Les dernières oeuvres des artistes : le Grand Concert, de Nicolas de Staël
Parfois, un artiste sait qu’il réalise sa toute dernière oeuvre : « testament » ou apothéose de son talent. A l’inverse, d’autres n’ayant pas vu la mort venir, leur dernière oeuvre ne l’est que par accident. Mais dans certaines d’entre elles, un oeil averti décèle un étrange caractère prophétique. Le Vif/L’Express revient tout l’été sur un dernier tableau, un dernier livre, un dernier film… Une ultime création qui, tel un petit coffre secret qui s’ouvre, révèle avant tout l’âme de l’artiste. Que ses opus avaient jusque-là parfois gardée sous clé.
Antibes, le 16 mars 1955. Une silhouette de plus d’un mètre nonante s’écrase sur le trottoir. Au pied d’un réverbère, face à la mer, Nicolas de Staël vient de se précipiter de la terrasse de son atelier. Le peintre, qui a passé plus des deux tiers de son existence dans la misère, est alors à l’apogée de sa gloire. Et s’il a décidé de briser son corps, c’est parce qu’il ne parvenait pas à recoller son coeur. Quelques heures avant de se supprimer, il achevait son dernier tableau, Le Concert (Le Grand Concert, L’Orchestre). Une toile de plus de 7 mètres carrés. Un univers noyé dans une mer rouge d’où émergent seulement un piano et une contrebasse, séparés par des pupitres de partitions. Mi-figurative, mi-abstraite, l’oeuvre réunit les deux plus grandes préoccupations de l’artiste : qui, d’un style ou de l’autre, se doit de l’emporter ? Une question qui, toute sa vie, l’a taraudé.
A 41 ans, fini de tergiverser ! Figuration, abstraction : aucune, selon lui, ne doit prendre le pas. Si son amour récent pour la musique explique le choix du sujet de sa dernière oeuvre, ce tableau n’en évoque pas moins – par le traitement de la couleur et ce style qui lui était si personnel – sa cruelle destinée. De son biographe, Laurent Greilsamer (1), aux spécialistes de l’école de Paris, nombreux sont ceux à déceler dans cette » flaque écarlate » les vestiges de l’enfance de Nicolas de Staël. Le départ précipité de sa famille quand s’enflamme Petrograd, l’ancienne capitale impériale russe, alors en proie aux massacres des aristocrates par toutes sortes de révolutionnaires. Ceux de la première Révolution, comme ceux qui leur succéderont.
Car Nicolas de Staël est de noble lignée. Son père, le général Staël von Holstein, l’a perpétuée en épousant Lubov, vingt ans plus jeune que lui et issue d’un monde où l’argent ne sera jamais un problème. De cette union naîtront trois enfants : Marina, Olga et Nicolas, le petit dernier (en 1914). Trois enfants nés dans l’or et l’argent, entourés de nounous et dînant sur des nappes en dentelles. Pour eux, comme pour toutes ces familles que l’on appellera ensuite les Russes blancs, le destin se scellera le 8 mars 1917, ce jour où une simple manifestation à l’occasion de la Journée des femmes dégénère, à Moscou, en entraînant, une semaine plus tard, l’abdication du tsar Nicolas II. Une nouvelle » République démocratique » s’installe, pour neuf mois seulement. Rapidement, elle s’essouffle et les bolcheviques prennent le pouvoir. Alors que l’étau se resserre autour des anciens fidèles de Nicolas II, les arrestations se multiplient, on s’épie, on se dénonce, on essaie de survivre tandis que les frontières se ferment aussi vite que les chances de fuir s’amenuisent.
L’exil en Pologne, puis à Bruxelles
Pour tromper le bruit de la dictature qui s’installe et la peur qui gagne toutes les demeures chics de Petrograd, Lubov passe ses journées à jouer sur un majestueux piano à queue sous lequel ses enfants aiment à se cacher. Il leur faut deux ans pour parvenir à s’enfuir et c’est après avoir trouvé refuge chez des amis, les von Lubinov, en Estonie, que la petite famille s’installe en Pologne où le général meurt en 1921. Veuve donc, Lubov se démène comme un beau diable : elle vend les pierres précieuses cousues dans les doublures des manteaux des enfants et c’est avec panache et fierté qu’elle se bat pour les nourrir. Mais le destin s’acharne : atteinte d’une tumeur au sein, elle décède en 1922. Nicolas n’a pas 8 ans. En femme prévoyante, Lubov institue son amie Ludmila von Lubinov tutrice de ses enfants, à charge pour elle – contre le solde de la vente des derniers diamants – de prendre soin de ses trois enfants. Si Ludmila est plutôt une chic fille, grandiloquente et fantasque, elle ne se sent pourtant pas l’âme d’une » tante anglaise « . Elever ses propres enfants l’ennuie déjà suffisamment et c’est tout naturellement qu’elle trouve une famille de bienfaiteurs russes à qui confier la progéniture de Lubov : les Fricero, des Russes blancs, mais qui, de manière très originale, nichent rue Stanley, en plein Bruxelles. Une accalmie, enfin.
Parmi tous les drames, les années passées chez les Fricero sont sans doute les plus belles pour Nicolas et ses soeurs. » On jouait beaucoup, on criait beaucoup, on cassait beaucoup « , se souvient l’une d’elles. Et Kolia, le surnom de Nicolas, est heureux même s’il souffre beaucoup de la rigueur scolaire. Du collège Saint-Michel à celui du cardinal Mercier, l’ado traîne un peu la patte. Au fond de lui, il sait que ce n’est pas sa voie : lui sera peintre ! D’ailleurs, il peint aussi bien qu’il écrit ou qu’il dessine. A 15 ans, n’a-t-il pas déjà observé tous les Ensor, Permeke ou Spilliaert exposés à la Côte belge où il passe la plupart de ses congés scolaires ?
Le grand amour
A 18 ans, c’est la délivrance. L’école – ayant eu vent de sa connaissance des questions d’examens avant l’épreuve – lui refuse son certificat. Kolia atterrit alors à l’académie de Saint-Gilles, fréquente des étudiants des Beaux-Arts de Bruxelles ou de Paris et voyage. Si les Fricero l’aiment beaucoup, ils refusent de financer autre chose qu’une chambre d’étudiant tant que Nicolas ne se résout pas à devenir ingénieur. Par conséquent, le futur prince de la peinture crève longtemps la faim. Il reçoit même une carte d’indigent de la commune, lui permettant à peine de vivre. Indigent peut-être mais reconnu quand même, un peu : quelques professeurs, quelques artistes regardent ce jeune homme fou de peinture avec bienveillance. Dont Géo de Vlamynck, une petite gloire belge, premier prix de Rome et qui décide de l’embaucher pour l’aider à décorer les pavillons de l’Exposition universelle organisée en cette année 1935 au Heysel. A peine son travail terminé, petit salaire en poche, Nicolas quitte Bruxelles – qu’il ne reverra jamais plus – et s’embarque pour une longue traversée de l’Europe. Une odyssée d’où il échoue en plein désert marocain, foudroyé d’amour pour une femme qui voyage au milieu d’une troupe de bédouins.
Elle est grande, elle est brune, elle s’appelle Jeannine. Et elle peint. Elle est mariée aussi. Pour Kolia pourtant, elle quitte son époux, ne prenant le temps que d’emporter son fils, Antek. Direction la France, où le couple vit plus pauvre que jamais mais, cette fois, inondé d’amour. On dit que Nicolas doit tout à Jeannine, sauf le talent. A deux, vivant sous les toits, ils peignent tandis que le petit Antek écrit ses premiers vers. Plus tard, il sera poète et prendra le nom d’Antoine Tudal. Pour l’heure cependant, les années de guerre s’installent, les rafles et la censure aussi et l’art abstrait est condamné comme » art dégénéré » par l’occupant. Des modernes à l’avant-garde, tous les artistes se terrent dans les caves froides et humides de Paris. Malgré sa santé fragile et contre l’avis des médecins, Jeannine donne le jour à une petite fille, Anne, en 1942.
L’année est aussi celle où Kolia rompt avec la figuration pour se lancer éperdument dans l’abstraction. A la géométrisation du réel s’ajoute bientôt une explosion de couleurs, parfois broyées, tantôt superposées en couches épaisses, tantôt grattées jusqu’à la toile. Trois ans plus tard, la libération du pays entraîne celle des artistes. La clandestinité a stimulé la créativité et les galeristes s’en donnent à coeur joie face à l’éclosion de tous ces artistes. On commence à s’intéresser à ce Russe blanc et à ses drôles de tableaux. Les premières amitiés avec des peintres et des poètes naissent. Peu à peu, on expose de Staël aux côtés de peintres plus confirmés.
François, René et Jeanne
Mais ce sont les Etats-Unis qui, les premiers, reconnaissent ses talents. Rapidement, sa réputation décolle et l’argent commence à tomber. Jeannine veut lui donner un second enfant, mais, cette fois, la médecine ne peut rien pour elle et c’est alors qu’on tente de provoquer un avortement thérapeutique qu’elle meurt, en février 1946. Inconsolable, Nicolas décide d’enfouir son passé et d’étouffer sa douleur dans le travail. Un an plus tard, il se marie avec Françoise, une amie, une proche, une de celles qui veillaient Jeannine, avec lui. Il lui fait trois enfants. Si New York, Londres et Genève s’entichent de lui, en France, sa reconnaissance n’est pas encore faite malgré sa prodigieuse capacité de production et son renouvellement constant. Le peintre nourrit de plus en plus sa peinture de musique, celle de Messiaen comme celle de Boulez. Ensuite, c’est la poésie qui infuse sa vie. Celle de René Char surtout, avec lequel se noue une amitié exigeante et entière, à l’image de ces amoureux jaloux mais qui permettent tout. René est généreux et aime partager ses amis : il présente donc l’une de ses plus proches amies, Jeanne, à Nicolas. L’ultime protagoniste de sa vie.
Amant désespéré
Comme dans beaucoup d’adultères, la femme est belle, le soleil brille et Nicolas est en plein questionnement, s’isolant loin de Françoise et des enfants pour mieux renouer avec son nouvel élan : fusionner figuration et abstraction. Si Jeanne est mariée et mère de famille, elle n’en a pas moins les idées larges et accepte l’idée de former un couple à trois, avec Françoise. Ce que cette dernière refuse. Sur le fond, Jeanne reste très attachée à son époux et alors que le couple de Staël se sépare, la belle ne rejoint Nicolas que par intermittence, à ses heures perdues. Il en souffre atrocement et, comme de juste, se tue au travail. En quelques semaines, il crée plus d’une centaine de toiles.
En parallèle, l’homme brûle la chandelle par les deux bouts et à l’image d’un va-tout que l’on jette sur un tapis vert, il joue avec sa vie. Après avoir échappé à un grave accident de voiture, il décide de s’installer à Antibes pour mieux poursuivre Jeanne qui vient de s’installer à Grasse avec son mari. Et tandis qu’il l’attend désespérément, des journées entières, le peintre commence à envisager de plus en plus sérieusement de se donner la mort. » Je crois que j’ai assez peint, je suis arrivé à ce que je voulais… Les gosses sont à l’abri du besoin « , confie-t-il un soir à Antek.
En ce vendredi 11 mars, alors que le week-end commence, Nicolas s’attelle dès lors à terminer ce dernier tableau. Lundi, il a rendez-vous avec Jeanne qui, encore une fois, ne viendra pas. Par dépit, il passe sa journée à brûler des lettres et à rassembler celles qu’elle lui avait écrites avant d’aller les remettre en mains propres à son mari – » Voilà, vous avez gagné » – avant de retourner à son atelier. Il y ingurgite un flacon de Véronal mais le vomit presque immédiatement. Le lendemain, il écrit trois lettres : la première à son marchand, pour lui demander de l’excuser de ne pas avoir parachevé certains tableaux ; la deuxième à son ami Jean Bauret, auquel il confie la mission de veiller au respect de son travail dans les expositions qu’on pourrait lui consacrer après sa mort ; la dernière, visant à protéger l’héritage de sa fille, Anne. Ses affaires réglées, à 22 heures, Nicolas de Staël ferme la porte de l’atelier et gagne la terrasse… Cinq jours plus tard, on l’enterre auprès de Jeannine, au cimetière de Montrouge, près de Paris. Là où il l’avait tant pleurée.
(1) A lire : Le Prince foudroyé. La vie de Nicolas de Staël, par Laurent Greilsamer, Fayard, 2009 – Le Livre de poche.
Abstraction/figuration, c’est un peu le grand débat du xxe siècle, le genre de sujet qui, aujourd’hui encore, compte ses inconditionnels et qu’il est impossible de trancher tant il touche à l’essence même de l’art : comment représente-t-on le réel ? Car si depuis des siècles, l’art se doit de coller au plus près de la réalité, avec les impressionnistes, c’est une révolution qui déferle sur la représentation. Exit la forme, exit le dessin, c’est désormais uniquement à partir de la couleur que ces avant-gardistes définiront le monde. En 1910, Kandinsky parachève et sublime le principe en abolissant carrément la notion même d’objet. Plus de » forme « , plus d’objet, l’abstraction était née pour se disputer pendant plus d’un siècle avec sa vieille rivale, la figuration.
Bio express
1914 : Naissance à Saint-Pétersbourg.
1922 : Fuite de Russie, refuge à Bruxelles.
1937 : Rencontre Jeannine Guillou au Maroc, le couple de peintres s’installe à Paris.
1942 : Rupture avec la figuration.
1950 : Consécration aux Etats-Unis.
1955 : Suicide à Antibes.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici