Carte blanche
Léonard de Vinci: Je conteste l’authenticité de son « Salvator Mundi », le tableau le plus cher au monde
Ce 2 mai 2019 marquera, jour pour jour, le 500ème anniversaire de la mort de Léonard de Vinci (1452-1519), visionnaire de génie, l’un des plus grands artistes de tous les temps et modèle par excellence de cet âge d’or, pour les arts comme pour les sciences et les lettres, que représenta, pour l’humanité tout entière et pour notre civilisation en particulier, la Renaissance.
DIVIN VINCI
Un anniversaire en majesté ! Comment donc, face à cet homme d’exception, ne pas rendre l’hommage qui lui est dû ? Mais qui, au vu des nombreux ouvrages qui lui sont consacrés, se veut original et inédit, tout en ne sacrifiant rien de sa réalité historique ni de sa rigueur scientifique. C’est ce à quoi j’ai tenté de m’adonner dans mon dernier livre, intitulé « Divin Vinci » et sous-titré « Léonard de Vinci, l’Ange incarné« . Il sort ces jours-ci, à Paris, aux Editions Erick Bonnier.
Enfin, pour parfaire ce portrait, l’apport des écrits de Léonard de Vinci lui-même, que, italien de naissance, ayant longtemps vécu à Milan et donc fréquenté les lieux léonardesques, j’ai lus dans le texte. J’y expose également les principaux commentaires rédigés, à son sujet, par des penseurs ou écrivains majeurs, de Machiavel à Freud, en passant par Walter Pater, Stendhal, Chateaubriand, Goethe, Hegel, Nietzsche, Baudelaire, Paul Valéry, André Suarès, Merleau-Ponty, Karl Jaspers, Emmanuel Levinas, Daniel Arasse, André Chastel, Sophie Chauveau, Elisabeth Roudinesco et d’autres (dont d’éminents spécialistes italiens, tels Edmondo Solmi, Augusto Marinoni, Carlo Pedretti, Pietro Marani, Alberto Angela, Umberto Eco).
La vie de Léonard de Vinci illustrée à travers son oeuvre, et réciproquement : tel est donc l’objet de mon livre, élaboré à la manière d’un triptyque biographique, philosophique et artistique.
De l’immense et moderne Léonard, qui inspira jusqu’au « pop art » d’Andy Warhol, c’est donc sa vie construite, entre l’Italie et la France, comme une oeuvre d’art, depuis sa naissance à Vinci, en Toscane, jusqu’à sa mort à Amboise, sur la Loire, en passant par Milan et la cour des ducs Sforza, que cet ouvrage retrace méticuleusement. Avec, en guise de viatique pour nous guider en ce voyage, l’analyse de ses principaux tableaux, depuis sa célèbre mais énigmatique « Joconde » jusqu’à son élégiaque quoique sensuel « Saint Jean-Baptiste » (qui illustre la couverture de mon livre), en passant par sa céleste « Cène« , sa sublime « Vierge, l’Enfant Jésus et Sainte Anne » ou son mystérieux « Salvator Mundi« .
Le « Salvator Mundi« , tableau le plus cher au monde, précisément ! C’est l’importante mais épineuse question de son authenticité, puisqu’on en a récemment attribué la paternité à Léonard de Vinci, que je souhaiterais développer ici. Car bien des arguments existent, et non des moindres, pour la mettre, raisonnablement, en doute.
Le premier se trouve dans les écrits mêmes de Léonard de Vinci. Je crois avoir lu l’intégralité, dans le texte original donc, de ses codex (15.000 feuillets rédigés d’une écriture spéculaire). J’ai également consulté la totalité de sa correspondance, comme j’ai décortiqué, y compris dans sa première édition (1651), son insigne « Traité de la peinture » (« Trattato della Pittura« ). Conclusion ? Jamais, à aucun moment, Léonard ne parle, ni n’y fait la moindre allusion, d’un quelconque « Salvator Mundi » !
Deuxième argument. Il se trouve dans les trois premières biographies consacrées, quasiment de son vivant, à Léonard de Vinci. La première date de celui que l’on appelle « L’Anonimo Gaddiano » (L’Anonyme Gaddiano). Il était son contemporain et l’a connu personnellement, à Florence. Il le décrit même, de manière précise, physiquement, jusqu’à son élégance vestimentaire. Mais lui non plus n’évoque dans ses écrits, ni de près ni de loin, un quelconque « Salvator Mundi » ! Il en est de même pour le deuxième, chronologiquement, des biographes attestés de Léonard : Paolo Giovio, un de ses élèves les plus assidus, admiratifs et sérieux. Son texte date de 1530, onze ans, à peine, après la mort de Léonard. Enfin, Giorgio Vasari qui, artiste florentin lui aussi, connut également Léonard et que l’on considère comme l’inventeur de l’histoire de l’art avec sa Vie des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (publiée en 1550, trente-et-un ans, seulement, après la mort de Léonard), ne mentionne pas plus, dans sa ponctuelle Vie de Léonard de Vinci, peintre et sculpteur de Florence, cet hypothétique « Salvator Mundi« .
Je pourrais également citer, pour étayer ma thèse, les propos du grand architecte italien et théoricien de l’art Sebastiano Serlio, qui vécut à la même époque que Vasari mais qui travailla également pour François Ier, roi de France auprès duquel Léonard mourut dans le manoir du Clos-Lucé. Idem pour ce qu’en dit, dans une précieuse missive, Antonio de Beatis, secrétaire du cardinal Louis d’Aragon, lequel lui rendit visite, en ce même Clos-Lucé, à son retour des Flandres, où il était allé présenter ses hommages à Charles Quint.
Troisième argument, et de taille : à regarder de près et dans le détail ce « Salvator Mundi« , il n’y a rien, ou très peu, du style pictural de Léonard de Vinci, ni dans son traitement formel, ni dans son contenu philosophique, ni dans ses objets symboliques, ni même, plus profondément encore, dans son esprit.
LE « SALVATOR MUNDI » DU LOUVRE D’ABOU DHABI : UNE SIMPLE MAIS VASTE OPERATION MARKETING ?
Enfin, qu’il me soit permis de citer ici, par honnêteté intellectuelle tout autant que scrupule moral, une autre analyse critique à ce sujet. Elle se trouve dans l’excellent dossier, très fourni et bien documenté, mais intelligemment nuancé aussi, qu’en propose l’allemand Frank Zöllner (l’un des plus grands experts de l’oeuvre de Léonard) dans la préface, au sein de l’édition révisée de 2018, à sa superbe monographie, intitulée Léonard de Vinci. Tout l’oeuvre peint et publiée chez Taschen. Voici, en résumé, ce que, concernant ce problématique « Salvator Mundi« , Zöllner en dit, textuellement, à la page 6 : « Ce tableau, dont quelques variantes de l’atelier de Léonard de Vinci ont été diffusées, est connu depuis le XIXe siècle, mais avait disparu. Il est réapparu sur le marché de l’art en 2005, a été présenté au public en 2011 dans une grande exposition à Londres (Syson/Keith 2011), et son attribution à Léonard de Vinci est controversée depuis. Ce qui ne l’a pas empêché d’atteindre près de 450 millions de dollars (Gouzer/Wetmore 2017) dans une vente aux enchères à New York le 15 novembre 2017. Il se trouve aujourd’hui au Louvre Abou Dhabi. Il s’agit sans aucun doute d’une peinture de grande qualité (…) En revanche, l’opinion exprimée à de multiples reprises depuis l’exposition de Londres en 2011, selon laquelle le tableau serait entièrement de sa main, reste problématique. »
Ainsi, en conclusion, est-il fort probable, mais sans qu’il n’y ait là non plus de certitude absolue, que ce fameux « Salvator Mundi » soit l’oeuvre, comme le soutient à raison et arguments à l’appui l’anglais Matthew Landrus, autre grand spécialiste de Léonard de Vinci, de l’un des élèves de celui-ci : Bernardino Luini, peintre de l’école lombarde (né sur le lac Majeur, dans les environs de Varèse, et mort à Milan) ayant vécu à cheval entre les XVe et XVIe siècles !
Toujours est-il que, face à ces nombreux, persistants et sérieux doutes, et donc au malaise toujours plus insistant qu’ils suscitent légitimement auprès des experts de Léonard de Vinci, ce « Salvator Mundi » ne sera finalement pas exposé au Musée du Louvre lors de la grande exposition prévue, pour commémorer le 500ème anniversaire de sa mort, cet automne à Paris ! Pis : il paraît, aux dernières nouvelles, qu’il aurait soudain, comme par hasard, mystérieusement disparu, sans explication, ainsi que le relate un article du prestigieux New York Times.
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D’où, cette question ! Une manoeuvre dilatoire, destinée, en dernier recours, à éteindre la polémique, sinon le scandale, avant qu’ils ne s’amplifient davantage encore et ne s’embrasent, à la veille de ces historiques commémorations, définitivement ? Un coup d’éclat certes, au départ, mais qui, à l’arrivée, finit par éclater lamentablement, comme beaucoup de bulles financières, gonflées artificiellement ?
D’où encore, pour ma part, cette conclusion, sans forcer le trait, en forme d’interrogation là aussi : que le prix exorbitant de ce « Salvator Mundi« , attribué un peu trop hâtivement au plus grand peintre de tous les temps, ne soit donc au final, de la part du Louvre d’Abou Dhabi, qu’une simple mais vaste opération promotionnelle, un coup de marketing, où art, marché de l’art, spéculation économique et publicité outrancière forment le piètre mais explosif cocktail d’un capitalisme aussi débridé qu’éhonté ?
La question mérite à l’évidence, sans que je prétende y répondre ici, d’être posée. Le débat, en tout cas, est lancé ! Mais un musée tel que le Louvre de Paris ne peut certes cautionner intellectuellement ni artistiquement, au risque d’y perdre crédibilité et prestige, pareille imprudence – c’est un euphémisme – de la part du Louvre d’Abou Dhabi.
DANIEL SALVATORE SCHIFFER
*Philosophe, professeur de philosophie de l’art à l’Ecole Supérieure de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Liège, professeur invité au Collège Belgique (sous le parrainage du Collège de France), auteur de « Divin Vinci – Léonard de Vinci, l’Ange incarné » (Editions Erick Bonnier, Paris, 400 pages, 22 euros).
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