« Les droits de l’homme sont la condition même de la liberté »
Pourquoi les droits humains sont-ils de plus en plus contestés ? A la veille de la Journée internationale le 10 décembre, Justine Lacroix, professeure à l’ULB et auteure, avec Jean-Yves Pranchère, de l’essai Les droits de l’homme rendent-ils idiot ?, soutient qu’ils ne sont ni à l’origine de l’individualisme croissant ni restreints au monde occidental.
Les critiques se multiplient à l’encontre des droits de l’homme. Qu’est-ce qui leur est reproché ?
Dès l’origine, les critiques adressées aux droits de l’homme sont venues d’horizons politiques très différents. Dans les rangs conservateurs, certains estiment que les » droits de l’individu » auraient perdu la dimension collective qui était la leur à l’origine, au moment des Révolutions américaine et française. Ils seraient désormais le symptôme de la déliaison sociale et du narcissisme exacerbé qui caractériseraient les sociétés occidentales. A force de mettre en avant l’individu, ses intérêts et ses droits, notre » idéologie des droits de l’homme » nous ferait perdre de vue le sens du bien commun et l’importance de la participation civique.
Ce règne des droits de l’individu conduirait en quelque sorte à la multiplication des incivilités et à la propension à articuler tout désir en terme » de droit à » ?
Comme le savent tous les parents, c’est dès l’enfance que les expressions » j’ai le droit de » ou » c’est mon droit » sont brandies pour exprimer n’importe quelle forme de revendication. En somme, nous disent ces critiques, nos sociétés souffriraient de ce défaut typique de l’adolescence qui consiste à réclamer la liberté d’agir comme on l’entend sans se soucier des responsabilités et des devoirs que suppose une autonomie digne de ce nom. Ce n’est pas tout à fait faux. En même temps, il faut rester sérieux : les causes des incivilités sont multiples et n’ont, la plupart du temps, aucun lien avec les droits de l’homme, ni même avec l’idée de liberté individuelle… Les spécialistes du sujet mentionnent la densité urbaine, la déshumanisation des services publics par l’automatisation, la montée des inégalités sociales, etc.
L’aspiration démocratique me semble bien vivante si on considère les mouvements récents en algérie, à hong kong, au chili…
Dans le domaine privé, la promotion des droits de l’homme a-t-elle également transformé les relations familiales, au grand dam des milieux conservateurs ?
La » révolution des droits de l’homme » a profondément bouleversé le modèle familial. Aujourd’hui, le mariage n’est plus une totalité placée sous l’autorité du mari qui donne son nom à la famille, la dirige et la représente à l’extérieur mais une union entre deux individus distincts qui se partagent à égalité l’autorité parentale. Cette mutation s’est traduite dans les faits à partir de la fin des années 1960 mais on en discerne les prémices dès la Révolution française, qui reconnaît le divorce par consentement mutuel et met filles et garçons à égalité dans les partages. Ce qui faisait d’ailleurs dire à Honoré de Balzac que la Révolution » a coupé la tête à tous les pères de famille. Il n’y a plus de famille aujourd’hui, il n’y a plus que des individus. »
Les droits de l’homme sont également remis en cause par la gauche…
Une partie de la gauche radicale dénonce dans l’exaltation des droits de l’homme l’abandon d’une véritable politique d’émancipation attachée à réduire les inégalités socio-économiques. Ils seraient une sorte de » pansement » qui masquerait notre renoncement à tout espoir d’égalité.
Certaines critiques lui attribuent le triomphe du néolibéralisme… Quel est le lien ?
C’est un contresens ! Certains recyclent et simplifient les arguments déjà avancés en 1844 par Karl Marx en dénonçant les droits de l’homme comme une idéologie capitaliste, utile au nouvel ordre néolibéral. Pourtant, si on y regarde de plus près, le néolibéralisme va souvent de pair avec une forme de conservatisme valorisant la famille traditionnelle et la nation, comme l’ont notamment montré les exemples de Margaret Thatcher ou de Ronald Reagan. Le néolibéralisme a pour objectif l’efficience des marchés, pas la défense des droits de l’homme.
Peut-on dès lors parler d’un déclin de l’Etat de droit et de la démocratie ?
L’aspiration démocratique me semble bien vivante si on considère les mouvements récents en Algérie, à Hong Kong, au Chili ou en Roumanie… Par contre, dans » nos » Etats européens, nous vivons une situation paradoxale. D’un côté, jamais sans doute nos libertés privées n’ont été aussi étendues. La tolérance à l’égard de moeurs familiales ou sexuelles diverses ne cesse de s’accroître. D’un autre côté, au cours des quinze dernières années, à la suite des Etats-Unis, la plupart des Etats européens ont multiplié les mesures qui consolident le pouvoir exécutif, affaiblissent le pouvoir judiciaire, diminuent les exigences en matière de preuve et renforcent les pouvoirs de surveillance. L’Etat de droit est désormais sous pression.
Pensez-vous que le scepticisme qui entoure les droits de l’homme est un passage nécessaire en vue d’une nouvelle adhésion à son contenu ?
Les critiques des droits de l’homme jouent un rôle essentiel car elles nous obligent à réfléchir au sens des principes que nous défendons et à mieux les distinguer des dévoiements auxquels ils peuvent donner lieu. Si Jean-Yves Pranchère et moi (1) avons passé tant de temps à travailler sur les arguments avancés à l’encontre des droits de l’homme, c’est bien parce que nous considérons que ces griefs ont aussi quelque chose à nous apprendre. Rien ne serait pire que de considérer les droits de l’homme comme un dogme qui ne pourrait plus être interrogé de manière critique.
Ne sont-ils donc pas absolus ?
Quasi aucun des droits de l’homme n’est » absolu « . Prenez, par exemple, la Convention européenne des droits de l’homme : elle permet de déroger à certains » en cas de guerre ou d’autre danger public menaçant la vie de la nation « . La Cour européenne des droits de l’homme a ainsi validé des limites portées à la liberté d’expression, à la vie privée, au droit d’association ou à des élections libres, pour autant qu’elles soient proportionnées au but poursuivi, à savoir la protection de la démocratie. Il n’y a guère que l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants et la non-rétroactivité de la loi pénale qui soient considérés comme des droits n’admettant aucune dérogation.
L’état de droit est désormais sous pression.
La Cour européenne des droits de l’homme n’a-t-elle pas le pouvoir de dicter sa loi aux Etats ?
Oui et non. Oui, car les arrêts de la Cour s’imposent aux Etats parties à la Convention qui sont en principe tenus de l’exécuter. Non, car sur nombre de sujets, la Cour a estimé que c’était aux pays eux-mêmes de décider. Ainsi, l’interdiction du voile intégral en Belgique visait notamment à garantir le » vivre- ensemble » en rendant possible une interaction minimale entre les individus. La Cour européenne des droits de l’homme a jugé qu’il s’agit là d’un » choix de société » qui relève avant tout des Etats et donc que l’interdiction belge ne violait pas les droits humains protégés par la Convention. Il y a de nombreux autres exemples : l’interdiction du port du hijab dans les établissements scolaires en France ou celle de l’avortement en Irlande qui ont été portées devant la Cour pour violation de la liberté religieuse ou de la vie privée. Dans les deux cas, la Cour a estimé que c’était aux sociétés démocratiques elles-mêmes de décider, en fonction de leurs conceptions particulières de la laïcité ou du début de la vie. C’est donc le peuple irlandais lui-même, lors du référendum du 25 mai 2018, qui a voté pour la libéralisation de l’avortement dans ce pays.
Les droits de l’homme obligent-ils ainsi à ouvrir nos frontières ?
Ils interdisent de les fermer totalement sauf à violer nos engagements internationaux notamment en matière de droit d’asile et de droit à vivre en famille. Au-delà, c’est une question d’interprétation et donc de débat démocratique. Certains peuvent faire valoir que les droits de l’homme imposent de reconnaître un droit universel à la mobilité à l’échelle du globe. D’autres répondent que les droits de l’homme font signe vers une forme d’autonomie collective et une solidarité sociale qui ne peuvent se réaliser que dans un territoire circonscrit. Il n’y a pas de réponse mécanique à cette question.
Un certain nombre de pays non européens remettent en cause leur universalité…
J’entendais récemment le grand juriste tunisien Yadh Ben Achour expliquer que si l’Occident a théorisé les droits de l’homme et la démocratie, ils ont été » pratiqués » en bien d’autres lieux et d’autres temps. Le langage des droits de l’homme est une façon particulière d’exprimer le refus d’une domination arbitraire et une aspiration à l’égale dignité qui sont, eux, universels. L’argument du relativisme culturel a toujours été utile aux régimes autoritaires pour justifier leurs exactions mais, si j’en crois les mouvements aujourd’hui observés à Hong Kong, à Alger ou à Khartoum, les droits humains font sens bien au-delà de nos frontières.
Qu’est-ce qui les rend si essentiels à vos yeux ?
Si je ne devais retenir qu’une seule chose, je dirais qu’ils sont la condition même de la liberté. La liberté, disait Hannah Arendt, est la capacité d’agir avec d’autres pour construire un monde commun. Cette liberté suppose l’égalité : nous ne pouvons » agir » ensemble que parce que nous nous reconnaissons mutuellement comme des égaux. Les droits de l’homme ne donnent pas d’indications précises sur les modes de vie souhaitables, mais ils énoncent les conditions qu’un régime politique doit respecter pour mériter le nom de démocratie. Leurs interprétations sont diverses et ils peuvent être revendiqués aussi bien par des libéraux que par des sociaux- démocrates. Ils sont, disait Claude Lefort, un autre philosophe, la condition nécessaire, mais non suffisante, d’un monde habitable par tous.
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