«Les Russes attaquent partout»: l’armée ukrainienne peut-elle tenir?
L’attaque au nord de Kharkiv mobilise les réservistes ukrainiens, ce qui déforce d’autres points de la ligne de front. De quoi pousser les Russes à intensifier leur offensive.
En trois jours, du vendredi 10 au dimanche 12 mai, l’armée russe s’est emparée de 100 à 130 km2 du territoire ukrainien au nord de la deuxième ville du pays, Kharkiv. Une broutille au regard de la superficie de l’Ukraine, 603.000 km2, une avancée significative au regard des gains territoriaux, quelques kilomètres carrés, engrangés par la Russie ces dernières semaines sur la ligne de front. L’attaque russe inquiète d’autant plus que la situation de l’armée ukrainienne est précaire, entravée qu’elle est par le retard enregistré dans les livraisons de munitions et d’armes promises par les Occidentaux. Elles lui font aujourd’hui cruellement défaut.
Que Vladimir Poutine ait saisi l’opportunité de ce mouvement de flottement ukrainien et occidental pour engranger des succès dans la guerre n’est évidemment pas exclu. Le constat n’aurait pas de quoi rassurer sur la suite des opérations, une offensive en plusieurs endroits de la ligne de front devenant une hypothèse crédible, sinon logique. «L’idée derrière les attaques dans la région de Kharkiv est d’étirer nos forces et de saper le moral», a d’ailleurs analysé le président Volodymyr Zelensky. L’état-major de l’armée ukrainienne a reconnu, pour sa part, que l’ennemi avait engrangé des «succès tactiques». L’avancée russe a aussi mis en évidence une inquiétante impréparation des militaires (absence de fortifications appropriées ou de minage défensif) sur une portion du territoire national qui était tout de même clairement exposée à une attaque russe. Cela étant, la ville de Kharkiv n’est pas non plus directement menacée à ce stade.
Que dit l’attaque du 10 mai des intentions russes et de l’état de l’armée ukrainienne? Eléments de réponse avec le lieutenant-colonel Tom Simoens, professeur d’histoire à l’Ecole royale militaire (ERM).
L’offensive au nord de Kharkiv s’inscrit-elle dans la lignée des attaques de ces derniers mois ou a-t-elle un caractère inédit?
C’est un nouveau front, qui s’ajoute au 1.000 kilomètres qui existaient déjà. La frontière entre la Russie et l’Ukraine est devenue un théâtre de guerre selon deux axes de pénétration sur quelques dizaines de kilomètres. L’attaque complique encore davantage la situation tactique et opérationnelle des Ukrainiens qui doivent disperser encore plus leurs ressources en unités sur davantage de fronts. Autre particularité, les Russes ont conquis en quelques jours plus de 100 km2, ce qui donne une moyenne de 20 à 30 km2 par jour, soit dix fois plus que ce qu’ils conquièrent en moyenne depuis le mois d’octobre. C’est beaucoup plus que ce qu’on observe notamment dans l’est du pays où, évidemment, les Ukrainiens sont davantage retranchés et plus forts. Il est vrai qu’en attaquant Kharkiv, les Russes ont réalisé une avancée surprise même si la présence de leurs forces dans la région de la ville russe de Belgorod était connue. Mais, estimait-on, elles étaient trop faibles. On ne s’attendait donc pas à une attaque maintenant. Or, non seulement ils sont passés à l’offensive mais ils l’ont fait avec un certain succès. La progression restera-t-elle spectaculaire? Je ne pense pas.
Pourquoi?
Les gains faciles ont été réalisés. C’est maintenant que le travail plus ardu commence. L’avancée russe sera moins spectaculaire dans les jours et les semaines à venir. Du reste, la mission principale est d’ores et déjà accomplie pour les Russes: attirer des réserves ukrainiennes vers le nord, et en priver les fronts à l’ouest d’Avdiivka, à Tchassiv Yar et plus au sud, dans le secteur de Vulhedar (NDLR: des foyers de combats dans l’oblast de Donetsk, au sud-est de l’Ukraine). Les Russes sont partout à l’attaque. Certaines mesures indiquent qu’ils sont en pleine offensive. Le nombre d’assauts quotidiens est une des données chiffrées qui l’atteste. Ils dépassent maintenant les 100 par jour, jusqu’à 110. Ils sont à leur niveau le plus élevé depuis octobre 2023. Même à cette période, il n’y en avait pas autant qu’aujourd’hui. Pour moi, cela indique que les Russes ont peut-être déjà lancé leur grande offensive afin d’attaquer avant que les munitions américaines et celles du projet développé par la République tchèque n’arrivent.
L’objectif de l’attaque russe est-il la prise de Kharkiv ou pas nécessairement?
Pas nécessairement. L’objectif principal reste, je pense, la prise du Donbass. Mais l’offensive au nord de Kharkiv sert plusieurs intérêts. Le premier est de semer la confusion et le doute parmi la population ukrainienne. Un nouveau coup lui est porté. Surtout, les Ukrainiens se posent des questions quant à la rapidité de la progression russe. Comment est-il possible qu’ils aient avancé aussi vite? Ils ont perdu plus de 100 km2 d’un territoire dont ils ont pu préparer la défense depuis un an et demi. Ce n’est pas brillant. Le deuxième intérêt pour les Russes est l’impact que l’attaque a sur la communauté internationale et le monde occidental. Ceux-ci vont commencer à se poser la question de la fiabilité et de la survivabilité de l’armée et de l’Etat ukrainiens. Le soutien à Kiev peut être remis en cause.
«Les assauts quotidiens sont à leur niveau le plus élevé depuis octobre 2023. Ils dépassent maintenant les 100 par jour.»
Quels sont les objectifs plus militaires que poursuit l’offensive au nord de Kharkiv?
Il faut ajouter les intérêts territoriaux de cette attaque. En avançant en Ukraine, les Russes éloignent l’artillerie ennemie. Les Ukrainiens sont obligés de se replier et de s’éloigner de la ville russe de Belgorod, qu’ils ont souvent prise pour cible. Plus les Russes peuvent repousser les Ukrainiens, moins des projectiles ukrainiens pourront être tirés sur Belgorod. Dans le sens inverse, en raison de cette progression, Kharkiv sera à la portée des canons russes. Les Russes pourront semer la terreur dans la deuxième ville ukrainienne en tirant simplement avec de l’artillerie classique, ce qui est nettement meilleur marché que de le faire avec des drones, des missiles balistiques et des missiles antiaériens transformés en missiles sol-sol. Dernier intérêt de l’attaque sur Kharkiv pour les Russes, elle est menée en deux directions séparées. Il y a une dizaine de kilomètres entre les deux zones d’attaque. La deuxième est un peu plus à l’est de Kharkiv. Celle-là peut peut-être avoir pour objectif de rendre intenables les positions ukrainiennes dans le sud. Je pense au nord du village de Syn’kivka, à la ville de Koupiansk… Avec relativement peu de moyens, l’attaque de Kharkiv sert donc plusieurs intérêts, dont la mobilisation d’une partie de la réserve ukrainienne. Ma crainte est qu’ils continuent et qu’ils lancent maintenant des assauts importants à Tchassiv Yar, à l’ouest d’Avdiivka et à Vulhedar.
A-t-on une idée des troupes mobilisées par les Russes au nord de Kharkiv?
L’ensemble est estimé à 50.000 hommes mais sur une large zone. Parmi eux, la moitié est constituée de soldats combattants, l’autre relève de la logistique et d’autres départements. Très peu d’unités combattantes étaient dotées de véhicules blindés. C’est pour cela qu’on a été surpris par cette attaque. C’est pour cela aussi que les Ukrainiens l’ont été. Ils ont sans doute supposé qu’avec un dispositif semblable, les Russes n’attaqueraient pas et que le but de cette concentration de troupes était de fixer les garde-frontières ukrainiens. Les Russes sont quand même passé à l’attaque, principalement avec le concours de fantassins. Il est d’autant plus étonnant qu’ils aient réalisé un gain territorial aussi important, même s’ils ont été soutenus par l’artillerie russe, qui a une supériorité numérique éclatante sur celle des Ukrainiens, et par l’aviation russe qui peut également agir sans être inquiétée. La défense antiaérienne ukrainienne est généralement absente de la ligne de contact.
«Le manque d’hommes et de munitions fait que les Ukrainiens sont dans une situation extrêmement difficile.»
La principale difficulté rencontrée actuellement par l’armée ukrainienne est-elle l’extension du front?
Oui, en combinaison avec les problèmes que l’Ukraine connaît depuis des mois et qui ne sont pas résolus. L’armée doit faire face à un manque d’hommes. C’est un problème en grande partie ukrainien, puisque c’est à eux de mobiliser, et dans une moindre mesure, c’est un problème occidental, puisqu’il faut de l’argent pour payer ces recrues, ce qui n’est pas évident. Si les Occidentaux avaient prévu un budget, les Ukrainiens auraient pu mobiliser davantage. Il n’empêche, une nouvelle loi de mobilisation a tardé à être votée; elle doit entrer en vigueur à la fin du mois de mai. Le deuxième souci réside dans le manque de munitions, que ce soit pour l’artillerie ou pour la défense antiaérienne. Ce problème est de la responsabilité des pays occidentaux. Ils ont pris des engagements mais n’ont pas pu les tenir. Ils n’ont pas pu livrer les munitions dans les délais et dans les quantités promises. Ces deux problèmes – manque d’hommes, manque de munitions – font que les Ukrainiens sont dans une situation extrêmement difficile.
Comment cela se traduit-il sur le terrain?
On sait que l’artillerie est l’arme principale dans un conflit de ce type. Sur le champ de bataille, c’est l’artillerie qui tue 60% à 80% des soldats. Si vous tirez un obus, quand votre adversaire en tire quinze, le rapport de force est très inégal. Les Ukrainiens, pour chaque obus, doivent vraiment se poser la question de savoir si cela vaut la peine de s’en servir. Les Russes, en revanche, tirent et tirent jusqu’à ce que les positions ukrainiennes soient détruites ou presque détruites. Ensuite, ils partent à l’assaut avec l’infanterie. La question n’est pas que les Russes sont tellement performants, ils réussissent à avancer parce que les Ukrainiens sont contraints dans leur riposte, par manque d’hommes et de munitions. Mais la méthode russe fonctionne parce que les pertes sont moins importantes que les recrutements. L’armée incorpore toujours entre 20.000 et 25.000 hommes par mois et elle en perd 20.000. Mois après mois, elle devient donc plus forte tandis que pour l’armée ukrainienne, c’est plutôt l’inverse.
En transformant son économie en économie de guerre, en nommant un économiste de formation à la tête du ministère de la Défense (lire par ailleurs), la Russie se prépare-t-elle à une guerre longue?
Oui. Cela signifie aussi que la Russie n’est sans doute pas disposée à se contenter de la reprise de l’entièreté de la région du Donbass. Elle voudra aller plus loin. Cela pourrait aussi indiquer que son plan ne s’arrêtera pas à l’Ukraine. Mettre son économie en mode «économie de guerre» a comme inconvénient de se demander à quoi celle-ci sert, une fois que la guerre est finie. Nous, les Occidentaux, devons être très inquiets. Soit la Russie a des plans, soit les alliés de la Russie ont des plans. L’Iran, par exemple, pourrait en avoir. Quand l’armement produit maintenant ne sera plus nécessaire pour le combat en Ukraine, la Russie pourra reconstituer ses stocks. Ensuite, elle pourra en vendre à ses alliés, ce qui n’est pas très rassurant pour l’Occident. Je crains que nos responsables ne soient peut-être pas suffisamment conscients du risque que cela pourrait représenter. Certains dirigeants européens ont évoqué une économie de guerre. Mais ce n’est pas du tout le cas. Nous avons augmenté, par exemple, la production des obus de 155 mm, mais nous n’avons pas repris la fabrication des missiles de croisière Scalp français ou Storm Shadow britanniques. Ce n’est pas une économie de guerre, c’est une économie de paix renforcée.
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