Le Vif
« Légiférer contre les fake news serait inutile et dangereux »
Il est impossible de définir ce qu’est une « fausse nouvelle ». Ceux qui en diffusent s’exposent déjà à des sanctions. Une loi menacerait la liberté d’expression, argumente l’avocate Mireille Buydens, professeure à l’ULB.
La question a agité la France cet été. Le gouvernement proposait une loi » relative à la lutte contre les fausses informations « . L’exposé des motifs montrait d’emblée à quel point la proposition réagissait aux événements puisqu’il débutait par l’affirmation selon laquelle » l’actualité électorale récente a démontré l’existence de campagnes massives de diffusion de fausses informations destinées à modifier le cours normal du processus électoral par l’intermédiaire des services de communication en ligne « . Cela se référait bien entendu aux rumeurs faisant état d’une intervention russe sur les réseaux sociaux pour influencer le cours des élections américaines. Or, il n’est jamais bon de légiférer à chaud, en réaction à l’émoi ou dans l’urgence. Montesquieu disait à juste titre » qu’il ne faut toucher aux lois qu’avec des mains tremblantes « …
Le juge n’est pas armé pour dire le vrai.
La loi proposée par le gouvernement d’Edouard Philippe entendait imposer plus de » transparence » aux services de communication en ligne sommés de révéler leurs sources de financement, et permettre ensuite d’interdire la diffusion de » faits constituant de fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir (qui) sont diffusés artificiellement et de manière massive par le biais d’un service de communication au public en ligne « . Cette proposition provoqua une levée de boucliers à droite comme à gauche, et fut rejetée par le Sénat comme étant inefficace et dangereuse pour la liberté d’expression. La proposition, renvoyée à l’Assemblée nationale, (légèrement) amendée et rebaptisée » loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information « , a été à nouveau transmise au Sénat le 10 octobre. Elle vise aujourd’hui à empêcher, non pas les » fausses informations « , mais les » allégations ou imputations inexactes ou trompeuses « . La différence est pour le moins subtile, mais Emmanuel Macron n’aime pas qu’on lui dise non.
Triple problème
Les débats autour de la proposition française ont mis en exergue les trois problèmes inhérents à ce type de loi. Tout d’abord, il est impossible de définir ce qu’est une » fausse nouvelle » (ou une allégation » inexacte « ), car cela reviendrait à vouloir définir ce qu’est la » vérité » (pour dire si l’information est fausse ou inexacte, il faut en effet savoir ce qui est exact). Le juge n’est pas armé pour dire le vrai. Une information peut ne se révéler fausse que des années plus tard (que l’on pense aux vrais-faux charniers de Timisoara…).
Une loi sur les fausses nouvelles menacerait en outre la liberté d’expression. Elle conférerait en effet au pouvoir judiciaire la faculté d’interdire une diffusion d’informations au motif que celles-ci ne seraient pas » vraies « . Mais toute critique un peu soutenue, toute caricature ou tout discours polémique ne peuvent-ils pas, par essence, être qualifiés de » faux » ? Caricaturer, c’est par définition exagérer, déformer, et donc s’écarter d’une restitution fidèle du réel. La critique, qui s’attache à tel aspect d’une situation pour en délaisser une autre, qui ne dit pas tout ou ne dit pas tout de façon objective, est, elle aussi et de ce fait même, potentiellement grosse de » fausses informations « . Toute exagération, toute accusation, tout discours incomplet ou virulent pourrait ainsi être potentiellement incriminé en raison des traits qu’il force ou des aspects qu’il tait. On aperçoit tout de suite que vouloir expurger le » faux » est non seulement délicat, mais ouvre aussi un boulevard à une répression des idées divergentes.
Toute critique un peu soutenue, toute caricature ou tout discours polémique ne peuvent-ils pas, par essence, être qualifiés de « faux » ?
Or, la Cour européenne des droits de l’homme répète à l’envi depuis 1976 que la liberté d’expression vaut aussi pour les propos qui » heurtent, choquent ou inquiètent « . La critique, la polémique, l’ironie, fussent-elles virulentes, sont inhérentes au débat démocratique. Elles ne vont pas sans une distorsion des faits et des discours. Exiger que l’on ne dit rien de » faux » reviendrait à aseptiser les débats. Certes, la Cour européenne des droits de l’homme opère une distinction entre les jugements de valeur (qui n’ont évidemment pas à être prouvés) et les déclarations de faits, mais elle souligne dans le même temps qu’il est souvent délicat de distinguer les deux. Dans un arrêt récent, la Cour confirme d’ailleurs que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme laisse peu de place aux restrictions dans le domaine politique ou sur les questions d’intérêt public. Ce n’est donc que dans des cas exceptionnels que la liberté d’expression pourra être limitée. L’entraver pour épurer le débat politique des » fausses informations » risque bien de ne pas répondre à ce critère.
Enfin, une loi sur les » fausses informations » est surtout inutile. Une personne qui diffuserait de l’information dans l’intention de nuire ou sans avoir pris toutes les mesures raisonnablement à sa disposition pour en vérifier la véracité peut, en effet, engager sa responsabilité civile. Si le diffuseur a agi légèrement, la » victime » de la » fausse nouvelle » pourra obtenir réparation du préjudice subi. S’il est vrai que la censure est en principe interdite en Belgique et que la sanction n’interviendra donc qu’a posteriori, elle n’en est pas inefficace pour autant. Nul n’est besoin d’emprunter le sentier glissant d’une législation sur les fake news.
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