François De Smet
« Les femmes ne servent plus de miroir aux hommes »
Nous sommes en 1929. La romancière britannique Virginia Woolf publie son plus célèbre livre, Une chambre à soi. Elle y dépeint avec style la fresque de son époque, si difficile, mais si pleine de promesses, aussi, pour les femmes intellectuelles. Ou du moins pour les quelques-unes qui, parmi elles, ont les moyens de prendre la plume.
Car en ce début de xxe siècle, la prise de parole féminine reste encore une épreuve. Virginia Woolf imagine, par exemple, le destin d’une soeur fictive de Shakespeare jouissant du même talent que lui, et les barrages probables qui l’auraient empêchée de percer. La trame de son essai est que seule la femme disposant d’un statut, d’un peu d’argent, d’un peu d’autonomie, et donc d’une chambre à elle, peut être libre aussi en pensées, c’est-à-dire trouver le temps, la disponibilité et même l’envie de jeter des états d’âme sur un bout de papier.
Comment expliquer que les hommes aient, durant si longtemps, bridé le talent littéraire des femmes ? Virginia Woolf, dans un passage troublant, livre une explication qui concerne les deux sexes : il y a un lien entre l’effacement des femmes et la confiance en eux des hommes. » Les femmes, écrit-elle, ont pendant des siècles servi aux hommes de miroir, elles possédaient le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l’homme deux fois plus grande que nature. Sans ce pouvoir, la Terre serait probablement encore marécage et jungle. Les gloires de nos guerres seraient inconnues. […] Comment l’homme continuerait-il de dicter des sentences, de civiliser des indigènes, de faire des lois, d’écrire des livres, de se parer, de pérorer dans les banquets, s’il ne pouvait se voir pendant ses deux repas principaux d’une taille pour le moins double de ce qu’elle est en vérité. […] L’apparition dans le miroir est de suprême importance parce que c’est elle qui recharge la vitalité, stimule le système nerveux. Supprimez-la et l’homme peut mourir, comme l’intoxiqué privé de cocaïne. C’est sous le charme de cette illusion, pensai-je, regardant par la fenêtre, que la moitié des gens sur ce trottoir courent vers leur travail. »
De ce point de vue, on peut se réjouir du chemin parcouru lorsqu’on assiste aux passes d’armes intervenant, par voie de presse, entre femmes sur la place du féminisme et les relations hommes-femmes. Non seulement les femmes ne se privent plus de prendre la parole, mais le simple fait qu’il y ait tant de désaccords entre elles sur ce qu’est le féminisme indique qu’un palier particulier a été franchi. Les femmes sont à ce point entrées dans l’espace public de la parole, elles en maîtrisent à ce point les codes qu’elles ne sont plus, sur ce plan, une minorité opprimée unie par un positionnement communautaire. Sur la liberté de parole et de l’écrit, à tout le moins, la confiscation par les hommes n’est plus. Les femmes ne servent plus de miroirs aux hommes, et ces derniers doivent se trouver d’autres sources de confiance en eux.
En sortant du miroir, les femmes ont réussi à s’imposer comme actrices du monde, autrices d’idées. Cela, entre autres grâce à des femmes comme Virginia Woolf. Une femme qui prend la plume ou le clavier, et qui ose jeter ses idées à la face du monde ou des réseaux sociaux, perd par définition tout rôle de miroir ou de marchepied, elle partage avec l’homme ses droits et leur exercice, en ce compris le droit à l’erreur ou à l’excès. Tout cela grâce à la solitude d’une chambre à soi.
Une chambre à soi, par Virginia Woolf, 1929, éd. 10/18, 176 p.
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