François-Xavier Druet
Les manipulateurs gagnent haut la main
À la mi-décembre dernier,: l’univers de Star Wars a repris la main. Le Réveil de la force a battu le record d’Harry Potter quant au nombre d’entrées en première soirée sur les écrans nord-américains. Et certains promettent déjà à cette oeuvre le titre de film le plus lucratif de tous les temps.
Depuis 1977 et jusqu’à nos jours, les initiateurs et les acteurs de cette campagne publicitaire ont fait des pieds et des mains pour atteindre au coeur cette foule immense de fans qui viennent leur manger dans la main. Imaginez-vous que la presse n’a pu voir le nouvel épisode en avant-première qu’en signant un engagement solennel de confidentialité. Par cette stratégie du secret et du privilège accordé aux initiés, le marketing rappelle celui de Steve Jobs, qui, de la même manière, arrivait à prendre par la main les adeptes d’Apple pour exacerber attentes et fantasmes attachés au produit.
Cette ahurissante réussite tactique montre à quel degré d’efficacité peut s’élever la manipulation. Manipuler – du latin manipulus, qui signifie « poignée » – c’est d’abord « manier avec soin un objet ou une substance », mais ensuite « faire subir à l’objet des modifications plus ou moins honnêtes ». Quand l’objet devient un individu ou un groupe, c’est l' »influencer habilement pour le faire penser et agir comme on le souhaite ». Le manipulateur est notamment le prestidigitateur spécialisé dans la manipulation, qualifié parfois d’illusionniste. Rien dans les mains, rien dans les poches. Le spectateur n’y a vu que du feu.
Quelles limites doit se donner celui qui entreprend d' »influencer habilement » ? La frontière ne se trace pas en un tour de main. Spontanément, il est tentant de glisser, avec Tartuffe, vers la « science » qui permet « de rectifier le mal de l’action avec la pureté de notre intention ». Est-il tenable d’accepter telle méthode d’influence si l’objectif est louable et de la refuser si le but est méprisable ? Ce serait une manière de confirmer que la fin justifie les moyens.
Cherchons une meilleure ligne de démarcation : d’un côté, ce(lui) qui éclaire pour favoriser la liberté de choix, de l’autre, ce(lui) qui enfume pour restreindre cette liberté. Mais quelle extravagance de supposer un publicitaire capable d’une analyse critique objective qui ferait marcher main dans la main les avantages et les inconvénients d’un produit sans tenter de forcer la main au consommateur. Son marketing viserait – oh ! surprise – à laisser les mains libres aux spectateurs potentiels de Star Wars plutôt qu’à donner un sérieux coup de main aux bénéficiaires. Les marées humaines du 16 décembre démontrent plutôt ce que pareil espoir a d’irréaliste et comment se réveille la force de la manipulation.
Celle-ci s’illustre autrement dans la campagne américaine pour les élections présidentielles, qu’il s’agisse des élections primaires ou de la phase décisive. Pourquoi donc des collectes de fonds insensées au bénéfice des candidats, sinon parce que les voix des électeurs seront captées – espère-t-on – par un mitraillage de spots publicitaires ? Tantôt ils promeuvent tel candidat, tantôt ils discréditent ses rivaux. Là aussi, le but est de créer un mouvement de masse à n’importe quel prix, quitte à se salir les mains. Chez nous, l' »influence habile » des campagnes électorales ne repose-t-elle pas sur des promesses irréalistes, voire mensongères ? Peu importe, du moment qu’on est pris la main dans le sac seulement quand l’électeur n’a plus voix au chapitre.
Ce type de manipulation, qui finit par avoir des incidences décisives sur l’avenir d’un pays, inquiète plus que celle qui remplit des salles de spectacles et les poches des producteurs et associés. Mais la puissance de l' »influence habile » n’en reste pas là. Elle a lancé depuis des années une offensive bien plus alarmante, sinon terrifiante.
Les vidéos et images de propagande mises en scène par l’État islamique nécessitent une excellente maîtrise des arts de la communication. Avec l’appoint des messages véhiculés par les réseaux sociaux, elles réalisent un endoctrinement intégral en un minimum de temps. Par rapport aux séductions qui entraînent la passion pour un spectacle ou l’adhésion à une personnalité politique, ce matraquage va beaucoup plus loin. Il bouleverse des vies. Il balaye tout le passé d’un individu – qu’il soit marqué par la présence ou par l’absence de repères – et lui offre un nouveau destin. Il propose un engagement « à la vie, à la mort » à des êtres souvent déstabilisés, qui découvrent là une occasion inespérée de se valoriser à leurs propres yeux et à ceux de leurs semblables.
Quelle que soit son intention, pour aboutir, une manipulation requiert des individus manipulables. Les êtres seraient-ils devenus aujourd’hui plus malléables que par le passé ? Peut-être. Quand les idéologies se désagrègent et que les certitudes s’effilochent, la main passe à d’autres idéaux. À quelle cause, dès lors se consacrer avec une dose modérée et raisonnable de « fanatisme », dans le sens de « foi enthousiaste » ?
L’homme qui se désinvestit de l’engagement politique ou même de sa propre existence n’agit pas par conviction, mais par perte de conviction
Qui résiste le mieux à la manipulation ? Ceux qui, loin d’avoir un poil dans la main, ne restent pas non plus les mains dans les poches. Ils se sont trouvé un terrain d’investissement personnel valorisant. Créer un environnement où ces champs d’action attirants se multiplient devient la nécessité politique par excellence. Quand les politiciens non extrémistes comprendront-ils que seuls des projets très fermement dessinés peuvent rivaliser, auprès des désabusés surtout, mais auprès des motivés aussi, avec les dess(e)ins tracés au crayon noir des extrémistes ? L’homme qui se désinvestit de l’engagement politique ou même de sa propre existence n’agit pas par conviction, mais par perte de conviction. Clairement ou confusément, il attend que s’offre une occasion d’y croire de nouveau. Qui viendra lui donner ce coup de main décisif ?
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