Les Arméniens du Haut-Karabakh sous blocus depuis plus d’un mois
Depuis le 12 décembre 2022, le Haut-Karabakh, enclave peuplée d’Arméniens en Azerbaïdjan, est coupé de l’Arménie. Dernier épisode du conflit de trente ans entre Bakou et Erevan, le blocage du corridor de Latchine menace des dizaines de milliers de personnes.
Depuis le 12 décembre 2022, l’enclave à population arménienne du Haut-Karabakh située en Azerbaïdjan est coupée de l’Arménie et du monde. La route qui la relie aux montagnes de l’est de la république d’Arménie, connue sous le nom de corridor de Latchine, est rendue inaccessible par des manifestants azerbaïdjanais qui disent protester contre l’exploitation d’une mine. Derrière le prétexte écologique, ce blocus inavoué est le dernier épisode de la confrontation entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie autour du territoire disputé du Haut-Karabakh où vit une centaine de milliers d’habitants.
Il a déjà donné lieu à deux guerres. La première, qui a fait quelque 30 000 morts entre 1991 et 1994, s’est soldée par la victoire et des gains territoriaux de l’Arménie. La deuxième, en 2020, au cours de laquelle 6 500 soldats et civils sont décédés, a débouché sur un succès de l’Azerbaïdjan et la reconquête de terres, y compris au Haut-Karabakh. En septembre 2022, des affrontements ont encore eu lieu en différents endroits des zones frontalières entre les deux pays.
La fermeture, depuis un mois, de la voie d’approvisionnement du corridor de Latchine commence à affecter sérieusement les Arméniens du Haut-Karabakh pour l’alimentation et les soins de santé. L’aggravation de leur situation résulte de l’acharnement des Azerbaïdjanais, de l’indolence de la force russe d’interposition censée assurer la liberté de circulation entre l’Arménie et le Haut-Karabakh et d’une certaine indifférence des pays occidentaux au sort des Arméniens dont ils sont les alliés historiques, dans un contexte de tensions exacerbées par la guerre en Ukraine et la crise énergétique qui en a découlé.
Retour sur les origines et les conséquences de ce conflit avec l’historien Etienne Peyrat, professeur à Sciences Po Lille et auteur de Histoire du Caucase au XXe siècle (1).
Les tensions entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan datent-elles de la chute de l’Union soviétique ou un contentieux existait-il déjà entre les deux nations?
Le conflit au Haut-Karabakh en tant que tel émerge quelques années avant la fin de la chute de l’Union soviétique. En 1988, des affrontements ont lieu entre les deux républiques encore soviétiques, à propos du statut de ce qui était une région autonome à majorité arménienne au sein de l’Azerbaïdjan. Mais le conflit a une histoire plus ancienne. Le Karabakh est une région dont la composition démographique a été beaucoup transformée, notamment au XIXe siècle, du fait des conflits qui opposaient à l’époque l’empire tsariste et la Perse. Des déplacements de populations, notamment musulmane et arménienne, ont changé les équilibres dans la région. C’est ce qui explique qu’Arméniens et Azerbaïdjanais puissent considérer avoir des prétentions historiques sur cette région, qui ne se limite pas au seul Karabakh. Les populations en Arménie et en Azerbaïdjan étaient mélangées. Jusque dans les années 1930, l’Arménie comprend beaucoup de populations turcophones et kurdophones et les grandes villes d’Azerbaïdjan, comme Bakou ou Gandja, abritent énormément d’Arméniens. Au moment de la chute de l’Empire tsariste, entre 1918 et 1920, surviennent les premières indépendances de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan avant la soviétisation. On assiste alors aux premiers conflits territoriaux, déjà autour du Karabakh, mais aussi à propos d’autres territoires dont on parle moins, l’enclave du Nakhitchevan ou le territoire du Zangezur, au sud de l’Arménie. Ce conflit est aussi le produit de l’histoire moderne. Des empires se disloquent pour donner naissance à des Etats-nations avec toutes les difficultés qui accompagnent ce processus.
Rien n’a-t-il été préparé au moment de la chute de l’URSS pour assurer la cohabitation entre les deux républiques devenues indépendantes?
Sous l’ère soviétique, les tensions sont gérées par Moscou et masquées derrière une unité de façade. A l’époque, les leaders de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan sont des membres du Parti communiste et sont tenus à une forme de discipline. On sait aujourd’hui, notamment sur la base des archives devenues accessibles, que dès les années 1960-1970, des pétitions étaient signées par les Arméniens pour demander à l’Azerbaïdjan le rattachement du Karabakh à la république d’Arménie. De leur côté, les autorités azéries s’efforçaient de développer économiquement le Karabakh dans l’idée d’arrimer plus fortement la région au sein de la république soviétique azérie… Des frictions existaient. Elles étaient occultées, même si elles étaient parfois relayées à l’étranger par la diaspora arménienne. A la fin des années 1980, du fait du processus d’ouverture au sein de l’URSS, la glasnost, la perestroïka, ce qui couvait sort au grand jour. Au Caucase du Sud, le régime soviétique est assez rapidement débordé par la tournure des événements. Mikhaïl Gorbatchev (NDLR: le dernier président de l’URSS) doit faire face à des dirigeants locaux, y compris communistes, qui prennent de plus en plus parti pour leur nation. Dès 1988 et 1989 s’opère une forme de conversion des autorités soviétiques à la cause nationale, ce qui réduira le poids du pouvoir de Moscou. Les dirigeants soviétiques recourent alors aux relais plus classiques que sont l’armée, le KGB, le ministère de l’Intérieur… L’intervention de ces intermédiaires plutôt actifs dans le champ répressif est mal vécue par les Arméniens et par les Azerbaïdjanais, ce qui contribuera à discréditer définitivement le régime de Moscou. Ainsi la personne de Gorbatchev est perçue de manière assez négative. Les Azerbaïdjanais le soupçonnent d’être arménophile du fait de la présence d’un certain nombre d’Arméniens, intellectuels, économistes… autour de lui. Les Arméniens sont aussi assez critiques, en particulier après l’épisode du tremblement de terre de décembre 1988. L’inaction de Moscou à cette occasion est vue comme un des éléments de l’abandon des Arméniens par les autorités. Se conjuguent donc deux phénomènes, le déficit de médiation du pouvoir central et la rapide autonomisation des républiques. A partir de 1989-1990, l’Azerbaïdjan et l’Arménie tendent de plus en plus à se considérer comme des acteurs disposant d’une souveraineté, même si elle reste au sein de l’Union soviétique. Alors qu’un conflit est en train de poindre en 1991, Bakou et Erevan s’échangent des notes diplomatiques sur un ton déjà très virulent et sur un mode qui relève plus de la relation antagoniste entre deux Etats.
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Un statut d’autonomie du Haut-Karabakh au sein de l’Azerbaïdjan est-il une solution encore plausible?
La solution de l’autonomie qui avait été testée était de plus en plus critiquée et dénoncée à la fin de la période soviétique. Tout ce qui s’est passé au cours des trente dernières années semble mettre un terme à la possibilité même de cette autonomie. Aujourd’hui, elle ne serait pas considérée comme acceptable par les Arméniens du Haut-Karabakh étant donné la défiance qui s’est développée à l’encontre des Azerbaïdjanais, notamment à cause de la violence qu’ils ont exercée à leur encontre. De toute façon, l’évolution du régime azéri ces dernières années est telle que l’autonomie proposée serait réduite à son expression minimale et n’aurait pas d’autre signification que de l’affichage. Dans ces conditions, on ne voit pas comment les Arméniens accepteraient l’établissement d’une telle région autonome au sein de l’Azerbaïdjan.
La Russie, censée être médiatrice dans le conflit, ne joue-t-elle pas un rôle ambigu?
La Russie est en quête d’alliés et de soutiens en regard de sa situation en Ukraine. Au Caucase du Sud, elle essaie de jouer un rôle d’entre-deux. On l’a vu lors de la dernière guerre de 2020 quand elle a proposé une médiation mais seulement après des semaines d’atermoiements. Politiquement et historiquement, la Russie a des relations assez fortes avec l’Arménie. Mais elle a beaucoup plus d’intérêts économiques en Azerbaïdjan. Elle ne peut donc pas se permettre d’aliéner sa relation avec Bakou, surtout dans le contexte actuel de lutte géopolitique autour du pétrole et du gaz.
L’implication de la Turquie au côté de l’Azerbaïdjan, notamment lors de la dernière guerre de 2020, change-t-elle la donne dans le conflit?
La Turquie a varié sa politique dans la région. A la fin des années 1980 et au début des années 1990, elle était plutôt alignée sur les positions de l’Azerbaïdjan, initialement en raison de la proximité linguistique, culturelle, ethnique entre les peuples turc et azéri. Dans les années 2000, son action a été marquée par une volonté de conciliation avec l’Arménie dans le cadre d’une politique d’influence tablant sur une intégration économique du Caucase avec l’est de l’Anatolie afin de favoriser le développement de cette région de Turquie. A partir des années 2020, elle a renoué avec une stratégie de soutien à l’Azerbaïdjan. Mais il ne faut pas sous-estimer le fait que la Turquie peut parfois être entraînée dans cette politique par l’Azerbaïdjan. Il n’en reste pas moins que Recep Tayyip Erdogan met très fortement en avant la dimension panturque de sa diplomatie. Et la Turquie partage la religion musulmane avec l’Azerbaïdjan, même si les Azerbaïdjanais sont des musulmans chiites. Pour l’Arménie, il suffit de jeter un œil sur une carte pour se rendre compte qu’être pris en tenaille géographiquement par l’Azerbaïdjan et la Turquie est une source légitime d’inquiétude.
La dimension religieuse est-elle une donnée importante du conflit?
Cette dimension intervient en tant qu’élément de mobilisation en interne et à l’international. Il est certain que la religion, chrétienne ou musulmane, fait partie des éléments de construction de l’identité des deux nations. Dans chaque camp, elle est utilisée à des fins de propagande. Elle joue aussi un rôle dans les relations diplomatiques des deux Etats. On l’a vu à travers la proximité entre la Turquie et l’Azerbaïdjan. Pour autant, on ne peut considérer la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan comme un conflit religieux. La religion n’est pas l’élément déterminant de la confrontation.
On considère généralement que l’Arménie est soutenue par les Occidentaux en raison de considérations historiques. Ce lien n’est-il pas en train de se déliter?
Historiquement, les pays occidentaux ont développé un intérêt pour la question arménienne à partir du XIXe siècle. Dans les années 1890, on observe une mobilisation de leur part au moment des premiers massacres contre les Arméniens sous l’Empire ottoman. La présence de la diaspora arménienne dans plusieurs pays européens renforce ce message. Mais en matière militaire et politique, il faut bien reconnaître qu’aujourd’hui, l’Occident n’est pas en capacité d’apporter à l’Arménie un soutien qui viendrait modifier le rapport de force qui lui est défavorable avec l’Azerbaïdjan. En raison du contexte énergétique, les Etats européens peuvent difficilement faire une croix sur le pétrole et le gaz de l’Azerbaïdjan qui possède les plus gros gisements de la région. Sous cet angle, l’Arménie risque d’être victime d’une realpolitik qui essaie de limiter les dégâts sur le front énergétique et qui, au-delà des appels convenus à un règlement pacifique du conflit, ne débouchera pas sur l’adoption de mesures très fortes.
(1) Histoire du Caucase au XXe siècle, par Etienne Peyrat, Fayard, 2020, 368 p.
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