«Les Italiens n’ont jamais fait l’inventaire du fascisme»
A travers une fresque romanesque chroniquant le destin de Benito Mussolini, Antonio Scurati confronte l’Italie à son passé fasciste, dont le parti de la Première ministre Giorgia Meloni se réclame.
Dans M, somme qui raconte, sous forme de roman national, la résistible ascension et la chute de Mussolini, le romancier, journaliste et professeur de littérature comparée Antonio Scurati livre une chronique précise, passionnante et stupéfiante du destin du Duce étayée de documents et témoignages de première main.
Le troisième tome traduit de cette saga qui s’est vendue à plus de 500 000 exemplaires en Italie, vient de paraître, alors que les deux premiers sortent en éditon de poche (Les Arènes). Il s’intitule M. Les Derniers Jours de l’Europe (1), et résonne d’autant plus avec notre époque que la guerre fait rage aux portes du Vieux Continent et que Giorgia Meloni, présidente du Conseil italien, est à la tête d’un parti se réclamant de l’héritage fasciste.
La démocratie italienne repose sur le mythe de la résistance, compris comme une histoire fondatrice.» Antonio Scurati, romancier, journaliste et professeur de littérature
L’Italie fut le théâtre du premier fascisme européen avec Mussolini, du premier populisme occidental avec Berlusconi… La montée de Fratelli d’Italia au pouvoir annonce-t-elle un nouveau fascisme en Italie et en Europe?
Je ne le pense pas. J’ai étudié et relaté le fascisme historique trop longtemps pour penser que le fascisme comme phénomène historique puisse se répéter de la même manière.
Mais d’un autre côté, le gouvernement italien d’extrême droite actuellement au pouvoir annonce une fois de plus, disons, une innovation avant-gardiste qui se répandra bientôt dans le reste de l’Europe et la victoire électorale de formations populistes, souverainistes et de droite ou d’extrême droite. Il est vrai que l’Italie se spécialise dans une sorte d’avant-garde… de l’arrière.
Comment expliquez-vous que, dès le début du siècle passé, la jeune Italie soit devenue le laboratoire politique de l’Europe?
L’Italie est un pays situé à la frontière entre deux continents, deux formes de civilisation, et d’une extraordinaire effervescence culturelle. Durant les périodes de crise, comme celles des années 1920 et 2020, le pays se trouve dans une situation de grande instabilité, à l’image des personnages de cette «saga», propice à de grands bouleversements.
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Et, comme souvent dans ces moments, la rhétorique politique consolatrice prévaut: celle, souveraine, fasciste et populiste, véhicule un message profondément réconfortant. La complexité de la réalité s’en trouve brutalement simplifiée, ce qui se révèle un soulagement pour ceux qui sont dans le déni.
Aujourd’hui, vous l’avez dit, nous nous trouvons dans une époque similaire à l’entre-deux-guerres en Europe, et notamment en Italie, où l’on a, d’un côté, l’extrême droite de Fratelli d’Italia, et, d’un autre, les populistes du Mouvement 5 Etoiles. Au travers de votre œuvre, on comprend que, comme dans le cas de Mussolini, tout peut très vite basculer…
En effet. Il y a cent ans, le jeune Mussolini et ses contemporains avaient le sentiment que tout pouvait arriver. En effet, après la Première Guerre mondiale, il y eut la révolution russe ; les trois empires et les trois dynasties qui avaient gouverné l’Europe pendant cinq siècles se sont effondrés en quelques semaines ; des révolutions mondiales de droite et de gauche s’annonçaient.
Les hommes issus du peuple pouvaient, sans rien ni personne, prendre le pouvoir… ou finir en prison du jour au lendemain. Mussolini en était parfaitement conscient et a connu les deux options: il s’est retrouvé en prison puis a conquis le pouvoir. Les oscillations étaient très fortes.
Aujourd’hui, la situation est moins aventureuse, moins romanesque, dans le sens où l’ascenseur social est bloqué: pour des hommes issus du peuple, atteindre le maximum de pouvoir par eux-mêmes s’avère difficile, voire impossible. Mais là encore, il y a cette forte instabilité qui pourrait anéantir – et, dans certains cas, l’a déjà fait – les anciennes structures politiques par des changements soudains et profonds.
Pour en revenir à la situation italienne, il suffit de dire qu’il y a deux ans, en un semestre, des politiciens qui, jusqu’à la veille, semblaient être des leaders incontestables ont été balayés. Cela est dû à de nombreux facteurs, notamment à la très forte personnalisation de la politique, qui est l’une des caractéristiques du populisme, qui réduit la réalité politique, autrefois divisée en partis, organisations sociales, syndicats et organismes intermédiaires, au corps du dirigeant, à sa personne, y compris physique: le peuple le consume ensuite dans un cycle d’euphorie, d’illusion et de désillusion extrêmement rapide.
Comment le livre a-t-il été reçu en Italie, notamment par la droite néofasciste?
Une normalisation forte de la situation politique est en cours en Italie: elle s’est déjà produite, en fait, au point que cette expression de néofascisme ne pourrait plus guère être utilisée, car elle est désormais tabou.
En réalité, il y a eu différentes phases. A la sortie du premier volume de M, qui fut un immense succès, aussi bien critique qu’auprès des lecteurs et de l’opinion, le livre a fait irruption dans le débat public, en dépassant de loin le domaine de la littérature, d’une manière qui ne s’était pas produite en Italie depuis longtemps.
A ce stade, parce que le premier volume racontait Mussolini à ses débuts, sa conquête du pouvoir, l’ouvrage a suscité une certaine appréciation et un très vif intérêt, voire une excitation de la part de la culture d’extrême droite. J’ai donc reçu les félicitations de personnalités devenues entre-temps ministres du gouvernement Meloni, et de mouvements et de partis clairement néofascistes, tels que CasaPound, lesquels m’ont invité à plusieurs reprises à venir en parler à leur siège – ce que j’ai refusé.
Pour 99% des lecteurs de M, comme en témoignent les milliers de commentaires qui circulent sur le Net dans un exercice de démocratie, ce fut l’occasion de découvrir avec horreur et dégoût l’histoire du fascisme et de Mussolini. Par contre, un pourcentage de lecteurs d’extrême droite ont reconnu leur Mussolini dans cette version, ni caricaturale ou idéologique. Ils étaient donc impatients de le revoir à nouveau.
Ensuite, les choses ont évolué, à la fois parce que le livre a connu un énorme succès et que ma voix, en tant qu’intellectuel et personne publique, s’est renforcée. J’ai pris des positions en dehors du livre, très critiques à l’égard précisément de la montée des populismes, des souverainismes, puis des post-fascistes au pouvoir. D’autre part, les deux volumes suivants évoquent le Duce de manière inacceptable aux yeux des Mussoliniens. Je suis devenu l’ennemi public des post-fascistes et des extrémistes de droite qui, entre-temps, sont devenus pour certains ministres, en particulier pour cette couche de militants idéologiques qui ont lancé des campagnes de presse de droite violentes et ignominieuses pour lesquels des procès sont en cours, et qui sont venus me menacer personnellement, physiquement, jusqu’à se présenter devant mon domicile.
Pourquoi le fascisme n’a-t-il jamais disparu d’Italie, contrairement au nazisme en Allemagne?
C’est un fait que, bien que la reconstitution du parti fasciste ainsi que l’apologie du fascisme aient été interdites par la Constitution de la République italienne, nous avons connu dans l’après-guerre un parti clairement inspiré du fascisme: le Mouvement social italien (MSI), parti dont Giorgia Meloni est issue. Cependant, ce parti, présent au Parlement, était également contigu et parfois complice du terrorisme néofasciste qui a tragiquement ensanglanté les rues et les gares d’Italie.
Notamment lors de l’attentat dans la gare de Bologne le 2 août 1980, qui fit 85 morts?
Pas seulement à Bologne. Quasiment tous les grands massacres perpétrés en Italie sont d’origine néofasciste. Mais ce parti a été catégoriquement exclu du gouvernement du pays. Il y a eu ce qu’on a appelé un prérequis antifasciste en Italie, lequel s’est achevé à la fin du siècle dernier.
Aujourd’hui, ces néofascistes ont intégré le gouvernement italien. Mais je tiens à souligner un autre aspect. L’une des raisons pour lesquelles le fascisme, le néofascisme, n’ont jamais disparu en Italie est que les Italiens n’ont jamais fait l’inventaire du fascisme, notamment parce que le récit hégémonique de ces années était le fait des antifascistes.
En d’autres termes, la République, la démocratie italienne, reposent sur le mythe de la résistance, compris, précisément, comme une histoire fondatrice. Le fascisme a été raconté du point de vue de ses victimes, c’est-à-dire des antifascistes, des juifs, des persécutés, des dissidents. Comme s’il s’agissait de l’identité italienne. Si cela se révélait nécessaire lors de la naissance de la démocratie, de la République, cela a également éclipsé le fait que les Italiens étaient des fascistes, pas tous, mais la majorité, que le fascisme était une invention italienne, et empêchait donc de régler les comptes avec le passé.
Cette prise de conscience de la part d’une nation ne peut être fondée que sur le sens des responsabilités et le sentiment de culpabilité, comme cela s’est produit en Allemagne, mais pas en Italie. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai décidé d’écrire un roman, un genre populaire destiné à tout le monde, en tant qu’antifasciste mais sans filtres idéologiques, et dont les protagonistes étaient les fascistes, au premier chef Benito Mussolini.
Cela afin de rappeler aux Italiens que nous étions des fascistes, et que le seul moyen de faire face à ce passé, de s’en débarrasser, est de le reconnaître. Et cela s’est produit pour des centaines de milliers, voire des millions de lecteurs. En revanche, beaucoup d’autres ne règlent toujours pas leurs comptes avec le passé et votent sans problème pour ce genre de parti aujourd’hui, en niant l’histoire et les faits.
Mussolini a souffert d’hubris. Pensez-vous qu’il en va de même de Vladimir Poutine?
Mussolini était un dictateur autoritaire, pas un autocrate comme Poutine. Un long article du Washington Post, écrit par l’un de leurs commentateurs historiques, écrivain lauréat du prix Pulitzer, dépeignait Poutine en tant que fasciste, en se référant à mes livres. Je crois que la réalité de la Russie d’aujourd’hui, la forme de son pouvoir politique, même s’il est certain qu’il s’agit d’une dictature autoritaire et autocratique, diverge de celles du pouvoir de Mussolini.
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Quant à sa stratégie impérialiste militariste, elle rappelle davantage celle d’Hitler. Il existe cependant une forte analogie, en particulier avec les sujets abordés dans ce troisième tome, Les Derniers Jours de l’Europe, que j’ai intitulé ainsi en référence à la guerre en Ukraine, pour rappeler que la civilisation européenne est morte à de nombreuses reprises et qu’elle est certainement morte pendant la Seconde Guerre mondiale avant de renaître.
Certains régimes dictatoriaux mènent inévitablement à la guerre, laquelle est pour eux une nécessité vitale. Poutine l’a démontré dès son accès au pouvoir avec cette épouvantable guerre en Tchétchénie. A l’image de qui s’est produit avec Hitler et Mussolini, dans le cas des guerres de Poutine, la civilisation européenne court un risque existentiel.
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