« Les oiseaux ne sont pas de petits propriétaires bourgeois »
Philosophe des sciences, psychologue et éthologue, professeure à l’ULiège, Vinciane Despret publie un nouvel ouvrage dans lequel elle questionne la façon qu’ont les oiseaux de faire territoire. Et la façon dont l’évolution de nos sociétés, notamment les théories économiques, biaise la vision que nous avons de leur mode de vie.
Pour les scientifiques, le territoire est d’abord lié à la rivalité des mâles autour des femelles. Vous n’adhérez pas à cette thèse. Pourquoi ?
Dans la littérature scientifique, le territoire reste majoritairement une affaire de mâles. Cette thèse revient souvent, favorisée par Charles Darwin (NDLR : le père de la théorie de l’évolution, 1809 – 1882) ainsi que par l’attirance de certains pour les drames qu’offrent la compétition et l’idée que les femelles restent des ressources pour les mâles. Elle se maintiendra aussi longtemps qu’on pensera que les conflits ne sont qu’une affaire de mâles. Or, la théorie ne résiste pas aux observations. Ainsi, en réalité, nombre d’oiseaux vivent une vie de » vieux garçons » et de » vieilles filles « . Et au sein de certaines espèces, les femelles se battent aussi, elles se bagarrent entre elles. Il y a aussi des rixes entre couples et, parfois, un couple s’attaque à un mâle ou à une femelle solitaire. Chez d’autres espèces, les mâles arrivent sur un site de reproduction bien avant les femelles et commencent tout de suite les hostilités.
Les oiseaux permettent de sortir d’une image très pauvre du territoire.
Si des ornithologues n’avaient pas eu l’idée de baguer les oiseaux, ces observations n’auraient pas émergé ?
En effet. Et ce qu’on sait des femelles, nous le devons à deux chercheuses. Pas du fait qu’elles auraient eu l’idée d’étudier les femelles parce qu’elles étaient des femmes, mais parce que toutes les deux vont s’attacher à suivre des oiseaux individuels et vivants, des récits de vie, au moyen de bagues de métal et de couleur. La technique a permis alors de dégager des différences, de voir des choses qu’on ne voyait pas jusque-là. Comme le fait que les femelles se battent aussi ou qu’elles chantent beaucoup moins que les mâles, alors qu’à l’origine, elles chantaient tout autant. On ignore d’ailleurs la raison pour laquelle nombre d’entre elles ont abandonné le chant.
En réalité, on connaît bien ou très peu les oiseaux ?
L’ornithologie est longtemps restée une discipline machiste et les spécialistes se sont concentrés sur les mâles. Ainsi, lorsque les ornithologues étudient les mâles, ils parlent de » territoire « , quand ils évoquent les femelles, ils utilisent le terme de » terrain de vie « . Aujourd’hui, les femelles commencent à sortir de leur rôle de simples figurantes. On les a sans doute sous-estimées ou mal interprétées.
De l’oiseau, nous avons aussi eu l’image d’un territoire lié à l’exploitation des ressources alimentaires. Un cliché, encore ?
Ce sont des modèles économiques, particulièrement ceux des années 1960, qui ont nourri cette vision. Si l’hypothèse du territoire comme un site nutritif a été privilégiée, c’est parce que les biologistes l’ont envisagé uniquement sous l’angle de l’utilité. Des chercheurs lui ont appliqué la théorie de l’utilitarisme : les comportements naturels des oiseaux, tout ce qui les motive, se justifieraient selon des coûts et des bénéfices. Défendre un territoire est associé à un coût, au niveau de l’énergie dépensée pour sa surveillance, pour exclure les rivaux… Autrement dit, pour ces chercheurs, tout doit être fonctionnel et doit servir à quelque chose. On comprend alors qu’avec les théories économiques, l’intérêt se déplace logiquement sur les effets de compétition avec les congénères, puisque le territoire est une mainmise sur les ressources. De plus, ces modèles se basent sur l’idée que l’oiseau considère un territoire comme sa propriété exclusive et à l’intérieur duquel il ne tolère aucun intrus.
Propriété privée et territoire, ce n’est pas pareil ?
Les oiseaux ne sont pas dans ces questions-là. Ce ne sont pas de petits propriétaires bourgeois soucieux d’exclusivité, comme le croit Michel Serres (NDLR : philosophe et historien des sciences français, 1930 – 2019). Cette connotation apparaît chez les ornithologues au xviie siècle, au moment où les Modernes résument l’usage de la terre au seul concept de l’appropriation. Cette » nouvelle » conception du territoire a acquis aujourd’hui une telle force qu’il est difficile de s’en défaire.
Au fond, c’est quoi un territoire ?
Je reprends la définition adoptée par les ornithologues : » N’importe quel lieu défendu. » Elle a le mérite d’être minimaliste et de pouvoir décrire toutes les situations territoriales. Après, ça diverge. Les oiseaux n’ont pas une manière de faire territoire, mais de multiples façons. Ainsi, pour les oies et les canards, le territoire est délimité par l’espace autour de leur corps, auteur d’eux, et l’étendue de cet espace varie selon le lieu, s’ils sont dans l’eau, sur terre. La difficulté avec les oiseaux découle qu’ils ne forment pas une espèce.
Vous insistez sur le fait que le territoire des oiseaux se révèle élastique.
Au fil des découvertes, on constate que les frontières se révèlent plus négociables et plus poreuses. Les oiseaux, en tout cas certains d’entre eux, s’organisent dans un espace dont ils négocient la divisibilité, le partagent et s’accommodent de nouveaux venus. Le biologiste britannique Julian Huxley (1887 – 1975) en avait eu l’intuition. Il comparait les territoires à des disques élastiques. Ainsi chez les huîtriers pies, chaque territoire contient un lieu de nidification et de nourrissage mais semble contenir une aire plus vaste de » propriété commune » où tous les oiseaux du district viennent se nourrir sans être inquiétés. Chez les femelles pouillots, certaines peuvent construire leur nid en dehors du territoire du mâle auquel elles sont associées. On pourrait multiplier les exemples.
Un territoire au milieu de nulle part n’existe pas ?
En effet, et c’est un élément crucial : tous les territoires sont adjacents. Ils sont toujours collés. En les étudiant, des chercheurs ont ainsi remarqué que les oiseaux choisissent un lieu, mais ce qu’ils choisissent également, et peut-être surtout, ce sont des voisins. Le territoire, ce serait dès lors, comme le pensait l’ornithologue britannique Fraser Darling (1903 – 1979), la création d’un voisinage. C’est tout l’enjeu d’un territoire ! Bien sûr, comme l’avait montré le zoologiste autrichien Konrad Lorenz (1903 – 1989), le territoire permet de mettre à distance. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il permet à l’oiseau d’avoir un point central où il peut parader, chanter, s’afficher, faire son nid, trouver de la nourriture sans s’aventurer trop loin : c’est vrai. Mais, d’un autre côté, le territoire est aussi une périphérie, c’est-à-dire un lieu de rencontre, de vie. Un lieu où il y a de l’ambiance !
Le vainqueur n’est pas le meilleur combattant, mais le meilleur acteur.
Vous soulignez que l’agressivité et le conflit ne sont étonnamment guère rentables.
Il y a des conflits épiques aux frontières ! Mais leurs conséquences se révèlent rarement dramatiques. Ces disputes font très peu de blessés et entraînent peu de changements sur les limites des frontières. Le » vainqueur « , s’il y en a un, et c’est rare, ne gagne que quelques centimètres, voire quelques mètres. Bref, ces bagarres n’ont pas de résultats.
Mais alors, à quoi servent-elles ?
C’est surtout de la frime ! Le territoire n’est pas qu’ un lieu mais un ensemble où les chants, les parades, les postures expressives, le bluff ont toute leur importance. D’abord, les oiseaux se chamaillent, puis se prennent au jeu et jouent à faire semblant. Ces jeux ne peuvent se jouer qu’à au moins deux, et encore, deux, c’est bien peu. Autrement dit, ces disputes ne répondent à aucun besoin primaire. C’est une manière d’entrer en relation. Le » vainqueur » n’est pas le meilleur combattant, mais le meilleur acteur !
Quelle est l’importance du chant dans la notion de territoire ?
En chantant, les oiseaux marquent leur territoire. Ils tissent, tracent un territoire chanté. Pour eux, ce qui compte, c’est être vu et être entendu. Ils communiquent beaucoup avec leurs voisins et, d’abord, dans une espèce de rivalité. Puis, leurs chants vont s’accorder pour construire un territoire collectif et entamer alors un dialogue. Les oiseaux respectent ainsi le temps de parole et chacun est attentif à se taire quand l’autre commence, pour éviter que se crée une cacophonie. Selon Bernie Krause ( NDLR : bioacousticien américain, spécialiste de l’écologie du paysage sonore), on reconnaît un territoire en bonne santé quand il ne produit aucune cacophonie. On a longtemps cru que ces choeurs ne se constituaient qu’au sein d’oiseaux d’une même espèce. Or, très récemment, des chercheurs ont découvert qu’il en existait entre oiseaux d’espèces différentes. Ainsi, donc, sept, huit espèces d’oiseaux différentes, occupant un même territoire, se postent chaque matin à ses frontières et chantent ensemble, mais, chacun avec son temps de parole. On découvre qu’il y a donc des modes de compréhension communs entre espèces d’oiseaux différentes. On n’imaginait pas que c’était possible !
Progressivement, les théories s’amoncellent et deviennent de plus en plus compliquées. Elles montrent que le territoire des oiseaux est un mode d’organisation sociale sophistiquée.
Une fois que les scientifiques laissent tomber les schèmes traditionnels de la compétition et de l’agressivité, on voit émerger des théories plus complexes mais aussi plus intéressantes. Le territoire n’est pas donné mais construit par les oiseaux, qui y développent des liens sociaux et en font un espace de rythmes, d’accouplement, de nidification. Trop longtemps, le darwinisme a considéré que leurs actions étaient guidées par un motif or, non, ils peuvent agir motivés par plusieurs raisons.
La question du territoire est aujourd’hui très politique. Ce n’est pas seulement une question d’éthologie, mais aussi de mondialisation, de repli sur soi, d’ouverture des frontières ?
Il ne faut pas espérer des oiseaux, ni d’autres animaux d’ailleurs, qu’ils règlent nos problèmes. Les oiseaux nous ouvrent l’imagination. Ils nous permettent de sortir d’une image très pauvre du territoire et montrent d’autres manières d’habiter un espace, d’y cohabiter, d’y inventer des expériences de vie, de partage. Notre imagination pourrait en sortir plus flexible, mieux nourrie…
Bio express
1959 Naissance à Bruxelles.
1983 Licenciée en philosophie.
1991 Licenciée en psychologie.
1997 Docteure en philosophie.
2007 Commissaire scientifique de l’exposition Bêtes et hommes, La Villette (Paris).
2012 Publie Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions ? (La Découverte).
2015 Elevée au rang de chevalier du Mérite wallon. Publie Au bonheur des morts (La Découverte).
2017Le Chez-soi des animaux (Actes Sud).
2019Habiter en oiseau (Actes Sud).
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