Législatives françaises: comment la résistance à l’extrême droite retrouve de l’élan

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

De nombreux désistements de candidats ont été opérés pour faire barrage au Rassemblement national. Mais les électeurs centristes et de gauche suivront-ils les consignes des directions de parti?

Clôturé le 2 juillet à 18 heures, le dépôt des candidatures pour le deuxième tour des élections législatives en France a confirmé le désistement de nombreux candidats (218, dont 131 à gauche et 82 au sein de la coalition présidentielle Ensemble) pour faire barrage à l’extrême droite. Arrivé en tête du premier tour avec 33,15%, le Rassemblement national est la force politique la mieux placée, sans doute la seule, pour remporter une majorité absolue afin de pouvoir assumer la direction du gouvernement. Son président Jordan Bardella serait alors propulsé dans une aventure inédite, une cohabitation entre un président centriste et un Premier ministre d’extrême droite, aux conséquences incertaines.

L’entre-deux tours des élections a donc été utilisé par les opposants de l’extrême droite pour reconstituer un semblant de front républicain. Celui-ci a été servi principalement par les forces du Nouveau Front populaire, l’alliance de gauche. Cette initiative n’ambitionne peut-être pas d’empêcher le Rassemblement national d’arriver en tête du scrutin, mais à tout le moins de l’empêcher de ravir une majorité absolue. Dans cette hypothèse, la constitution d’un gouvernement serait sensiblement plus compliquée, entre l’hypothèse d’un exécutif minoritaire d’extrême droite ou un improbable partenariat entre des partis allant du centre-droit au centre-gauche. Improbable parce qu’une certitude, au moins, ressort de l’épisode de la dissolution décidée par Emmanuel Macron: l’affaiblissement considérable de la future ex-majorité présidentielle. Politiste, professeur en science politique à l’université Côte d’Azur à Nice et à l’Ecole polytechnique, chercheur associé au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) et auteur du Retour du prince (Flammarion, 2019), Vincent Martigny dresse le portrait de cette France politique ébranlée au bord de la crise de nerfs.

En décidant la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin, Emmanuel Macron a-t-il tué la majorité présidentielle, comme l’a affirmé son ancien Premier ministre Edouard Philippe?

Non seulement Emmanuel Macron a tué la majorité présidentielle, mais il a aussi tué le macronisme comme mouvement politique. C’est un des plus beaux cas d’implosion politique de l’histoire de la Ve République. Jamais un acte n’aura eu comme conséquence aussi directe de mener à la fin d’une tentative politique qui avait débuté il y a sept ans. Il sera très difficile pour le président de la République de reprendre pleinement la main face à ses troupes qu’il a envoyées à la boucherie électorale, pour des élections ingagnables, dans des conditions où elles ont le sentiment d’avoir été sacrifiées pour rien. Les leaders de l’ex-majorité présidentielle qui, avant le deuxième tour des législatives, essaient encore de retenir les coups qu’ils veulent porter au président, ne manqueront pas d’affirmer leur indépendance au lendemain du deuxième tour des élections législatives.

218

désistements ont été enregistrés au dépôt définitif des listes le 2 juillet, pour faire barrage à l’extrême droite.

Se peut-il qu’Emmanuel Macron n’avait pas conscience des conséquences pour son camp de cette dissolution surprise?

Emmanuel Macron a une conception de la politique comme s’il s’agissait d’un jeu de stratégie. En préparant la dissolution, il a calculé un coup, mais il n’a pas mesuré les effets profonds de sa politique. Comme il n’aime pas les partis, comme il n’a pas conscience de la manière dont fonctionne une coalition, et comme il n’a pas l’habitude ni de négocier ni que l’on conteste son autorité depuis sept ans, il n’a pas pris la mesure du fait que jeter ses troupes dans une bataille sans les y préparer allait créer un aussi fort ressentiment à son encontre, non seulement dans l’opinion, mais aussi dans sa propre coalition. Il n’a pas estimé à quel point cela aurait des conséquences délétères sur sa propre image au sein de ses troupes.

La France rurale a massivement voté pour le Rassemblement national au premier tour des législatives, contrairement aux métropoles. © Getty Images

Les Républicains hors jeu républicain

Quand on voit le renoncement du parti Les Républicains et les hésitations de la majorité présidentielle, peut-on dire que le front républicain contre l’extrême droite a vécu?

Je pense tout le contraire. Il faut se rappeler ce qu’a été le front républicain historiquement. En réalité, il n’a jamais vraiment été partagé par la droite. Celle-ci aime le front républicain quand elle en bénéficie: en 2002, quand Jacques Chirac a reçu les voix des électeurs de gauche au deuxième tour de la présidentielle, puis en 2017 et en 2022 lors des présidentielles en faveur d’Emmanuel Macron, ou encore à de nombreuses reprises, notamment en faveur de Xavier Bertrand dans le Nord ou de Christian Estrosi en région Provence-Alpes-Côte d’Azur lors des élections régionales de 2015… En revanche, je suis frappé de voir que le front républicain est plus fort que jamais à gauche. Même Jean-Luc Mélenchon, qui était très critique à l’égard de ce front républicain en 2017 et en 2022, n’a pas rechigné à annoncer le retrait de ses troupes en cas de risque de voir un député RN élu. Même au centre-droit, où il y a une pluralité de positions, je ne constate, chez Ensemble, aucune attitude visant à refuser le front républicain. On établit certes des nuances entre La France insoumise d’un côté et les socialistes, les écologistes et les communistes de l’autre. Mais pour un homme venu de la droite comme Edouard Philippe, qui historiquement a défendu plutôt la stratégie du ni-ni, dire qu’il est prêt à faire désister ses candidats face à des adversaires socialistes, communistes, écologistes, c’est déjà un pas très important. Il faut comprendre dans quel environnement mental se trouvent les leaders quand ils s’expriment. Evidemment, les électeurs et les dirigeants de gauche, parce qu’ils considèrent que leur sacrifice est total, en attendraient plus de leurs homologues de droite. Mais finalement, c’est plutôt le refus du front républicain qui est fissuré. Le parti Les Républicains apparaît en fin de compte bien isolé dans son rejet. Il est le seul à prôner cette attitude. Et il est très fortement critiqué pour cela.

«Le front républicain est plus fort que jamais à gauche.»

Les désistements seront-ils la clé du deuxième tour des législatives?

Evidemment. Il y a plus de 200 circonscriptions dans lesquelles il y a eu des désistements, où il y aura des duels au lieu de triangulaires, sur environ 300. C’est un changement fondamental. Les désistements devraient permettre d’éviter une majorité absolue pour le Rassemblement national et d’amoindrir fortement son nombre d’élus. La deuxième clé du deuxième tour de l’élection est la qualité du report de voix des électeurs centristes vers les candidats du Nouveau Front populaire. En 2022, elle a été très médiocre. Seulement entre 30% et 40% des électeurs d’Ensemble avaient voté pour des candidats de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) il y a deux ans. C’est une inconnue qu’il faudra scruter attentivement.

Le Premier ministre Gabriel Attal et le coordinateur de La France insoumise, Manuel Bompard, livrent une bataille acharnée contre le RN. © Getty Images

Des extrêmes d’un seul côté

Avec le Nouveau Front populaire, la gauche redevient-elle potentiellement une gauche de gouvernement?

Il y a différentes composantes dans ce Nouveau Front populaire. Il a montré sa capacité à mener campagne en commun, malgré de grandes difficultés, et notamment celles liées à la stratégie extrêmement individualiste de Jean-Luc Mélenchon et de LFI. Pourtant, le Nouveau Front populaire a résisté à ces tentatives intérieures de le déstabiliser et aux tentations extérieures de saisir la main tendue par les centristes ou de satisfaire la partie de l’opinion qui déteste La France insoumise et qui l’appelait à se débarrasser d’elle. A ce titre, ce n’est déjà pas mal. Reste à savoir comment ces différends qui subsistent entre ces diverses formations de gauche seront traités après le second tour. Je prédis qu’il y aura un certain nombre de turbulences entre elles une fois celui-ci passé. Et pour cause: Jean-Luc Mélenchon se présentant seul entouré de Manuel Bompard et de Rima Hassan avec son keffieh palestinien, le soir du premier tour, était un geste de provocation incroyable, donc j’imagine qu’il n’a pas fait plaisir à beaucoup de ses alliés. Et ce, même si le message lui-même était cohérent avec celui des autres composantes du Nouveau Front populaire.

«Dans le fond du discours et des propositions programmatiques de La France insoumise, il n’y a pas de mesures inconstitutionnelles.»

Dans la caractérisation des extrémismes, mettriez-vous sur un pied d’égalité le Rassemblement national et La France insoumise?

Force est de constater que le Conseil d’Etat et le ministère de l’Intérieur ne les mettent pas sur le même pied. Le Rassemblement national a saisi le Conseil d’Etat en 2023 pour invalider la classification d’extrême droite que faisait le ministère de l’Intérieur de cette force politique et pour demander de classer La France insoumise et le Parti communiste à l’extrême gauche. Dans les deux cas, le RN a été débouté par le Conseil d’Etat qui a considéré que La France insoumise et le Parti communiste n’étaient pas des partis hostiles aux institutions ou qui pensaient subvertir la Ve République mais qui s’inscrivaient dans le jeu normal, traditionnel, des partis de gauche. Alors que le Rassemblement national, au contraire, était considéré par le Conseil d’Etat comme une formation d’extrême droite parce que certaines des dispositions qu’il portait en son cœur étaient anticonstitutionnelles. A ce titre, il méritait l’appellation d’extrême, c’est-à-dire hostile au système telle qu’il fonctionne actuellement. En vertu de cela, je ne mettrais pas du tout un signe «égal» entre ces deux formations politiques. On peut avoir des opinions diverses sur La France insoumise, et penser que certaines façons de faire de la politique par ses membres sont tout à fait contestables. Mais dans le fond de son discours et de ses propositions programmatiques, à ma connaissance, il n’y a pas de mesures inconstitutionnelles, ce qui n’est pas le cas de l’extrême droite. Celle-ci, dans sa façon de faire de la politique, dans les invectives qu’elle formule volontiers, dans le profil de ses candidats, dans la nature de ses propositions, est beaucoup plus attentatoire aux principes de la République que La France insoumise.

La gauche a mobilisé ses militants, notamment place de la République à Paris, pour sensibiliser à la lutte contre l’extrême droite. © Getty Images

Quel gouvernement?

Avec 10,6 millions de voix le 30 juin, le Rassemblement national a plus que doublé son électorat entre les premiers tours des élections législatives de juin 2022 et de juin 2024. Comment peut-on l’expliquer?

Cet élément est factuellement vrai. Mais les circonstances des élections législatives actuelles, le taux de participation et le fait qu’elles soient perçues par les électeurs comme une sorte de présidentielle, font qu’on devrait beaucoup plus les comparer avec l’étiage maximal du Rassemblement national, c’est-à-dire le deuxième tour de l’élection présidentielle de 2022. Marine Le Pen avait recueilli à cette occasion treize millions de voix. On voit que l’on est trois millions de voix en dessous. Je ne veux pas minimiser cette très forte vague du vote en faveur du RN, mais simplement elle n’est pas totalement nouvelle. Elle est dans la continuité de la consolidation du soutien au Rassemblement national depuis plusieurs années. Je le dis d’autant plus qu’historiquement, une grande partie des électeurs RN ne votaient pas par adhésion à son programme mais contre les autres formations politiques, contre le «système». Or, on assiste de plus en plus à une adhésion aux thèses et aux personnalités du Rassemblement national qui deviennent majoritaires à l’intérieur de ce camp-là. C’est de moins en moins un camp qui se base sur la colère et le rejet, et de plus en plus une famille politique qui suscite l’adhésion et la confiance dans la plateforme du RN. C’est un fait significatif plus marquant, me semble-t-il, que la seule augmentation du nombre de voix.

«Il n’est pas exclu que le Rassemblement national forme un gouvernement même sans majorité absolue.

Si le RN n’a pas de majorité absolue le 7 juillet au soir, la France pourrait-elle s’avérer ingouvernable ou très difficilement gouvernable?

Tout dépendra de l’étiage dans lequel se trouvera le RN. S’il n’a pas la majorité mais qu’il a quand même 260 députés, il y a une chance qu’il soit tenté d’y aller, malgré le fait que Jordan Bardella dise qu’il veut une majorité absolue. La pression des dix millions d’électeurs qui auront voté pour cette famille politique sera importante sur le mode «après tout, vous êtes le principal groupe à l’Assemblée, allez-y! Faites quelque chose pour les Français. Comment pouvez-vous refuser l’obstacle?». Je n’exclus pas que s’il n’y a pas de majorité absolue, il puisse quand même y avoir un gouvernement Rassemblement national au lendemain de l’élection. Deuxième hypothèse, si le RN est en dessous de 250 députes, il lui sera difficile d’accepter de former un gouvernement parce que sa légitimité et le nombre de députés seraient insuffisants pour mener une politique efficace. Dans ce cas-là, on rentre dans une autre phase postélectorale avec deux possibilités. La première est qu’il y ait une forme de coalition, un «gouvernement d’unité républicaine» qui se forme entre les sociaux-démocrates, une petite partie des Républicains et la coalition présidentielle. Elle serait forcément temporaire. Vu la polarisation des forces politiques, y compris dans ce champ-là, je vois mal comment elle pourrait se faire. Mais pourquoi pas si les circonstances l’imposent? «Un gouvernement d’unité républicaine» ou «un gouvernement provisoire de la République française» comme le disait Xavier Bertrand pourrait être de nature à recueillir un assentiment de court terme. La deuxième possibilité est celle d’un gouvernement technique. Mais là aussi, j’ai du mal à voir comment il pourrait fonctionner. Quoi qu’il en soit, on rentrera le dimanche 7 juillet au soir dans une terra incognita de la vie politique française.

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