« Les patrons des multinationales prennent insidieusement le pouvoir, sans aucune légitimité et sans devoir rendre de comptes à personne »
Toute sa vie est un combat. A 80 ans, Susan George, présidente d’honneur d’Attac, n’a rien perdu de sa capacité de révolte. Avec l’arme des mots et de la précision, et son indéfectible accent de l’Ohio, elle milite contre les ravages du système néolibéral et pour un monde moins injuste. Auteur de nombreux livres engagés, la chercheuse franco-américaine dénonce, dans son dernier ouvrage (1), les patrons des multinationales, ces « usurpateurs » qui, avec leurs lobbyistes, prennent insidieusement le pouvoir de la planète, sans aucune légitimité démocratique et sans devoir rendre de comptes à personne. Leur cheval de Troie actuel : le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP, en anglais) qui se négocie confidentiellement entre les Etats-Unis et la Commission européenne. Les flèches décochées par Susan George font mouche.
Le Vif/L’Express : « Les entreprises transnationales sont devenues la première puissance collective mondiale, loin devant les Etats qui leur sont souvent inféodés », écrivez-vous dans Les Usurpateurs. N’est-ce pas un effet de la mondialisation ?
Susan George : Certainement. Je n’aurais pas pu écrire cela il y a trente ans. Les entreprises se sont mondialisées beaucoup plus vite que les citoyens, surtout depuis la chute de l’empire soviétique, qui leur a ouvert les portes du monde entier. Elles se sont organisées sur une base collective à partir du début des années 1990, avec la naissance de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui leur a donné de nouveaux horizons en matière de libre-échange. Elles ont d’ailleurs été très influentes dans les négociations de l’OMC. Sans l’insistance de groupes comme American Express ou Citicorp, l’OMC n’aurait probablement pas vu le jour.
Les gouvernements sont-ils complices de la montée en puissance des multinationales ?
Ils ont laissé faire. Complices ? Je ne veux pas suggérer qu’il y ait des complots ni une corruption à grande échelle des gouvernants. C’est plus subtil que ça. Le néolibéralisme a instauré un climat favorable aux entreprises : c’est en fonction des besoins du marché qu’on gouverne. Aujourd’hui, de plus en plus de gens sont nés dans ce contexte idéologique, sans avoir vécu les Trente Glorieuses. Ils ne connaissent que cette mentalité-là.
Dans votre livre, vous épinglez le sommet de Davos ainsi que son Initiative de restructuration mondiale. C’est quoi ce programme ?
Le Global Redesign Initiative (GRI), en anglais, part du constat que les Etats sont devenus inefficaces, qu’ils ne peuvent pas régler les problèmes mondiaux, contrairement aux entreprises transnationales qui sont partout, qui disposent de ressources et de relais dans de nombreux pays et qui sont unies. Ce programme GRI de Davos réunit 1 600 experts, répartis en 46 Conseils de l’agenda mondial traitant de tous les sujets imaginables pour mieux réfléchir à une gouvernance mondiale. D’ici à cinq ans, on ne songera même plus à chercher des solutions pour résoudre les problèmes mondiaux sans la présence de grandes entreprises.
Pourquoi parlez-vous de la « classe Davos » ?
Parce que ceux qui fréquentent Davos ont tous les attributs d’une classe sociale, partageant les mêmes codes, les mêmes lieux de villégiature, les mêmes écoles élitistes… C’est une classe nomade, très influente, avec beaucoup de cohésion. L’aristocratie moderne. Une aristocratie qui, pour la première fois dans l’Histoire, est internationale. Le réseau des têtes couronnées européennes, lui, s’arrêtait aux frontières du Vieux Continent.
Le monde des affaires est-il un milieu que vous connaissez et que vous fréquentez ?
Je suis née dans l’Ohio, à Akron, un des principaux centres mondiaux du caoutchouc. Mon père était assureur. Il fréquentait les patrons de Goodyear, de Goodrich et tous les PDG de la ville. Je connais bien les codes de ces gens-là. Je sais comment ils fonctionnent.
Votre combat actuel est celui du TTIP, le Transatlantic Trade and Investment Partnership. Pourquoi parlez-vous de « stratégie Dracula » en évoquant ce partenariat entre les Etats-Unis et l’Europe ?
La « stratégie Dracula » consiste à exposer le vampire à la lumière du jour, insupportable pour lui. Les négociations en cours du TTIP sont très confidentielles, aussi secrètes que celles de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), au milieu des années 1990, qui est finalement mort lorsqu’il a été exposé en plein jour par ses détracteurs. Les parlementaires européens n’ont pratiquement aucun droit de regard sur les négociations du TTIP. Seuls les membres de la commission Commerce international ont déjà pu se rendre dans une pièce fermée, consulter les documents qu’on veut bien leur montrer, sans prendre de notes ni faire de copies.
Qu’est-ce qui vous gêne tant dans le TTIP ?
Il s’agit d’un véritable coup d’état des entreprises transnationales contre les gouvernements. Leur but est d’arriver à fixer elles-mêmes les normes en matière de santé publique, d’agroalimentaire, de fiscalité, de commerce…. En outre, les bons de croissance promis par les négociateurs sont remis en cause. Un chercheur de la Tufts University, près de Boston, a calculé, en se basant sur les critères économiques de l’ONU, que le TTIP dépossèderait l’Europe de 600 000 emplois. Les PME ont tout à y perdre également. Elles commencent d’ailleurs à réagir.
La convergence des réglementations, prônée par le TTIP, n’est-elle pas inéluctable avec la mondialisation ?
Je ne vois pas pourquoi on devrait accorder la réglementation européenne avec celle d’un pays qui, depuis cinquante ans, n’a interdit que 12 produits chimiques nouveaux, alors que l’UE en a mis 1 200 à l’index. Je suis Américaine d’origine, mais je préfère vivre, manger et me laver en Europe, où les consommateurs sont mieux protégés. Ce qui sépare Américains et Européens, c’est le principe de précaution. Aux Etats-Unis, il faut prouver scientifiquement de manière absolue la dangerosité d’un produit pour l’interdire. En Europe, la charge de la preuve incombe aux entreprises qui doivent établir que leur produit n’est pas dangereux. Que va devenir ce principe de précaution avec le TTIP ?
Dans ces négociations, les Etats-Unis ont plus à y gagner que les Européens ?
Bien sûr, sauf sur les produits financiers qu’ils essaient d’ailleurs d’exclure des négociations… On se demande vraiment pourquoi les Européens se sont engouffrés là-dedans. Sans doute parce que la très influente European Round Table (ERT), un groupe de lobbying qui rassemble les patrons des 50 plus grosses multinationales européennes, le veut.
Vous fustigez en particulier les tribunaux d’arbitrage privés. Pourquoi ? Cela existe déjà.
Absolument. Cela s’est fort développé en catimini ces vingt dernières années. On compte actuellement 3 268 traités internationaux qui comportent une clause d’arbitrage privé. A l’origine, c’était surtout pour permettre à une entreprise de se défendre contre un Etat peu démocratique, dont la justice était corrompue. Mais aujourd’hui, les arbitrages concernent de plus en plus les pays développés démocratiques. Exemple : il y a deux ans, le suédois Vattenfall, troisième fournisseur d’électricité en Allemagne, a réclamé 4,7 milliards d’euros à la République fédérale suite à l’abandon du nucléaire. L’affaire est en cours. Les bureaux d’avocat ont compris qu’ils pouvaient se faire beaucoup d’argent avec ce système. Ils se frottent encore plus les mains avec le TTIP qui, en prévoyant un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etats, risque de faire exploser le nombre d’arbitrages.
Est-ce si inquiétant ?
Mais oui. Qu’est-ce qui empêcherait une entreprise américaine de faire un procès à un pays européen qui aurait décidé d’augmenter le salaire minimum, en arguant que ça affecte ses bénéfices ? Ce genre de procès à sens unique – car seules les entreprises peuvent attaquer – aurait une influence considérable sur le pouvoir législatif des Etats qui réfléchiraient à deux fois avant de prendre des décisions pourtant bonnes pour les citoyens. Précisons que les dédommagements imposés aux Etats se chiffrent souvent en milliards et sont épongés, au final, par les contribuables.
Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, ne s’est-il pas prononcé contre ces tribunaux privés ?
Juncker a fait beaucoup de promesses pendant la campagne électorale. Va-t-il les tenir ? Il avait promis d’obliger les lobbies européens à s’inscrire dans le registre de Transparence. Mais il a déjà cédé du terrain sur les délais et les groupes concernés.
Il y aura tout de même un débat parlementaire sur le TTIP…
Ce n’est pas certain. Des juristes me disent que si les négociateurs américains et européens trouvent un accord, le partenariat transatlantique peut être mis en application de manière provisoire. Et le provisoire peut durer longtemps, à savoir tant qu’aucun Etat ne le remet en cause. Tout sera fait pour éviter un débat parlementaire, parce qu’on sait qu’au Parlement, le TTIP sera malmené. Même au sein du SPD allemand, des voix s’élèvent désormais pour critiquer des points comme l’arbitrage privé.
Dans la précédente Commission, Karel De Gucht a-t-il joué un rôle important dans les négociations sur le TTIP ?
C’était le néolibéral de service, le paillasson des entreprises transnationales. Il ne faisait preuve d’aucune objectivité. Il était très militant pour le partenariat, comme s’il s’agissait de la plus grande découverte depuis l’Amérique par Christophe Colomb. Tiens, où en est son procès en Belgique pour cette fraude fiscale de 900 000 euros ?
Quelle est l’ampleur de la mobilisation contre le TTIP ?
Un million et demi de signatures contre le partenariat ont déjà été récoltées. Or, il en faut un million pour ouvrir une Initiative citoyenne européenne (ICE). L’ICE est un droit d’initiative politique, instauré depuis le traité de Lisbonne, qui oblige la Commission à présenter une proposition législative. La Commission a refusé notre demande d’ICE qui visait à annuler son mandat de négociation pour le TTIP. Sa justification : elle ne négocie pas de sa propre initiative, mais sur mandat du Conseil européen, donc des Etats membres. Pour nous, il s’agit d’un simulacre. Le mandat de la Commission a prétendument été rédigé sur la base du rapport d’un groupe de travail de haut niveau. Or il est impossible de savoir qui composait ce High Level Group. C’est un mystère total. Un de plus. Mais nous ne baissons pas les bras. Nous avons saisi la Cour de justice européenne. Le 18 avril, il y aura une journée internationale, avec des actions de rue, des colloques, etc. Et nous arriverons bientôt à deux millions de signatures.
Il y a encore beaucoup de gens qui ne connaissent pas le TTIP…
Vrai, mais le travail d’information commence à porter ses fruits. Récemment, j’étais à Thonon-les-Bains, en Haute-Savoie, pour y donner une conférence. Il y avait 400 personnes dans la salle. Ce n’est pas mal pour une ville de 30 000 habitants. Et elles ne sont pas venues pour me voir, mais parce que le sujet les interpellait. La grande presse parle de plus en plus du sujet. C’est bon signe aussi. Plusieurs communes, en France ou en Belgique, ont voté une motion pour se déclarer hors TTIP. Bref, ça commence à mousser.
Vous vous définissez comme une chercheuse militante. C’est-à-dire ?
Je mets mon travail de recherche au service des mouvements sociaux, en étudiant les riches. J’ai toujours travaillé sur le pouvoir, car ce ne sont pas les gueux, comme on disait sous la Révolution, qui sont la cause de leur malheur.
Que devient le mouvement altermondialiste ? On a l’impression qu’on en entend moins parler.
On parle moins des altermondialistes parce qu’ils font partie des meubles. Attac continue tout de même à remporter de belles victoires. Récemment, la Société générale a renoncé au financement d’une immense mine de charbon en Australie, grâce à une campagne d’Attac. Le mouvement altermondialiste s’est stabilisé. Il fonctionne de plus en plus en coalition avec d’autres mouvements sociaux, surtout au niveau européen. Le combat contre le TTIP en est un des meilleurs exemples. Grâce à Internet, cette collaboration va désormais de soi. Nous aussi, nous devenons transnationaux.
(1) Les Usurpateurs. Comment les entreprises transnationales prennent le pouvoir, par Susan George, éd. Seuil, 192 p.
SUSAN GEORGE EN 5 DATES
- 1934 Naissance le 29 juin à Akron, en Ohio.
- 1976 Publie son premier livre à succès Comment meurt l’autre moitié du monde.
- 1994 Acquiert la nationalité française.
- 1999 Devient vice-présidente d’Attac France.
- 2012 Participe à la création du collectif Roosevelt, avec Stéphane Hessel, Edgard Morin et Michel Rocard.
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