Carte blanche
Les sanctions contre la Syrie frappent surtout le peuple innocent (carte blanche)
Benoit Lannoo, historien des Églises et consultant en coopération internationale & interreligieuse, souligne combien les sanctions contre la Syrie sont contreproductives.
Mercredi 26 mai, les Syriens étaient appelés aux urnes pour des élections présidentielles. Mais ce scrutin ne le préoccupent guère, bien moins que les sanctions économiques contre le pays dont l’Union européenne doit décider ces jours-ci si oui ou non ils sont prolongées. « Les sanctions sont pire encore que les bombes », entend-on partout en Syrie depuis des mois. Réviser les sanctions économiques n’équivaut pas à concéder libre champ à Bashar al-Assad, mais c’est offrir une chance réelle aux Syriens de reconstruire leur avenir et celui de leur pays.
Les sanctions européennes contre la Syrie sont appliquées depuis dix ans maintenant. Chaque année au mois de mai, elles sont prolongées. N’est-il-pas temps de réviser cette politique absurde ? Car en effet, il n’y plus d’hostilités sur la majorité du territoire syrien depuis des mois maintenant. Seul au nord et au nord-est, à Afrine, à Idlib et dans la Djézireh, la violence resurgit de temps à autres. Mais plus qu’avant encore, il est insensé d’interpréter ces attaques ou confrontations comme émanant d’une « guerre civile », vu l’implication active de forces militaires russes et turques. Ce sont en revanche bel et bien les populations syriennes restées au pays qui souffrent pour le moment, en particulier de ces sanctions économiques. « Pire que les bombes », entend-on de partout en Syrie.
Révisons ces sanctions
Le 9 mai 2011, l’Union européenne (UE) décréta pour la première fois des sanctions contre 273 individus et 70 institutions considérés comme piliers du régime de Bashar al-Assad ; en même temps, des restrictions furent instaurées sur l’exportation d’objets de patrimoine culturel ainsi que d’objets de luxe, de papiers de commerce émanant des autorités syriennes, de technologie et de produits pétroliers. Ces mesures furent justifiées en argumentant que le gouvernement baathiste de la famille alaouite des Assads avait dès le début du Printemps arabe réprimé durement toute contestation. Analyse simpliste de l’Occident : en Syrie avait éclaté une guerre civile contre un dictateur qui s’en prenait à son propre peuple ; des sanctions ciblées suffiraient pour faire tomber ce régime.
Bombe de pauvreté
Je serai le dernier à démentir que Bashar al-Assad est un potentat cruel. Mais force est de constater que les sanctions économiques auxquelles tiennent mordicus l’UE, les États-Unis et le Canada (ainsi que le Royaume Uni, qui vient de quitter l’UE), n’ont pas affaibli un seul instant la clique au pouvoir à Damas. En revanche, ils empêchent toute reconstruction du pays. « Une bombe de pauvreté a explosé », ne cesse de répéter le nonce apostolique à Damas, le cardinal Mario Zenari. Le pourcentage de Syriens qui vivent sous le seuil de la pauvreté ne fait qu’augmenter. L’envoyé spécial pour la Syrie des Nations-Unies, le diplomate norvégien Geir Otto Pedersen, évoque neuf habitants sur dix dans le pays qui vivraient sous le seuil de la pauvreté ; ce sont des chiffres hallucinants.
Cynisme européen
« Les Syriens ont dû puiser dans des réserves extraordinaires de résilience au cours du conflit », a déclaré le Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, l’Espagnol Josep Borrell, l’année dernière lors de son annonce de la prorogation des mesures. Peut-on faire preuve de plus de cynisme, en prétendant que ces sanctions « visent les personnes responsables de leurs souffrances, des membres du régime syrien, ceux qui les soutiennent et les femmes et hommes d’affaires qui le financent et qui tirent avantage de l’économie de guerre » ? Et J. Borrell d’ajouter que « l’UE est déterminée à continuer de soutenir le peuple syrien et reste résolue à faire usage de tous les instruments dont elle dispose pour faire pression en faveur d’une solution politique au conflit qui bénéficierait à tous les Syriens et mettrait un terme à la répression en cours ». Depuis quand le mensonge est-ce une valeur européenne ? Quiconque a quelques contacts en Syrie, sait pertinemment que les sanctions ne font qu’augmenter la souffrance du peuple syrien.
Microcrédits
« Ne me demandez pas comment les gens survivent » – me dit la soeur Marie Arbash -, je n’arrive pas à comprendre. » Sa congrégation des Soeurs des Sacrés-Coeurs-de-Jésus-et-de-Marie essaie, à Tartous, à Damas, à Jaramana, voire dans la Ghouta (à l’est et au sud de Damas), d’accompagner les enfants – par voie digitale, coronavirus oblige ! – dans leurs devoirs mais aussi avec des séances récréatives, de soutenir psychologiquement les femmes et d’éviter qu’elles doivent recourir à la mendicité, en leur offrant des microcrédits pour réaménager leur petit magasin, relancer leur atelier de couture, etc. Les hommes de leur famille sont souvent absents : dans l’armée, combattant, kidnappés, assassinés ou blessés. Les Soeurs des Sacrés-Coeurs-de-Jésus-et-de-Marie (soutenues entre autres par Aide à l’Église en Détresse, L’OEuvre d’Orient et par Solidarité-Orient) veillent à ne faire aucune différence entre chrétiens et musulmans et à venir en aide à tout le monde. « Ainsi, les musulmans apprennent à nous accepter et nous apprécier. »
Première communion
« Notre cathédrale était fortement endommagée, mais elle a été merveilleusement restaurée, grâce entre autres à nos donateurs occidentaux », nous dit l’archevêque maronite d’Alep, Mgr Joseph Tobji. « C’est une fête à chaque fois que nous y sommes. Mais entre-temps, les gens n’ont plus rien, tout est devenu impayable. Est-ce encore possible de vivre ici avec dignité, dans cette pauvreté ? » Pour la première communion, il n’y avait que sept jeunes cette année-ci, et l’archevêque craint qu’ils soient encore moins nombreux l’année prochaine. En Orient, ne plus avoir de familles nombreuses est un signe de désespoir. La famille d’une de mes amies musulmanes d’Alep est aussi au bout du rouleau : ils étaient entrepreneurs avant la guerre, mais leur usine a été démantelée et reconstruite en Turquie. Avec la pénurie absolue d’essence aujourd’hui, impossible de relancer l’entreprise.
Élections
Ce 26 mai, des élections présidentielles étaient organisées en Syrie. Personne ne s’est jamais fait la moindre illusion : tout comme en 2007 et en 2014, le Président sortant Bashar al-Assad va sortir vainqueur de ce scrutin pour entamer son quatrième mandat de sept longues années consécutives. Tout réel adversaire du régime vit en exil à l’étranger ; seuls les Syriens ayant résidé sans interruption pendant dix ans au pays, étaient autorisés à introduire une candidature. Cette dernière devait par ailleurs être approuvée par 35 membres du « Majlis al-Sha’ab », une prétendue assemblée du peuple entièrement dominée par le parti Baath des Assads. Il est évident que les élections en Syrie ne sont ni démocratiques, ni libres, ni transparentes. Mais est-ce que cela justifie une nouvelle prolongation des sanctions économiques ?
Réfugiés
Maintenir les sanctions contre la Syrie se résume dans les faits à un coup de grâce porté à la population syrienne, déjà agonisante en raison des dévastations de la guerre. Le pays est totalement détruit. Les estimations chiffrées fluctuent selon les sources, mais on peut assurer que plus d’un demi-million de Syriens ont perdu la vie durant ces dix ans de violence. Il y aurait entre 6 et 8 millions de déplacés qui errent sur le territoire syrien, ce qui représente sans doute juste un peu plus que le nombre de réfugiés syriens à l’étranger. Mettons d’ailleurs ces chiffres en peu en perspective : pas beaucoup plus d’un million de réfugiés syriens ont rejoint l’Occident, et la Belgique n’en a accueilli à peine vingt-cinq mille. Le Liban en revanche, pays limitrophe mais également en faillite, accueille un million et demi de réfugiés syriens ; en Jordanie, pays sans grandes ressources, ils sont plus de 650 000, tandis que trois millions et demi d’entre eux vivent dans des camps turcs à la suite d’un autre deal cynique de l’Union européenne.
Perspectives
Mais les Syriens ne veulent pas d’office quitter leurs terres, ils veulent en majorité reconstruire leur pays. Or aussi longtemps qu’il faut faire la queue aux pompes à essence pour ne même pas pouvoir y faire le plein, cela demeure impossible. « Vous connaissez le falafel syrien ? », me demande Mgr Tobji. « Eh bien, les Syriens ne peuvent même plus se permettre ce simple repas national, ils survivent avec un bout de pain, un oignon et un peu de sel car ils n’ont plus rien d’autre. » L’Occident doit faire preuve de logique et sincérité : soit Bashar al-Assad n’est pas le Président légitime de son pays, et dès lors la population ne peut se voir sanctionnée et tenue responsable d’être gouvernée par un dictateur. Soit Assad est bel et bien le Président syrien et l’Occident – conjointement avec l’Iran, la Russie, l’Arabie saoudite et la Turquie – doit trouver un accord avec lui pour permettre enfin une « résurrection » au peuple syrien, après dix ans de calvaire.
Benoit Lannoo
Historien des Églises et consultant en coopération internationale & interreligieuse
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