Manifestation devant le palais de justice de New York, le 8 août. Le suicide du trader, deux jours plus tard, laisse planer le doute sur l'étendue de ses méfaits. © s. keith/getty images/afp

Les cicatrices de l’affaire Jeffrey Epstein

Le Vif

La mort du financier américain accusé d’avoir monté un réseau d’esclaves sexuelles laisse un goût amer. Il échappe à l’obligation de rendre des comptes.

« Nous devrons vivre avec les blessures de ses actes pour le reste de notre existence. Lui, il ne devra jamais affronter les conséquences de ses crimes.  » Jennifer Araoz, qui accuse le milliardaire de l’avoir violée après l’avoir recrutée à l’âge de 14 ans devant son lycée de Manhattan, en 2001, a mis des mots sur le désarroi des victimes de Jeffrey Epstein. A l’annonce de la mort en prison du richissime sexagénaire, le 10 août, des dizaines de femmes, cibles de ses agressions sexuelles, ont dû, comme elle, enrager à l’idée que leur bourreau ne paierait jamais pour ses crimes. Le suicide apparent d’Epstein laisse planer le doute sur l’étendue de ses méfaits et des complicités qui les ont facilités. Une fois de plus, relèvent en outre les médias américains, une figure de l’élite échappe à l’obligation de rendre des comptes.

Certaines des victimes étaient contraintes d’attirer d’autres filles dans ses filets.

Publié par la justice américaine deux jours après l’arrestation de l’as déchu de la finance, le 6 juillet, l’acte d’accusation dévoile une mécanique bien rodée. Entre 2002 et 2005, le trader a  » attiré et recruté chez lui des dizaines de mineures « , soit dans l’un de ses palaces de New York ou de Palm Beach, soit sur son île privée de Little Saint-James, aux Antilles. Les proies étaient embauchées pour lui prodiguer des  » massages « . Au fil des rencontres, il intensifiait la nature et la portée des contacts physiques, des attouchements au viol. Certaines des victimes étaient contraintes d’attirer à leur tour dans ses filets d’autres adolescentes. Une emprise implacable.  » Si je l’avais quitté, a expliqué Virginia Roberts Giuffre lors de l’audition qui a relancé l’affaire en 2015, il aurait pu me faire enlever ou assassiner. J’ai toujours su qu’il en était capable.  » Elle avait 17 ans au moment des faits.

La rancoeur des jeunes filles abusées doit beaucoup à la mansuétude des tribunaux à l’égard d’Epstein, rançon de la justice à deux vitesses en vigueur aux Etats-Unis. Poursuivi il y a plus de dix ans en Floride, le financier parvient alors, grâce à son équipe de stars du barreau, à un accord négocié très avantageux : alors qu’il risque la perpétuité, il n’écope que de dix-huit mois de détention en plaidant coupable d’avoir  » sollicité les services de prostituées mineures « . Il n’en effectuera que treize, dans des conditions inédites pour un délinquant sexuel : le prédateur purge sa peine dans la prison du comté avec un droit de sortie pour  » travailler  » douze heures par jour, six jours par semaine.

Si l’affaire fait grand bruit outre-Atlantique, c’est aussi en raison du  » casting  » des célébrités dont le nom est associé au virtuose des fonds spéculatifs. Des relations nouées pour la plupart grâce à l’entregent de son amie et complice présumée Ghislaine Maxwell, fille du défunt magnat britannique des médias Robert Maxwell. C’est ainsi que Jeffrey Epstein, fils d’un employé des parcs de Brooklyn, ex-prof de maths ayant amassé en quelques années une fortune colossale, s’affiche au côté de l’ancien président Bill Clinton, du prince Andrew, troisième rejeton de la reine Elizabeth II, de l’ex-sénateur George Mitchell ou de l’ancien Premier ministre israélien Ehud Barak. Il multiplie les donations, politiques – principalement au profit de candidats démocrates, dont le parti domine la scène new-yorkaise -, mais aussi en faveur de causes humanitaires, de scientifiques, ou d’établissements prestigieux, telle l’université Harvard.

Difficile de prouver la complicité de l’entourage

A New York, dans son immeuble de 2 000 mètres carrés, il affiche des photos de ses hôtes, Donald Trump, le très controversé prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, ou encore Woody Allen… Epstein se vante d’ailleurs d’en savoir long sur les penchants sexuels et les addictions de ses illustres hôtes. Une requête déposée en 2015 devant un tribunal de Floride assure qu’il  » prêtait  » des mineures à certains de ses amis. Récemment encore, la jet-set ne rechignait pas à s’afficher en sa compagnie, y compris après qu’il eut purgé sa sentence allégée en Floride. Ces derniers mois, pourtant, le vent a tourné. La fracassante affaire Harvey Weinstein, du nom du producteur hollywoodien accusé en 2017 d’agressions sexuelles à répétition, et l’émergence l’année suivante du mouvement #MeToo ont fissuré la chape de connivence qui a longtemps protégé les prédateurs sexuels fortunés. Aujourd’hui, tous ceux qui l’ont fréquenté minimisent leurs relations et nient avoir eu connaissance de ses crimes.

Pas sûr pour autant que ce changement d’ère suffise à réparer les torts infligés aux victimes d’Epstein.  » Aucun complice ne dormira tranquille « , a assuré le ministre de la Justice, William Barr, au lendemain du probable suicide. Depuis le 14 août, à New York, Jennifer Araoz, aujourd’hui âgée de 32 ans, et deux autres femmes dont il aurait abusé ont intenté une action en justice contre les héritiers de Jeffrey Epstein. Elles s’appuient sur une loi new-yorkaise adoptée après les scandales de pédophilie récurrents dans l’Eglise, laquelle accorde un an aux victimes présumées de crimes sexuels pour porter plainte, quelle que soit l’ancienneté des agressions subies. La bataille judiciaire pourrait s’étendre. Mais les actions intentées contre Epstein lui-même se sont éteintes, la justice ne pouvant poursuivre une enquête criminelle sur un disparu. De plus, souligne l’ancien procureur fédéral Renato Mariotti, prouver la complicité de l’entourage d’Epstein ne sera pas chose aisée.

Selon un sondage publié en 2017, huit Américains sur dix estiment que  » les riches  » ont trop de pouvoir et d’influence à Washington. Gageons que le cas Jeffrey Epstein ne fera qu’amplifier la défiance qu’inspirent les puissants.

Par Catherine Gouëset.

La recette parfaite du complot

Jeffrey Epstein s’est-il vraiment suicidé ? Sa vie comme sa mort offrent tous les ingrédients requis aux adeptes de la conspiration. A commencer par le premier d’entre eux, Donald Trump, qui a partagé, à l’annonce de sa disparition, un tweet incriminant Bill Clinton. Difficile, il est vrai, de ne pas être assailli par le doute face aux circonstances de ce décès : le trader était détenu au Metropolitan Correctional Center de Manhattan, l’une des prisons les mieux gardées du pays. Plus incroyable encore, la surveillance antisuicide renforcée dont il était l’objet depuis ce qui ressemblait fort à une tentative de mettre fin à ses jours, survenue le 23 juillet, avait été levée six jours plus tard… à la demande de ses propres avocats. Sa vie, elle aussi, ressemble à un scénario de film. Qu’il s’agisse de sa fortune, dont l’origine autant que l’étendue restent obscures, de son profil de prédateur-sexuel-entouré-d’amis-puissants-s’en-prenant-à-des-adolescentes-vulnérables, ou de son habileté, des années durant, à échapper aux foudres de la justice.  » La culture américaine de l’impunité des élites a permis aux théories conspirationnistes de foisonner, souligne McKay Coppins dans la revue The Atlantic […]. Quel que soit le type d’élites que vous détestez – démocrates, républicaines, financières, universitaires, technologiques, de la côte Est ou Ouest, Epstein était lié à toutes.  » Comment, dès lors, tenir rigueur à ceux qui accueilleront avec incrédulité les prochains comptes rendus officiels de l’enquête ?

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