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« Les réfugiés ont un pouvoir subversif, parce qu’ils nous montrent ce qui est brisé dans le capitalisme »

Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Le cinéaste mexicain Alejandro González Iñárritu, oscarisé pour Birdman et The Revenant, propose, avec Carne y Arena, une impressionnante installation, invitant le visiteur à partager l’expérience des migrants à la frontière américano-mexicaine avec le concours de la réalité virtuelle. Une immersion saisissante.

Le défi technologique qu’a représenté Carne y Arena est-il comparable à ceux posés par vos films ?

L’expérience est très différente. La réalité virtuelle n’a rien à voir avec le cinéma, c’est un autre animal. Les connaissances que l’on a du cinéma ne s’y appliquent pas : il faut explorer un nouveau langage, l’inventer, l’expérimenter. Il n’y a ni précédent, ni manuel à consulter, et l’on est mis au défi de nouveaux modes d’exploration, avec les opportunités qu’ils représentent. J’ai trouvé cette expérience incroyablement libératrice. Il n’y a pas de cadre, alors que c’est lui qui définit le cinéma. Sans cadre, ce n’est plus du cinéma, tout comme une voiture sans pneus ne serait plus une voiture. Nous avons mis fin à la dictature du cadre, une avancée tout à fait significative pour le média. Ce n’est pas du cinéma, c’est être le cinéma.

Vous abordez, dans Carne y Arena, un sujet éminemment sérieux et politique, la crise des réfugiés, tout en recourant à une technologie généralement associée au divertissement, et à une expérience de parc d’attractions. Dans quelle mesure cette tension a-t-elle nourri le projet ?

En me lançant dans ce projet il y a quatre ans, mon intention était d’explorer la condition humaine en recourant à la technologie, en subordonnant celle-ci à cet objectif, et non de distraire le public, ni d’en tirer des profits. D’où le fait d’avoir soumis le projet à une institution artistique, la fondation Prada, qui a accepté, la société de production Legendary s’y associant ensuite. A l’époque, la technologie n’était pas encore prête, et j’ai donc tourné deux films avant d’y revenir. J’ai toujours voulu utiliser le média pour une expérience permettant d’associer la communauté la plus humble et la plus fragilisée avec la technologie la plus avancée. Ayant le privilège de n’être tenu ni par des contingences financières, ni par la notion d’intrigue, j’ai pu créer un concept tournant autour d’un espace narratif, avec une dynamique permettant d’impliquer le public dans ce thème. D’où le fait que cette installation soit destinée avant tout à des musées ; ce n’est qu’à la suite de l’insistance de Thierry Frémaux, directeur du festival, que nous avons décidé de la présenter en avant-première à Cannes.

Une installation proposée en avant-première à Cannes, mais destinée avant tout aux musées.
Une installation proposée en avant-première à Cannes, mais destinée avant tout aux musées.© 2017 NEIL KELLERHOUSE

Le projet a-t-il beaucoup évolué pendant cette période de quatre ans ?

Honnêtement non, il a été conçu à l’identique. Je tenais à dépolitiser le sujet, parce qu’il a été kidnappé par les politiciens. Ils capitalisent sur cette tragédie humaine existentielle à des fins politiques, qu’ils soient de droite, de gauche ou que sais-je. Au bout d’un moment, on perd de vue l’essentiel, à savoir qu’il s’agit d’une crise humaine, et que ces gens sont dénués de la moindre ressource. Cette expérience donne la possibilité aux visiteurs d’éprouver physiquement ce dont il retourne vraiment, et non simplement d’en apprécier l’idée ou la vision qu’en donne la politique. D’où le fait que Donald Trump en soit complètement absent. Il ne faut pas perdre de vue les véritables problèmes, dont les filtres des politiciens tendent à nous détourner.

L’expérience est articulée en trois phases : un sas d’entrée, la plongée au coeur de l’espace, et un sas de décompression. Comment avez-vous établi ce découpage ?

Nous sommes désensibilisés par rapport à la réalité et à ce sujet, du fait de sa surmédiatisation, et de la somme de statistiques et d’informations dont nous sommes bombardés. Pour qu’une réalité nous paraisse pertinente, désormais, il faut en faire une réalité virtuelle, ce qui est complètement dingue, et ne manque pas de m’interpeller. J’avais la conviction que la physicalité de ces gens donnerait du poids et de la réalité à l’expérience virtuelle. Pendant sept ans, deux personnes ont collecté des objets – j’en ai vingt boîtes de taille imposante dans un entrepôt à Los Angeles, contenant des chaussures, des vêtements d’enfants, des lettres, des photos, des jouets des brosses à dents ; un peu comme si nous avions récolté une partie des cendres des 6 000 personnes qui sont mortes, et il me semblait important de faire ce lien. Et puis, que l’on voie ces gens, afin d’établir un dialogue entre réalités virtuelle et physique, pour qu’il n’y ait pas que l’illusion.

Pour qu’une réalité nous paraisse pertinente, désormais, il faut en faire une réalité virtuelle, ce qui est complètement dingue, et ne manque pas de m’interpeller »

Après Cannes, l’installation sera présentée à Milan (1). L’Italie fait face à un afflux constant de réfugiés. Connaissez-vous cette dimension du problème ?

Je me suis rendu l’an dernier à Catane, en Sicile. J’ai rencontré beaucoup de réfugiés à cette occasion, des jeunes filles venues d’Erythrée, des esclaves sexuelles, des familles syriennes, égyptiennes, irakiennes, et leurs histoires étaient exactement pareilles à celles de migrants d’Amérique centrale ou du Mexique. Il s’agit d’individus luttant pour leur survie dans des guerres. Le Mexique est le pays le plus meurtrier au monde, après la Syrie. La raison pour laquelle ces gens fuient est toujours la même : c’est la guerre, qu’elle soit bruyante ou silencieuse. Quand on se met soi-même, avec ses enfants, dans une situation de danger mortel, c’est que l’on n’a pas d’autre recours, il ne s’agit pas de gagner un peu d’argent, ou que sais-je encore. Nous assistons à une crise humaine, et les réfugiés constituent une opportunité et non une menace. Ils ont un pouvoir subversif par rapport à la société, parce qu’ils nous montrent ce qui est brisé dans le système capitaliste. Le capitalisme dérégulé est en train de tuer la planète, et nous tous avec elle, de tuer des êtres humains à une échelle massive sans que personne ne veuille le voir. Si j’ai intégré un bateau dans l’installation, c’est pour dire que nos déserts sont vos océans, les gens s’y dissolvent et deviennent invisibles. Je suis au courant de ce qui se passe, en Europe également. Je n’ai pas de solution à cet immense problème, mais je m’efforce que l’on en prenne conscience.

Vous avez recueilli de nombreux témoignages dans la perspective de cette installation. Pourriez-vous y consacrer un documentaire ?

Si j’avais consacré un film de 6’30 à cette question, nous ne serions pas là à en discuter, c’est la triste réalité. Nous devons recourir à la technologie et à la réalité virtuelle pour parler de la réalité de façon pertinente – voilà le conflit philosophique auquel j’ai été confronté. Ce sujet est brûlant depuis une dizaine d’années. Dans Babel déjà, j’avais intégré l’histoire d’une nourrice voyageant illégalement avec deux enfants américains. J’ai commencé à faire des interviews sur la question en 2005, et comprendre clairement ce qui se passait a constitué une expérience hypertraumatisante pour moi.

Qu’aimeriez-vous que les visiteurs retiennent de votre installation ?

L’expérience justement, et le fait d’avoir pu appréhender la réalité vécue par d’autres, et communiquer. Le plus beau cadeau que l’on puisse faire à quelqu’un, c’est de le comprendre. On ne peut l’aimer si on ne le comprend pas, mais si on a une vision plus claire des choses, et qu’on intègre ce qui motive ces gens, des solutions peuvent se dégager.

Vous avez évoqué la crise du capitalisme. Le cinéma vous apparaît-il armé pour appréhender cette réalité ?

Il peut y arriver en racontant des histoires personnelles, sans vouloir prêcher ni tenir des discours politiques. A leur lumière, on peut cerner la complexité du système. D’où le fait que les migrants soient une opportunité et non une menace, parce que leurs histoires exposent les failles du système et nous font réaliser que quelque chose ne va pas. Il y a deux jours, j’étais à Milan pour superviser la construction de l’installation. J’y ai vu une très belle chaise dans un magasin, devant laquelle un homme de mon âge demandait à manger. Le design de la chaise me plaisait, je suis rentré dans la boutique pour en demander le prix. Je m’attendais à ce qu’elle soit chère, de l’ordre de 3 000 à 4 000 euros. Elle en coûtait en fait 110 000. Une chaise à 110 000 euros, voilà qui illustre le genre de monde dans lequel nous vivons. Avec une telle somme, on peut faire tourner une école en Afrique pendant plusieurs années. Nous sommes tous confrontés à une réalité très complexe, conséquence d’un système qui ne fonctionne plus. Le monde est en train de couler, l’Arctique fond, est-ce qu’il faut des preuves plus limpides encore ?

(1) L’installation Carne y Arena peut être visitée à la fondation Prada, à Milan, du 7 juin au 15 janvier 2018.

Bio Express

1963 Naissance le 15 août à Mexico.

2000 Amores Perros, premier long-métrage.

2006 Babel, prix de la mise en scène à Cannes.

2014 Oscar du meilleur réalisateur pour Birdman.

2017 Carne y Arena, installation conceptuelle en réalité virtuelle, explorant la condition humaine des migrants et des réfugiés.

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