre, des Etats comme l’Italie ou la France communiquent peu, ou pas sur tout, parce qu’ils ne veulent pas trop se brouiller avec la Russie. La Belgique, elle, fait partie des Etats qui envoient très peu de matériel mais qui néanmoins n’hésitent pas à communiquer.»
Que les volumes ou les détails des fournitures d’armes à l’Ukraine restent secrets peut du reste se justifier pour d’évidentes raisons stratégiques. L’expert des questions de défense explique ainsi que, si on sait que leur transit s’effectue principalement par la Pologne et que des voies ferrées ont été remises en service entre ce pays et l’Ukraine pour les acheminer, aucune photo ou vidéo n’a jamais été diffusée sur le transport de ces armes vers le théâtre de guerre. Résultat: «Il est fort probable que les Ukrainiens aient reçu des volumes d’armements dont on n’a pas eu préalablement connaissance.» Il reste que le secret sera de toute façon un jour ou l’autre éventé, tant les vidéos des opérations sur le champ de bataille sont, elles, diffusées en grande nombre.
1. Des chars de combat en suffisance?
Au plus fort des débats sur la fourniture à l’Ukraine de chars de combat modernes, l’état-major à Kiev estimait qu’il lui en faudrait au minimum trois cents pour appuyer une offensive réunissant des chances de succès. L’envoi de modèles Leopard allemands et Challenger britanniques a depuis été annoncé. Mais leur nombre n’a jamais été officiellement précisé. Dès lors, se pose la question de savoir si l’armée ukrainienne est suffisamment dotée en ce type de matériel crucial pour son offensive contre les Russes.
«Les Ukrainiens ont perdu 504 chars, des pertes prouvées visuellement. Il y en a donc probablement eu plus. Mais ils ne partaient pas de rien, souligne Joseph Henrotin. Trois éléments entrent en ligne de compte, les chars donnés par les Occidentaux, ceux dont les Ukrainiens disposent toujours et ceux qu’ils ont récupérés auprès de l’armée russe. Officiellement, ils ont opéré 450 captures de chars russes. Si on part du principe qu’une partie seulement est encore fonctionnelle, estimons-la à un tiers, cela signifie que 150 chars de combat sont encore utilisables. Ce n’est pas négligeable. Autre source: les chars de combat étrangers. Les Challenger et les Leopard promis ont déjà été livrés. Les Abrams américains ne l’ont pas été. En effet, les Américains ne veulent pas en prendre directement dans leurs stocks parce qu’une partie de leur blindage utilise de l’uranium appauvri. Or, les régulations américaines en interdisent l’exportation. Les chars doivent donc être de construction neuve sans utilisation d’uranium appauvri. Le processus prendra du temps. Les Américains estiment qu’ils seront livrés d’ici à l’automne. Comme des pilotes ukrainiens s’entraînent déjà sur ces engins en Allemagne, une fois qu’ils seront livrés, ils seront directement utilisables.»
Entre ceux qu’ils avaient, ceux qu’ils ont récupérés et ont réutilisés, et ceux qu’ils ont reçus, les Ukrainiens disposent d’un arsenal de chars supérieur à celui «requis» pour lancer leur offensive. D’autant que la Pologne, la République tchèque ou la Slovaquie leur ont donné d’anciens engins soviétiques qui ont été modernisés, à l’image du PT-91 polonais. Sa conduite de tir, cruciale dans un conflit, est du niveau de celle d’un char Leclerc, indique en substance le rédacteur en chef de Défense & sécurité internationale.
2. Des chars de combat en suffisance?
Un armement est de peu d’utilité sans munitions en suffisance. On s’est demandé il y a quelques semaines si les Occidentaux seraient à la hauteur de ce défi. Joseph Henrotin pointe deux annonces récentes qui semblent confirmer qu’ils pourraient l’être. Les Européens avaient promis un million d’obus à l’Ukraine. Le Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, a déclaré que 220 000 d’entre eux sont déjà livrés. Le processus est plus rapide que prévu. Seconde annonce, la Corée du Sud a donné un million d’obus aux Américains. Cela permettra à ceux-ci de reconstituer leurs stocks, entamés par les envois préalables à Kiev, et aux Ukrainiens d’être approvisionnés. L’opération est en cours. Selon Joseph Henrotin, ces deux décisions autorisent à penser que l’Ukraine peut déjà compter sur environ 400 000 obus de 155 mm, auxquels il convient d’ajouter ceux dont on ignore la livraison.
Les Russes pourraient décider d’engager leur force aérienne comme facteur de compensation en cas d’offensive ukrainienne.
Le rédacteur en chef de DSI estime que l’armée ukrainienne a utilisé depuis le début de la guerre entre 1,2 et 1,3 million d’obus de 155 mm. Au pic de sa consommation, à savoir lors des batailles de Severodonetsk et de Lyssytchansk entre mai et juillet 2022, elle en tirait en moyenne six mille par jour. «Si on divise les 400 000 obus reçus par ce chiffre, on a un volume qui doit permettre aux Ukrainiens de tenir au moins 66 jours. C’est quand même pas mal. Sachant, en outre, que la stratégie des Ukrainiens permet d’économiser les obus là où les Russes ont pu en tirer jusqu’à quarante mille par jour.»
3. Quid des autres matériels?
Les chars et les obus ne sont pas les seuls éléments constitutifs d’un succès militaire. D’autres armements et équipements sont nécessaires. Mais moins encore que pour les premiers, la visibilité sur ce type d’arsenal est présente. «Les Ukrainiens ont reçu du matériel de génie, extrêmement important parce que les Russes ont construit beaucoup d’obstacles défensifs, dents de dragon, fossés antichars, tranchées…, explique Joseph Henrotin. Mais ils n’ont pas nécessairement les soldats en suffisance pour pouvoir armer ces barrages. Cela signifie qu’il faudra beaucoup déminer. Les systèmes dont les Ukrainiens disposent seront-ils suffisants?»
Qui dit progression d’une armée, dit moyens pour l’alimenter en carburant, munitions, équipements, denrées alimentaires… Les véhicules de transport sont donc importants dans ce genre de dispositif. «Il faut beaucoup de camions. Les Ukrainiens en avaient pas mal. Ils en ont aussi reçu. Mais on n’a pas beaucoup de précision sur cet aspect parce que ce n’est pas sur celui-ci que les Etats communiquent le plus.»
En ce qui concerne les munitions légères ou les missiles d’appui, les fournitures se chiffrent en dizaines de millions d’unités. Pas de quoi s’inquiéter, côté ukrainien, donc.
4. Quels sont les atouts des Russes?
«Les Russes peuvent encore tabler sur deux avantages comparatifs, souligne Joseph Henrotin. L’artillerie et l’aviation. La première peut être “traitée” par les Ukrainiens grâce, notamment, aux avions et aux hélicoptères. Encore faut-il faire en sorte que ceux-ci ne soient pas abattus par la défense antiaérienne russe. Cela explique pourquoi les Ukrainiens ciblent de plus en plus les batteries sol-air de leur adversaire. Pour l’aviation, étant donné que l’on a tellement tergiversé autour de l’envoi d’avions de combat (lire l’encadré), la meilleure arme des Ukrainiens réside dans les missiles sol-air. Ceux qui ont été promis après la première vague de bombardements russes contre les villes ukrainiennes commencent à arriver, mais en petit nombre. Si on veut que les Ukrainiens mènent leur offensive à couvert de l’aviation russe, il faudra qu’ils aient un parapluie aérien suffisamment performant. La question sera de savoir s’ils disposeront de suffisamment de missiles sol-air. Le seul gain militaire véritable que les Russes ont retiré de leur campagne de frappes sur les infrastructures énergétiques est d’avoir obligé les Ukrainiens à tirer un certain nombre de missiles antiaériens. Leur stock a donc diminué.»
Cependant, on a vu que la Russie, depuis le début du conflit, a été très parcimonieuse dans l’utilisation de son aviation. Le rédacteur en chef de Défense & sécurité internationale l’explique par deux raisons. «D’une part, on s’est rendu compte que les Russes avaient un vrai problème de pilotes. Certains auteurs estiment qu’ils ont commencé la guerre avec seulement une centaine de pilotes formés, pleinement opérationnels, ce qui est très peu. D’autre part, les Russes se sont vite aperçus que la défense aérienne ukrainienne était très performante. Mais de la même façon qu’il ont choisi de ne pas risquer de voir leurs appareils abattus lors de leur première sortie, ils pourraient aussi décider d’engager leur force aérienne comme facteur de compensation en cas d’offensive de l’armée ukrainienne. La question se posera cependant de savoir s’ils pourront compter sur suffisamment de pilotes, étant donné qu’ils ont engagé les plus expérimentés d’entre eux au début de la guerre dans les opérations les plus délicates et qu’une partie ont été capturés, blessés ou tués.»
Les F-16, pas avant l’automne
Le feu vert donné par le président Joe Biden à l’envoi d’avions F-16 à l’Ukraine ouvre un nouveau chapitre dans le soutien à l’armée ukrainienne face à la Russie. Mais, sauf report surprise de l’offensive ukrainienne que le climat du printemps et de l’été favorise naturellement, ils n’aideront pas aux premiers efforts de reconquête des territoires occupés. «Si les choses vont vite, on peut voir les F-16 opérationnels sur le théâtre ukrainien à l’automne, confirme Joseph Henrotin, politologue spécialiste des questions de défense et rédacteur en chef de la revue Défense & sécurité internationale (DSI). Il n’est pas complètement impossible que les pilotes aient été formés avant l’annonce de Joe Biden. Mais la question pour les F-16 n’est pas tant celle de leurs pilotes que celle de leur maintenance. Convertir un pilote à l’utilisation d’un nouvel appareil, c’est l’affaire de quelques mois. Ce n’est pas un souci. Par contre, pour passer du Mig 29 ou du Sukhoï 27 au F-16, du point de vue de la mécanique, de l’hydraulique, de l’avionique, c’est complètement différent. Les systèmes sont beaucoup plus complexes. En plus, les avions qui seront envoyés d’Europe (NDLR: à ce stade, le Royaume-Uni et les Pays-Bas se sont portés candidats) sont en fin de vie. Or, plus l’avion est ancien, plus ses besoins en maintenance augmentent. Il y a aura une maintenance sur base et une maintenance plus lourde qui, elle, devra se faire non pas en Ukraine, mais en Pologne ou en République tchèque. Une importante infrastructure, comprenant des stocks de pièces détachées, de moteurs, etc. devra être mise en place. Cela prendra du temps.»
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici