« Les politiques ne sont plus les pionniers »
Cynthia Fleury, philosophe française, est considérée comme l’une des meilleures analystes contemporaines du phénomène politique. Elle apporte aujourd’hui sa contribution à Nos voies d’espérance d’Olivier Le Naire, qui à travers les idées avancées par dix grands témoins, ambitionne de redonner confiance au citoyen d’une Europe déboussolée.
Le Vif/L’Express : Il faut aider à une transposition numérique des droits du citoyen, écrivez-vous. De quelle façon ?
Cynthia Fleury : Deux exemples. Un qui vient d’un Etat, l’autre d’une société privée. Apple, passé maître dans la marchandisation des données personnelles, a choisi une option différente – au point de se faire traiter d’anti-américaine par le FBI et la NSA – en refusant dorénavant de donner la clé de cryptage des données personnelles. Le métier d’Apple est de vendre des iPad et pas de ficher les citoyens américains. Autre exemple, l’Irlande. Elle admet qu’elle devrait mettre un terme à son statut de paradis fiscal européen (NDLR : en abandonnant notamment son régime fiscal dit du « double irlandais » qui permettait à des multinationales de réduire voire d’éluder l’impôt). Considérées comme trop lentes, ces révolutions le seront encore plus si on ne s’y investit pas avec une grande mobilisation. Investissons-les et permettons à ce monde de mieux se réguler. Car la politique ne s’identifie plus aux seuls Etats-nations et aux seuls partis politiques… Je ne crois pas au dessaisissement du politique. Je crois au renouveau de la politique porté par l’ensemble des acteurs publics et par certaines entreprises qui peuvent revendiquer un rôle public, une manière d’agir… L’Etat-nation n’a plus le monopole du politique. Les élus et l’exécutif ont changé de place dans la boucle de légitimation. Ils ne sont plus pionniers et visionnaires. Ils sont à la fin du parcours.
Est-il inquiétant que les politiques ne parviennent plus à appréhender ces changements ?
>C’est un effet mécanique de l’électoralisme. Les politiques sont sanctionnés par l’électoralisme qui les juge sur du visible. Or aujourd’hui, la vérité du politique, c’est l’invisible. Agir sur des choses qui ne se voient pas, des questions environnementales aux dysfonctionnements potentiels de la technologie qui créeront peut-être des maladies dans quinze ou vingt ans… Cela induit une rénovation totale du geste politique. Le politique redoute d’être sanctionné lors de la prochaine élection. Il veut agir sur le visible, sur le présent, et pas sur le long terme. Mais, dans le processus de légitimation, il doit se contenter de ratifier la fin du processus, contraint par l’innovation qui est portée par d’autres. Je n’attends pas grand-chose des politiques en terme de rôle pionnier. Ils l’ont longtemps assumé. Plus aujourd’hui…
En Belgique, David Van Reybrouck a plaidé récemment dans un livre pour la fin des élections et le recours au tirage au sort. La démocratie européenne a-t-elle un urgent besoin d’être revivifiée ?
Qu’il y ait une rénovation des procédures me paraît indispensable. Que l’on puisse améliorer la représentation et la participation politiques me paraît évident. Faut-il passer intégralement par le tirage au sort ? Non. On peut en revanche avoir des scrutins plus composites : un peu plus de proportionnelle ici ou là, pourquoi pas du tirage au sort ici ou là, pourquoi pas de la désignation de compétences ici ou là. On doit ouvrir les conditions de l’accès à l’éligibilité aux niveaux des compétences, des talents, des profils sociaux. Parce que le recrutement est aujourd’hui très fermé…
Nos voies d’espérance, entretiens d’Olivier Le Naire, journaliste à L’Express, avec 10 grands témoins, dont Cynthia Fleury, Nicolas Hulot, Frédéric Lenoir, Abd al Malik, Erik Orsenna, Pierre Rabhi… Actes Sud/LLL, 237 p.
L’intégralité de l’entretien dans Le Vif/L’Express de cette semaine
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