« Les Ukrainiens forment une nouvelle armée» pour leur offensive (entretien)
Les indices de la contre-offensive se multiplient. L’armée ukrainienne tend à reprendre l’ascendant, analyse l’historien Michel Goya.
«La défaite du mal se rapproche», a lancé, le 9 avril, à l’occasion du dimanche des Rameaux du calendrier orthodoxe, le président ukrainien Volodymyr Zelensky, en faisant vibrer la corde religieusement sensible de ses compatriotes. «Vous devez vous préparer à une offense ukrainienne d’envergure», a prévenu en substance, dans le même temps, le chef du groupe de mercenaires Wagner, Evgueni Prigojine, devant certains de ses hommes. Ainsi, en cette mi-avril, le récit de la guerre en Ukraine se rapproche inexorablement d’une nouvelle contre-offensive ukrainienne. Météo, formation de renforts, constitution de nouvelles brigades, arrivée du matériel occidental, les astres commencent à s’aligner pour l’autoriser. Le point sur ce probable tournant dans le conflit avec Michel Goya, colonel des troupes françaises de marine, historien et stratégiste.
Observez-vous des indices de l’offensive ukrainienne annoncée?
On constate que les Ukrainiens font un énorme effort, depuis plusieurs mois, pour reconstituer des forces à l’arrière du front. Ils ont formé peut-être plus d’une trentaine de brigades depuis le mois de novembre. Au total, l’armée ukrainienne compte à peu près 110 brigades de combat, d’infanterie, blindées, territoriales… La moitié est sur la ligne de front le long des provinces de Louhansk, Donetsk, Zaporijia et Kherson. Quelques-unes tiennent les frontières. Le reste est à l’arrière, en repos, en reconstitution ou en formation. Mais on ne forme pas une brigade en quelques jours. Il faut au moins quatre mois pour en constituer une. Ce qui est certain, c’est que les Ukrainiens ont beaucoup travaillé pour former de nouvelles unités. Ils ont créé de nouveaux états-majors. L’objectif est certainement de lancer une grande offensive. Ils n’ont pas le choix. S’ils veulent reconquérir complètement le territoire occupé, et le faire relativement rapidement parce le temps ne joue pas forcément en leur faveur, il faut qu’ils mènent de grandes batailles comme celle de septembre dans la province de Kharkiv et celle d’octobre-novembre dans la région de Kherson. Ils ne peuvent pas se permettre de mener une guerre de grignotage sur l’ensemble du front, comme le font les Russes. Il faut qu’ils concentrent des forces, percent le front, disloquent le dispositif ennemi et infligent des coups très importants à l’armée russe. Dans ce cas-là, ils auront une chance d’atteindre leur objectif. Vont-ils réussir? Ce n’est pas forcément évident parce que, en face, la ligne de défense russe s’est aussi densifiée. Depuis les attaques ukrainiennes au sud de Kharkiv et sur Kherson, les Russes ont raccourci le front. Ils ont aussi injecté de nouvelles troupes. Peut-être celles-ci sont-elles médiocres quand il s’agit d’attaquer, parce que mener des opérations offensives demande beaucoup de coordination et de savoir-faire. Mais elles peuvent être suffisantes pour défendre une ligne de front, ce qui est plus facile. La ligne de front russe est beaucoup plus solide qu’elle ne l’était en septembre, au début des grandes offensives ukrainiennes.
Peut-on déceler des signes d’une offensive ukrainienne dans le matériel livré à l’armée?
Les Ukrainiens ont reçu beaucoup de matériel de génie de la part des Américains. C’est un signe de la préparation d’une offensive. Pour attaquer des positions fortifiées, il est important d’avoir à disposition de quoi franchir les obstacles, les mines et de quoi combattre dans une zone dense et difficile.
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On a beaucoup parlé des chars à fournir par les pays occidentaux. Faut-il disposer d’un nombre minimum de ces chars pour pouvoir envisager une offensive?
C’est important. Mais c’est tout un ensemble qui est nécessaire. Seul, un char de bataille ne sert pas à grand-chose. Il doit être accompagné de véhicules de combat d’infanterie, de drones… Il doit être bien coordonné avec l’artillerie. Il faut raisonner en termes de quantité d’équipements. Les quatorze chars Challenger britanniques livrés ne servent à rien. En revanche, si l’Ukraine en a deux cents ou trois cents comme cela a été promis, plusieurs brigades pourront être formées avec des véhicules de combat associés. Les Ukrainiens sont en train de le faire. Ils forment trois ou quatre brigades uniquement avec les véhicules de combat qu’ils recevront des pays occidentaux. Ce sera le fer de lance de l’offensive. On les retrouvera certainement en première ligne lorsqu’il s’agira d’attaquer les positions fortifiées et une fois qu’elles auront été forcées. Un char de bataille devient surtout intéressant lorsqu’il faut mener un combat mobile. Ces brigades seront bien sûr de l’offensive. Mais elles ne seront pas les seules. Et ce ne sera pas l’élément décisif. Ce n’est là qu’une petite partie de la nouvelle armée que les Ukrainiens sont en train de former.
Vous dites que l’Ukraine a formé trente nouvelles brigades. Est-ce un apport substantiel dans le conflit?
Bien sûr. L’Ukraine a commencé la guerre avec une soixantaine de brigades, en comptant les brigades territoriales. Elle disposait de 35 brigades de manœuvre, d’active ou de réserve, blindées, mécanisées, d’infanterie. Derrière, elle pouvait compter sur à peu près 25 brigades territoriales, beaucoup moins bien équipées et souvent composées de réservistes et de volontaires. Depuis, les Ukrainiens ont formé très peu de brigades territoriales. En revanche, ils ont plus que doublé leur nombre de brigades de manœuvre, notamment depuis l’été 2022, pour en compter environ quatre-vingts aujourd’hui. C’est un élément fondamental. Pour pouvoir prendre l’initiative, deux choses sont nécessaires. D’abord, chaque unité de combat doit être d’un niveau tactique supérieur à la brigade qu’elle rencontre, pour gagner chaque petite bataille. Ensuite, sur le plan opérationnel, il faut une supériorité de moyens. Si les Ukrainiens n’avaient pas constitué ces nouvelles brigades, toute l’armée ukrainienne serait sur la ligne de front et n’aurait d’autre choix que de continuer à se défendre et tenter de freiner l’avancée russe. Ils seraient incapables de mener une offensive.
Les moyens humains n’ont-ils pas aussi augmenté du côté russe?
On a beaucoup parlé de la «mobilisation partielle» russe. Mais les Ukrainiens ont aussi mobilisé quelque 150 000 hommes en plus. L’effort est tout aussi important. Les courbes de puissance se sont déjà croisées à l’été 2022. A ce moment-là, les Ukrainiens ont pris le dessus sur l’armée russe. Leur armée est devenue plus puissante. Avec la «mobilisation partielle» en Russie, les choses se sont un peu équilibrées. Et maintenant, les Ukrainiens tentent à nouveau de reprendre l’avantage. Rien qu’au mois de janvier, ils ont incorporé trente mille nouveaux combattants pour alimenter les nouvelles brigades. C’est indispensable s’ils veulent gagner la guerre.
La question de l’approvisionnement en munitions est-elle également cruciale?
C’est une question critique, particulièrement en ce qui concerne les munitions les plus lourdes, les obus, obus de char mais, surtout, obus d’artillerie. Lorsque le conflit devient une guerre de position, l’artillerie est essentielle. On a déjà observé que, par rapport à juin 2022, la consommation quotidienne d’obus, de part et d’autre, a quasiment été divisée par deux ou trois. De chaque côté, on commence à économiser les munitions. Or, pour attaquer les positions adverses, il faut de l’artillerie. Elle permet de neutraliser les défenses avant de les attaquer. Sans artillerie, il est difficile de percer le front. Mais dans les deux camps, on utilise beaucoup plus de munitions – notamment d’artillerie – que l’on en produit ou que l’on en reçoit. D’où l’importance d’obtenir des résultats assez rapides avant de se retrouver à sec. On peut donc comprendre que les Ukrainiens soient pressés. Cependant, contrairement aux Russes qui ont certainement lancé leur nouvelle offensive (NDLR: dans le Donbass) trop tôt, sans avoir eu le temps de préparer complètement leurs soldats, les Ukrainiens, eux, ont eu la patience d’attendre quelques mois de former leurs nouvelles unités et de constituer un peu de stock de munitions nécessaires pour pouvoir attaquer. Mais leurs préparatifs ne sont pas encore finis. Et il faut qu’ils obtiennent des résultats importants d’ici à l’été. Sinon, cela risque d’être très compliqué pour eux.
La fenêtre d’opportunité pour l’offensive ukrainienne est donc réduite. Peut-on l’envisager en mai, en fonction aussi des conditions météorologiques?
Effectivement, le facteur météorologique est très important. La période actuelle, qui est encore celle de la raspoutitsa avec les routes difficilement praticables à cause de la boue et avec les cours d’eau grossis par les pluies plus difficiles à franchir, est forcément une entrave à la manœuvre. Ce n’est pas le meilleur moment pour attaquer. Il faut attendre que le temps clément revienne et que les sols soient un peu plus durs pour lancer de grandes opérations. L’inconvénient pour les Ukrainiens est que les Russes s’attendent à leur offensive et qu’ils s’y préparent. Tout le temps qui passe est aussi mis à profit par les Russes pour préparer leur défense.
Le scénario le plus plausible est-il une offensive vers Marioupol ou vers Melitopol pour couper la continuité de l’occupation russe dans le sud de l’Ukraine?
C’est le scénario auquel on pense généralement. Il s’explique par le degré de difficulté à percer la ligne de front dans les quatre provinces occupées. Dans celle de Kherson, la présence du fleuve Dniepr entrave toute opération. D’ailleurs, on observe très peu de troupes ukrainiennes dans ce secteur. Dans la région de Donetsk et, donc, de Bakhmout, la zone est très difficile parce que la ligne de défense russe ou ukrainienne prorusse est fortifiée depuis 2014. Deux provinces présentent des topographies a priori plus commodes pour une offensive: celle de Louhansk, plus au nord, ou celle de Zaporijia, au centre. Tout officier qui étudierait la carte de l’Ukraine dirait que c’est là qu’il faut attaquer. Si les Ukrainiens arrivent à percer la ligne de front et à gagner Melitopol par exemple, ce sera une catastrophe pour les Russes. Ils tiendront tous les points routiers. Ils couperont en deux toute la zone d’occupation. Une telle offensive pourrait mener à une sorte d’effondrement du front russe. Les Ukrainiens ont le plus intérêt à attaquer dans la province de Zaporijia. Mais les Russes l’ont bien compris. Ils se préparent à une offensive dans cette région. Donc, on n’est pas à l’abri d’une surprise. Les Ukrainiens pourraient décider d’attaquer dans l’oblast de Louhansk. Ce serait moins utile stratégiquement. mais ce serait peut-être plus faisable opérationnellement.
Vous affirmez que les Russes, eux, ont lancé leur offensive trop tôt. Qu’est ce qui vous fait dire cela?
La première opération de l’armée russe dans le Donbass, au printemps et à l’été 2022, a duré trois mois. L’offensive lancée en janvier atteint la même durée pour des résultats inférieurs. La première fois, ils avaient conquis 1 000 kilomètres carrés et s’étaient emparés de Marioupol et de Severodonetsk. Depuis début 2023, ils en ont conquis environ 700, avec des pertes plus lourdes que lors de la première offensive. Et ils n’ont remporté aucune ville importante – Bakhmout n’en est pas une non plus. A ce stade, le bilan de cette offensive russe est presque nul.
Comment expliquer la difficulté des forces russes à conquérir Bakhmout?
Elles continuent tout de même à progresser petit à petit. Cette difficulté s’explique peut-être par une forme d’épuisement des forces, peut-être par une mauvaise coopération entre le groupe Wagner et l’armée régulière, ou tout simplement par le renforcement de la défense ukrainienne. Après la prise de Severodonetsk fin juin et début juillet 2022, on s’attendait à ce que les Russes poursuivent leur avancée vers Kramatorsk. Et puis, tout s’est aussi arrêté d’un coup. On a parlé de pause opérationnelle. Mais ils ont été incapables d’en sortir parce qu’ils avaient subi trop de pertes. On est peut-être dans une configuration comme celle-là.
L’intérêt pour l’Ukraine de maintenir le front de Bakhmout est-il d’infliger un maximum de pertes aux Russes?
Le premier objectif des Ukrainiens est de ne rien lâcher. Ils en profitent aussi pour essayer d’infliger le plus de pertes possibles aux Russes afin de les user plus que ce qu’eux-mêmes ne s’usent. Et, comme cela avait été le cas à l’été 2022, leur objectif est sans doute d’affaiblir suffisamment l’armée russe pour pouvoir mener plus facilement leur offensive.
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