Les secrets de Charlemagne dévoilés
1 200 ans après sa mort, Charlemagne reste un personnage historique fascinant. Mais aussi un héros légendaire. Les acquis récents de la recherche sont de nature à réviser le discours sur son règne.
Un petit matin de l’an 814 s’éteint, après quarante-six ans de règne, Charles, roi des Francs et des Lombards, « couronné par Dieu grand et pacifique empereur, gouvernant l’Empire des Romains ». Le jour même de son décès, le souverain est inhumé dans l’église Notre-Dame d’Aix-la-Chapelle, où sa châsse repose encore aujourd’hui. Disparaît ainsi l’homme qui régnait en maître sur presque toute la chrétienté occidentale. Cette entreprise d’unification de territoires s’étendant « de l’Ebre à l’Elbe » lui vaudra le nom de Charles le Grand, Carolus Magnus en latin.
L’aura qui entoure Charlemagne en a vite fait un être fabuleux, héros de chansons de geste. Douze siècles après sa mort, il compte toujours parmi les figures les plus illustres de l’Histoire. Des villes et régions d’Europe s’arrachent son souvenir. Herstal et Jupille continuent à se disputer le titre de ville natale. A Liège trône sa statue équestre, tandis que la nouvelle gare des Guillemins a failli porter son nom.
Charlemagne est surtout l’un de ces personnages dont les livres de classe cultivent la légende. N’est-il pas le patron des écoliers ? Ne le présente-t-on pas comme le « père de l’Europe » ? Pour beaucoup, son règne est l’un des rares à avoir brillé dans la « nuit » moyenâgeuse, même si l’expression « Renaissance carolingienne », forgée au XIXe siècle, n’a plus trop la faveur des historiens. D’autres voix dénoncent l’intransigeance religieuse de Charles et sa cruauté. Pendant plus de trente ans, il a écrasé des révoltes dans le sang. Pour les Saxons récemment soumis, il a édicté, par voie de capitulaire, des lois d’une sévérité inouïe. Reste que bien des clichés sur son règne volent en éclats grâce aux acquis de la recherche. Voici douze idées reçues passées au scanner.
1. Il n’est pas né dans la pourpre
Les historiens ont surtout éclairé, ces dernières années, les circonstances de l’accession au trône des Carolingiens. « Charlemagne n’est pas né dans la pourpre, estime Florence Close, historienne médiéviste à l’Université de Liège. C’est à l’audace de son père et à sa vaillance personnelle qu’il doit sa triomphale ascension. Le choix de son prénom, Carl, qui signifie robuste, vigoureux, est prémonitoire. »
Deux dynasties se sont succédé à la tête du royaume des Francs : celle des Mérovingiens (481-751) et celle des Carolingiens (751-Xe siècle). Le triste tableau que nous avons des derniers Mérovingiens, « rois fainéants », marionnettes aux mains des maires du palais, est dû aux thuriféraires de la nouvelle dynastie. Eginhard, conseiller de Charlemagne, les décrit comme des rois sans pouvoir, qui se déplacent en chars à boeufs. Cette vision a connu un immense succès populaire, mais pour la communauté scientifique actuelle, elle est caricaturale. « C’était de l’intox, de la propagande politique pour discréditer l’ancien régime, lance l’historien Alain Dierkens (ULB), spécialiste de l’époque carolingienne. Les chroniqueurs ont manipulé l’histoire. »
L’ascension du lignage pippinide ne s’est pas faite sans heurts ni coups tordus. A la mort de Charles Martel, grand-père de Charlemagne, ses deux fils d’un premier lit, Carloman le Vieux et Pépin le Bref, s’allient pour empêcher leur demi-frère, Griffon, de revendiquer sa part d’héritage : il est enfermé dans une forteresse à Chèvremont, près de Liège. En 747, Carloman se retire dans un monastère italien, après avoir transmis son pouvoir à son fils Drogon. Cette succession, désormais bien établie par les chercheurs, a été complètement passée sous silence dans la saga familiale. Objectif : dissimuler le fait que Pépin le Bref a dû se débarrasser de son neveu – tonsuré et expédié dans un monastère – pour devenir seul maître du royaume des Francs.
Dans la foulée, Pépin dépose, par un coup d’Etat, Childéric III, le dernier roi mérovingien. Inutile de préciser que cette triple élimination – Griffon séquestré, Drogon neutralisé, Childéric déposé – dut lui valoir quelques adversaires. « Le père de Charlemagne n’est pas monté sur le trône porté par un peuple franc unanime, confirme Florence Close. Dans de telles circonstances, l’usurpateur ne pouvait se contenter de l’intronisation traditionnelle des Mérovingiens par acclamation et élévation sur le pavois. Il lui fallait instaurer une autre forme de légitimation. C’est ainsi que l’on explique, aujourd’hui, l’introduction de l’onction royale par l’huile sainte dans le rituel d’intronisation, sur le modèle de l’onction de David dans la Bible. »
A la mort de Pépin, ses deux fils, Charlemagne et Carloman le Jeune, règnent conjointement. Les causes de la mort soudaine de Carloman, fin 771, en sa villa royale de Samoussy (Picardie), sont incertaines. « Sans aller jusqu’à affirmer que Charlemagne a éliminé son frère et rival pour avoir le champ libre, on soulignera cette »heureuse issue » », ironise l’historienne de l’ULg.
2. Il n’a pas vu le jour en 742
On ne dispose d’aucune mention de la naissance de Charlemagne. « L’existence du fils aîné de Pépin le Bref n’est mentionnée qu’en 754, lors de sa première sortie officielle », indique Florence Close. Selon les spécialistes, Charles n’est pas né en 742, comme on l’a longtemps cru, mais six ans plus tard. En effet, d’après les annales, le fils de Pépin III et de Bertrade de Laon (la fameuse « Berthe au grand pied ») a vu le jour le 2 avril 747 ou, plus probablement, 748.
3. Il n’est pas né à Herstal
Sur le site de la Ville de Herstal, un texte affiche les prétentions de la cité : « Charlemagne est intimement lié à la Ville de Herstal, où il pourrait être né (à la Préalle), où il fit de fréquents séjours dans son palais, qui constitua, de 770 à 784, sa résidence favorite, et où il signa des documents importants pour l’Empire. » Des fouilles partielles ont été entreprises place Licour, au coeur de la commune, mais on ignore toujours où se trouvait le palais carolingien et quel était son aspect. « Faute de traces archéologiques, il faut se contenter des textes, pointe Florence Close. La première mention de Herstal remonte en 723, à propos d’un séjour de Charles Martel. Son père, Pépin II, serait mort à Jupille, et son demi-frère, Grimoald, y serait enterré. »
Herstal, où deux capitulaires ont été adoptés en 779, est sans nul doute un lieu politique de première importance dans l’édification du royaume carolingien. De même, le déplacement du siège épiscopal du diocèse de Tongres-Maastricht vers Liège reflète l’attraction des centres mosans du pouvoir. Pour autant, il n’existe aucune trace d’une naissance du roi des Francs et des Lombards à Herstal. « Si Charlemagne était né en 742, comme on le pensait, sa naissance à Herstal serait envisageable, admet Florence Close : cette année-là, Pépin le Bref et son frère Carloman partent combattre les Alamans. L’expédition a pour base opérationnelle l’Austrasie, le nord-est du royaume franc, gouverné par Carloman. En route vers l’est au printemps 742, Pépin, maire du palais en Neustrie, le nord-ouest du royaume franc, aurait pu laisser sa femme au palais de Herstal, en Austrasie, où elle aurait accouché. Mais ce scénario-là ne tient plus la route. »
Car, comme on l’a vu, Charlemagne n’est pas né en 742, mais en 748. Cette année-là, Pépin le Bref n’a rien à faire en Austrasie. Un an plus tôt, son frère Carloman s’est retiré des affaires et a laissé le gouvernement de l’Austrasie à son fils Drogon. Le conflit est ouvert entre Drogon et Pépin, maître en Neustrie. Charlemagne est donc né, en toute logique, sur les terres neustriennes de ses parents. « La fréquence des itinéraires suivis par Pépin nous oriente vers les palais de l’Oise et la région parisienne », constate Alain Dierkens. Sa consoeur de l’ULg, elle, nous confie qu’elle a reçu des mails assez agressifs pour avoir laissé entendre que Charlemagne n’était pas né à Herstal. « Cette animosité témoigne d’un certain esprit de clocher », sourit-elle.
4. Il n’avait pas de « barbe fleurie »
Fin lettré et homme de confiance de Charlemagne, Eginhard a laissé un portrait très vivant de son maître. On sait ainsi que le fameux « empereur à la barbe fleurie » n’a jamais porté que la moustache et qu’il avait une voix de fausset. « Cette voix fluette ne correspondait pas à sa robuste carrure et à sa grande de taille », signale Florence Close. D’après Eginhard, Charles mesurait sept pieds de haut, soit près de 1,90 mètre, ce que confirme une étude des ossements du souverain, conservés à Aix-la-Chapelle. Il avait, assure Eginhard, « le sommet de la tête arrondi, de grands yeux vifs, le nez un peu plus long que la moyenne… ». La même source révèle que Charlemagne préférait les vêtements pratiques et confortables aux habits luxueux. « Il portait la tenue des Francs, note Florence Close. Les représentations en empereur romain sont anachroniques. »
5. Ce n’était pas un « saint »
Charlemagne a été canonisé en 1165 dans le contexte des conflits entre la papauté et l’Empire romain germanique. Par la suite, l’Eglise ne s’est jamais prononcée sur la légitimité de la canonisation du souverain, mais son titre de bienheureux – et donc son culte – a été toléré. A Aix-la-Chapelle, ses reliques sont encore exposées à la vénération des fidèles.
Le grand Charles n’était pas pour autant un « saint ». Sa vie sexuelle choquait même son clergé. Charlemagne, un débauché ? Nul doute qu’il a aimé les femmes. Il s’est marié quatre ou cinq fois, a répudié deux fois, et a eu encore de nombreuses concubines après la mort de sa dernière épouse, au début de l’an 800. « Il a eu douze enfants légitimes et de nombreux autres hors mariage, précise l’historienne liégeoise. Mais ne le jugeons pas avec nos critères moraux du XXIe siècle ! » D’autant que sa politique matrimoniale est mûrement réfléchie et s’inscrit dans un contexte politique : il épouse la fille du roi des Lombards pour maintenir la paix avec ce peuple, puis trouve des appuis au-delà du Rhin en y prenant trois épouses successives.
Charlemagne aime aussi beaucoup ses filles, dont il ne peut se séparer. Il leur interdit de se marier, mais leur laisse une certaine liberté sexuelle : elles auront des enfants. Le fils et successeur de Charles, Louis le Pieux, réprouvera la grande licence qui, estimait-il, caractérisait la cour de son père. Il reléguera ses soeurs aux « moeurs légères » dans des monastères et aurait chassé les prostituées du palais.
6. Aix-la-Chapelle n’était pas sa capitale
Connue pour ses sources thermales depuis l’Antiquité, Aix-la-Chapelle est souvent qualifiée de « capitale » de Charlemagne. A tort, selon Florence Close : « Pendant la quasi-totalité du règne de Charles, la cour reste itinérante. Le palais d’Aix n’est d’ailleurs achevé qu’assez tard dans son règne. » Les hauts lieux du pouvoir sont des endroits d’hivernage, de chasse ou de résidence. Jusqu’à la fin du règne ou presque, les grandes décisions sont prises dans les palais où le souverain séjourne : en 794, un grand concile se tient à Francfort ; en 806, le projet de partage de l’Empire est élaboré à Thionville…
D’abord résidence d’hiver, le palais d’Aix, dont seuls subsistent de nos jours la magnifique église, des éléments de l’aula et la tour de Granus, a été construit à grands frais. « L’empereur vieillissant s’y fixe pour raison de santé davantage que pour des motifs politiques, assure l’historienne : le vieux Charles souffrait de la goutte. L’eau chaude le soulageait. » Eginhard rapporte que son maître, qui avait une passion pour le thermalisme, convie tous ses proches à partager ses plaisirs dans une piscine géante. Ses fils y pataugent, mais aussi les grands du royaume, ses amis et même ses nombreux gardes du corps !
« Aix-la-Chapelle a clairement le statut de capitale de l’Empire pendant la première partie du règne de Louis le Pieux, fils et successeur de Charles, remarque Florence Close. On y prend alors toutes les décisions et les conciles et assemblées s’y tiennent systématiquement. »
7. Il n’a pas inventé l’école
La place majeure de Charlemagne dans la scolarisation est un lieu commun depuis le XIXe siècle. Dans les manuels scolaires des années 1950, l’empereur est encore présenté comme le fondateur des écoles, dans lesquelles des moines instruisaient les enfants riches et pauvres. En réalité, « sacré Charlemagne » n’a pas institué l’école, mais a contribué à son développement. « L’école a toujours existé, mais le pouvoir organisateur change, explique Alain Dierkens. Le roi et son entourage sont aux commandes, avec une volonté systématique d’en revenir aux modèles antiques. » Florence Close ajoute : « Dans les années 780, Charles ordonne que chaque abbaye et chaque évêché ouvrent un établissement où les adolescents prometteurs puissent venir se former. Ces jeunes, pas forcément d’origine aristocratique, sont appelés à devenir l’élite laïque et ecclésiastique du royaume, puis de l’Empire. Charlemagne n’est donc pas le père de l’école obligatoire, mais plutôt celui de l’école supérieure d’administration. On lui doit aussi, indirectement, le fait que dans nos écoles secondaires les jeunes apprennent encore le latin. »
8. Il n’était pas illettré
Si Charles accorde une place essentielle à l’instruction, lui-même est loin d’être illettré, comme on le prétend : « Il cultive les arts libéraux, parle couramment le francisque et le latin et comprend le grec, enchaîne Florence Close. Mais il est maladroit en écriture. » Dans sa Vita Karoli, Eginhard rapporte que la nuit, dans son lit, son maître a toujours une tablette (de cire !) à portée de main pour s’habituer à écrire.
9. Très chrétien mais pas théologien
Aux alentours de l’année 796 apparaît dans les textes le titre de rex praedicator pour désigner Charlemagne. Cette expression reflète le soin qu’apportait le souverain à la défense et à la propagation de la foi catholique. Il se mêle aussi des questions doctrinales qui se posent à la cour durant son long règne : réfutation des actes du concile de Nicée II, condamnation de l’adoptianisme espagnol, promotion du concept selon lequel l’Esprit procède du Père et du Fils… Charlemagne est dès lors considéré par certains comme un théologien, ce que Florence Close réfute : « Il assiste aux débats tenus à la cour, les interrompt pour poser des questions, puis s’en remet à l’avis de spécialistes. Il promulgue le dogme, mais ne l’a pas défini lui-même. » Alain Dierkens complète : « Charlemagne participe aux conciles et se mêle des affaires religieuses. Si cela lui tient à ce point à coeur, c’est surtout parce que l’Eglise fait partie intégrante de l’Etat carolingien. C’est un service de l’Etat. Evêques et abbés en sont eux-mêmes les agents. »
10. Il unifie pour accomplir le plan de Dieu
Un colloque scientifique sur Charlemagne organisé à Paris par l’Institut historique allemand vient de faire le point sur les dernières recherches en cours. L’une des idées en vogue parmi les historiens touche à la politique d’unification de l’empereur. « Jusqu’ici, on estimait qu’il s’était efforcé d’unifier ses Etats disparates pour des raisons d’organisation et d’efficacité, rappelle Alain Dierkens. Aujourd’hui, on tend plutôt à affirmer qu’il a cherché à maintenir une harmonie entre les composantes de son Empire pour accomplir le plan de Dieu. »
11. Il n’est pas le « père de l’Europe »
« Charlemagne, père de l’Europe ? Quelle tarte à la crème ! s’exclame l’historien de l’ULB. Certes, il s’inscrit dans l’optique européenne d’unification territoriale, monétaire et religieuse. Certes aussi, l’Europe carolingienne avait le christianisme pour religion unique. Mais voir en Charles le père de l’Europe est une instrumentalisation du passé. Elle est surtout le fait de milieux qui insistent sur les racines chrétiennes de l’Europe, débat qui a déjà fait des vagues au sein de l’Union. »
12. Il n’est pas le trait d’union entre mondes latin et germanique
Charlemagne, à la croisée des univers latin et germanique ? « Cette idée reçue circule depuis le XIXe siècle, relève Alain Dierkens. Elle a nourri l’imaginaire belge en matière communautaire et linguistique. Aujourd’hui encore, on la retrouve dans l’exposition L’héritage de Charlemagne, montée à Ename-Audenarde, à l’occasion des 1 200 ans de la mort du souverain. » Ce concept n’a pas de fondement historique, assure le professeur de l’ULB : « A l’époque carolingienne, on ne peut parler de clivage entre cultures latine et germanique, mais bien de régions marquées ou non par des siècles d’organisation romaine. Il n’y a pas de tempérament latin ou germanique, mais des territoires imprégnés ou non par le modèle romain et son système de valeurs. »
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