« Les Américains se complaisent dans une myopie sociale «
Alors que la ville de Houston, au Texas, se prépare à accueillir les funérailles de George Floyd, au lendemain de la comparution pour la première fois devant la justice du policier accusé de son meurtre, regards croisés sur cette crise avec deux universitaires afro-américains : Elijah Anderson (Yale) et David Dent (université de New York). Ils décryptent les racines du racisme aux Etats-Unis.
Elijah Anderson est professeur de sociologie et d’études afro- américaines à l’université de Yale. Son collègue, David Dent, est professeur associé au département d’analyse socio-culturelle de l’université de New York. Ils décryptent pour Le Vif/L’Express les racines du racisme aux Etats-Unis.
Les Etats-Unis se sont notamment construits sur un système de domination des citoyens blancs à l’encontre des individus de couleur. Comment expliquer que plus d’un siècle et demi après la fin de l’esclavage, l’émancipation des Noirs reste comme inachevée ?
Elijah Anderson : L’esclavage en tant qu’institution a confiné les Afro-Américains tout en bas de l’échelle sociale. Après l’émancipation, en 1865, nombre d’entre eux ont quitté le Sud pour s’installer dans le Nord du pays. Mais dans les faits, les nouveaux immigrants blancs ayant vite compris qu’ils n’avaient rien à gagner à les fréquenter, les Noirs se sont retrouvés réduits à rester entre eux dans les ghettos des grandes villes. La fin de l’esclavage n’a donc en pratique rien changé quant à la position sociale des Noirs. Ce mode de vie en marge de la société, sans droits, s’est institutionnalisé et transmis de génération en génération. Dans l’esprit de bien des Blancs, les ghettos restaient des endroits réputés dangereux, à éviter. Les Noirs eux-mêmes voulaient d’ailleurs s’en échapper, mais souffraient pour ce faire d’un déficit en matière de crédibilité. Dans les années 1960, les manifestations visant à réclamer les mêmes droits que les Blancs se sont multipliées. Les Noirs voulaient enfin être traités comme de » vrais » Américains, et pas comme des citoyens de seconde classe. Les grandes villes se sont alors embrasées, à l’instar de ce qui se passe aujourd’hui. Par la suite, une frange des citoyens afro-américains a accédé à la classe moyenne et s’est installée dans les quartiers blancs. Une classe robuste et instruite de Noirs (avocats, médecins, enseignants…) s’est détachée ; les autres sont restés dans les ghettos. Mais le côté grotesque de cette émancipation partielle est que, même si certains se sont élevés socialement, leur peau reste noire, ce qui participe à la confusion car la police ne parvient pas à différencier ces deux populations bien distinctes en termes sociaux. Dans la pratique, donc, il est fréquent que des individus de couleur appartenant à la classe moyenne supérieure se fassent arrêter dans leur résidence ou en rue parce qu’un Blanc de passage les a jugés suspects, comme étant du ghetto.
David Dent : Je pense qu’il subsiste dans ce pays des poches de résistance aux progrès en termes raciaux provenant d’une récupération politique opérée par le Parti républicain à partir des années 1960. Elle se manifeste notamment par une présence policière accrue dans les quartiers noirs et par les mauvais traitements et les bavures qui l’accompagnent, comme ce fut le cas à Minneapolis. Malgré les progrès enregistrés, les résistances sont bien réelles, facilitées par l’absence d’un vrai leadership dans la communauté afro-américaine. Mais il y a aujourd’hui aux Etats-Unis une majorité de gens – soit ceux qui n’ont pas voté pour Donald Trump – qui réalisent que la façon dont sont traitées les communautés de couleur ne correspond pas aux idéaux américains d’égalité tels qu’édictés dans la Constitution et ses amendements. L’existence de cette majorité me pousse à être optimiste, mais vigilant.
Comment la population noire exclue socialement parvient-elle à s’en sortir de nos jours aux Etats-Unis ?
E. A. : Dans les ghettos, à cause du manque d’opportunités consécutif à la pénurie d’emplois, les gens se débrouillent comme ils peuvent, et l’économie informelle est florissante. Le trafic de drogue et les délits de moyenne envergure sont notamment légion dans les quartiers. L’insécurité est constante, les zones de non-droit nombreuses, et la police n’y débarque que rarement – en général seulement pour procéder à des arrestations. Les forces de l’ordre, dont la population des ghettos se méfie comme de la peste, ont comme tactique de veiller à ce que la violence et le trafic de drogue restent confinés à ces quartiers et ne pénètrent surtout pas dans les quartiers blancs. S’en suit ce que j’appelle une » hypersurveillance » policière dont font les frais les jeunes Noirs.
Quel regard la population américaine blanche jette-t-elle sur cette quête des Afro-Américains vers davantage de dignité ?
D. D. : Les Américains se sont construits et se complaisent dans une certaine forme de myopie sociale. Il y a une étroitesse d’esprit par rapport à la façon dont ils perçoivent la figure de l’autre. Pendant longtemps, les violences policières dont a souffert la communauté noire ont été largement ignorées, car elles appartenaient à un autre monde. Aujourd’hui, il y a davantage de prise de conscience quant à la nécessité d’en finir avec celles-ci. Les manifestations multi- raciales que l’on connaît aujourd’hui en sont la preuve, même si elles ont en partie versé dans la violence et dans la destruction.
Les jeunes manifestants noirs américains pointent systématiquement du doigt une justice à deux vitesses favorisant les citoyens blancs. Partagez-vous ce constat ?
D. D. : Sans aucun doute. Il s’agit d’un fait incontestable. Si les colons américains se sont libérés du joug anglais en 1776, les Noirs, eux, ont vu leur libération retardée par un racisme endémique, qui prend la forme d’arrestations arbitraires et d’une justice à deux vitesses – des peines différentes pour un même délit.
E. A. : C’est une évidence. Mais plus généralement, chaque citoyen noir dans ce pays expérimente dans sa vie ce que j’appelle un nigger moment où lui est rappelé subitement le sort lié à la couleur de sa peau. Certains de ces moments sont sans conséquences directes mais d’autres peuvent vous faire perdre votre boulot, ou pire, votre vie. Cela peut donc prendre la forme d’une invitation à s’asseoir à l’écart près de toilettes dans un restaurant alors que toutes les places sont libres, ou d’arrestations policières totalement arbitraires qui peuvent très mal tourner. Il faut bien se rappeler que la mort tragique de George Floyd n’est pas un cas isolé. De telles histoires se répètent chaque année aux Etats-Unis, et par centaines. La couleur de peau des Noirs américains constitue avant tout, dans ce pays, une présomption de culpabilité.
Par Maxence Dozin.
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