Le Texas, nouvel eldorado des Américains (reportage)
Le Texas, deuxième Etat le plus peuplé des Etats-Unis séduit par sa qualité de vie et des prix de l’immobilier encore attractifs. Sa capitale, Austin, a vu sa population doubler en dix ans. Une évolution sociologique qui profite aux démocrates, aux dépens des républicains.
Aux Etats-Unis, la mobilité est un art de vivre. Terre d’immigration plus que tout autre au monde, l’Amérique s’est construite sur des vagues de peuplement majoritairement européennes qui, toutes ou presque, ont pris la direction de l’ouest pour trouver des territoires où s’établir et prospérer. Au début du XXe siècle, la Californie fut le dernier Etat à cristalliser les espoirs de toute une génération de migrants attirés par la ruée vers l’or ou par l’acquisition de terres qui allaient compter parmi les plus fertiles du pays. Un siècle plus tard, elle est vingt fois plus peuplée et est devenue l’Etat le plus prospère du pays. Elle constitue désormais la sixième économie mondiale.
Elon Musk et Tesla viennent de poser leurs valises à Austin, un signe qui ne trompe pas.
Les Etats-Unis continuent aujourd’hui de s’illustrer par une mobilité sans commune mesure avec les autres nations développées. Elle est portée en grande partie par la quête d’opportunités professionnelles qui poussent l’Américain à changer fréquemment de lieu de résidence. Il adopte, en moyenne, un nouveau travail tous les six ans. Et un déménagement depuis le nord de l’Indiana vers le sud de la Louisiane, l’équivalent de la distance entre Bruxelles et l’Italie méridionale, est rarement un problème majeur. La langue et l’essentiel des références socioculturelles restent identiques.
L’économie avant tout
Désormais, ce sont d’autres indicateurs – l’économie, la sécurité, les risques environnementaux… – qui poussent les Américains à changer de lieu de résidence. Sans compter une tendance croissante, le déménagement pour trouver un cadre de vie plus en adéquation avec ses convictions politiques. Ainsi se creuse davantage encore le fossé qui sépare les deux camps idéologiques, celui des républicains et celui des démocrates. Sur les 3 143 comtés du pays, ceux qui ont voté à plus de 80% pour un candidat démocrate ou républicain au cours des élections présidentielles sont passés de 6% en 2004 à 22% en 2020.
Les facteurs économiques, coût de la vie et, surtout, hausse du prix de l’immobilier, constituent cependant aujourd’hui les premiers motifs de transhumance. Dans les métropoles les plus chères du pays, comme New York ou Los Angeles, une maison ou un appartement pour quatre personnes se négocie rarement sous le million de dollars, même dans des quartiers peu attrayants. La taxe d’Etat sur le revenu (la «state tax») est aussi un paramètre analysé par bon nombre d’Américains désireux de mettre de l’argent de côté, pour fixer leur choix de résidence. En Californie, elle s’élève à 7,25%, le plus haut niveau du pays. En revanche, onze Etats n’en réclament pas, du Tennessee à la Floride en passant par… le Texas.
À gauche comme à droite
C’est dans cet Etat, qui a gagné son indépendance en 1836, après un long conflit contre le Mexique, pour ne rejoindre le giron américain que dix ans plus tard, que se pressent aujourd’hui des millions d’Américains, républicains comme démocrates, en quête de changement. Le Texas demeure foncièrement conservateur. Il n’a élu aucun gouverneur démocrate depuis le milieu des années 1990. Il campe également sur des positions radicales en matière d’avortement: il fait partie des Etats qui ont saisi l’arrêt de la Cour suprême, le 24 juin, mettant fin à son autorisation fédérale pour interdire le droit à l’IVG.
Néanmoins, des îlots «progressistes» y apparaissent, principalement dans les grandes villes telles Houston, San Antonio, Austin et, dans une moindre mesure, Dallas. On assiste en réalité à un double phénomène: une migration de nombreux Texans conservateurs vers les campagnes et les petites villes de périphérie et une autre de milliers de nouveaux résidents qui ont décidé de s’établir dans une grande ville texane pour y revendiquer leur identité démocrate.
Fini le dortoir à étudiants
C’est à Austin, capitale historique de l’Etat du Texas, que la nouvelle vague d’immigration intra-américaine est la plus visible. Petite ville presque exclusivement consacrée à l’administration et à l’université, elle comptait environ cinquante mille habitants dans les années 1950. Depuis le début du XXIe siècle, elle s’est muée en une mégapole de dimension internationale et présente le taux d’accroissement de population le plus important du pays: 150 nouveaux résidents s’y installent chaque jour!
Jeremy Hendricks et sa femme, Lyn, actifs dans le monde syndical et tous deux originaires de l’Oklahoma voisin, ont émigré à Austin voici une dizaine d’années. «Les raisons pour lesquelles tout le monde veut s’installer au Texas sont simples: des taxes parmi les plus basses du pays, un climat clément et un environnement d’affaires parmi les plus compétitifs des Etats-Unis, énumère Jeremy. Les temps ont bien changé depuis l’époque où la ville n’était qu’un dortoir pour étudiants ou travailleurs du gouvernement local. Elon Musk et Tesla viennent d’ailleurs de poser leurs valises en ville, un signe qui ne trompe pas.»
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Normalisation de la ville
Les faits donnent raison au couple. Austin constitue aujourd’hui «la nouvelle plateforme technologique des USA, bien en adéquation avec le Texas lui-même, leader américain en matière d’énergies éolienne et solaire», note Lyn. Un rapide coup d’œil aux quartiers centraux comme périphériques confirme que la ville est en profonde mutation. Les tours d’immeubles à appartements poussent à un rythme effréné, imposant souvent aux particuliers et aux commerces les plus anciennement installés, incapables de s’adapter à la hausse des prix, d’aller s’établir plus loin. Pour Juan Isart, immigré originaire du San Salvador établi de longue date à Austin, «l’environnement a bien changé depuis une vingtaine d’années, au point que les résidents d’autrefois, dont je fais partie, regrettent souvent l’évolution démographique de la ville. Un véritable esprit bohème y régnait alors, notamment avec une myriade de petits commerces indépendants installés dans le centre. Aujourd’hui, Austin est devenue plus “normée”, à l’image des standards commerciaux propres aux grandes villes américaines.»
Le Texas inclut le comté le plus varié des Etats-Unis en matière raciale et a construit, quelques dizaines de kilomètres plus au sud, un mur à la frontière avec le Mexique.
Ce conflit entre l’authenticité d’autrefois et l’exacerbation d’un capitalisme mondialisé est visible dans le centre-ville. Y rivalisent les grandes enseignes vantant souvent une inclusivité raciale ou de genre cosmétique et les derniers petits commerces et coffee shops indépendants, qui brillent régulièrement par leur originalité.
Diversité politique
«Le Texas est assez unique en son genre, développe Jeremy Hendricks. Il se caractérise par une grande diversité des points de vue politiques. Ainsi, il est capable de faire élire une personne latina homosexuelle en qualité de shérif de la ville de Dallas (NDLR: Guadalupe Valdez, de 2005 à 2017) et d’adopter récemment des lois parmi les plus discriminatoires des Etats-Unis à l’égard des personnes transgenres. Le Texas inclut le comté le plus varié des Etats-Unis en matière raciale (NDLR: Harris County, qui abrite notamment la ville de Houston) et a construit, quelques dizaines de kilomètres plus au sud, à la frontière avec le Mexique, un mur que beaucoup considèrent comme une grave entorse à l’idée américaine d’accueil des plus défavorisés. Il n’y a presque que le port d’arme, cliché texan s’il en est, pour rassembler les républicains et les démocrates. Chez eux, je connais des dizaines de responsables politiques démocrates qui possèdent des fusils d’assaut.»
L’appartenance politique reste une question fondamentale aux Etats-Unis, au Texas plus que partout ailleurs. Il y a vingtaine d’années, les candidats démocrates à l’élection présidentielle avaient fait une croix sur l’Etat, le considérant comme acquis aux républicains et y jugeant tout déplacement inutile. Le changement de sa démographie suggère que l’équilibre des forces pourrait y advenir bien plus tôt qu’envisagé. Si l’élection au poste de gouverneur, en novembre de cette année, devrait confirmer le républicain Greg Abbott pour un troisième mandat, une possibilité de bascule en faveur des démocrates n’est pas exclue à l’occasion du prochain scrutin présidentiel de 2024.
Les oubliés de la modernité
Pour Zohaib Qadri, jeune homme arrivé de New York au début des années 1990, à l’âge de 12 ans, le parcours politique commence localement. Membre du Parti démocrate, il est en lice pour un siège d’élu local à Austin lors de l’élection de novembre. Il juge que le développement fulgurant de la ville a laissé sur le bas-côté une importante partie de la population qui ne peut suivre le rythme infernal de la hausse des loyers provoquée par l’arrivée massive de ménages et de jeunes «éduqués» au pouvoir d’achat supérieur.
«Je suis moi-même fils d’immigrants et je considère que mes racines sont désormais à Austin, car j’y ai étudié et y suis établi depuis longtemps. Malheureusement, la ville ne sert pas ses administrés les plus précarisés comme elle devrait le faire, regrette Zohaib Qadri. C’est le cas des étudiants qui, de plus en plus, doivent s’éloigner de leur campus en raison de loyers prohibitifs, ou des travailleurs pauvres, dont beaucoup sont actifs dans le secteur des soins de santé et ont joué un rôle important dans la résilience de la ville durant la pandémie.»
Les épreuves subies au cours des deux dernières années ont touché Zohaib Qadri. Il pointe particulièrement les inégalités d’accès au transport, à l’alimentation et aux soins de santé aux dépens des populations les plus pauvres dans un pays où la loi du plus fort est nettement moins tempérée par des mesures égalitaristes que dans d’autres démocraties occidentales. «Le Parti démocrate, davantage que le Parti républicain, défend des valeurs d’empathie à l’égard des plus faibles. Or, nos sociétés doivent avant tout être jugées sur la manière dont elles traitent les plus vulnérables. C’est sur cette base que je voudrais agir en tant que responsable politique», professe-t-il.
Un pays qui fonctionne
Juan Isart, lui aussi d’origine étrangère, fustige également le développement trop soutenu de la ville. Mais il se voit plutôt comme un centriste: «Certes, j’aime que les démocrates se soucient de justice sociale, localement comme nationalement. Le problème est que cette quête va souvent trop loin. On ne peut pas tout donner gratuitement aux gens. Il faut qu’ils travaillent. Il arrive que la gauche oublie cette considération dans une volonté “d’acheter” le vote des gens. La droite de l’échiquier politique américain se soucie davantage de responsabiliser les gens. Mais il est vrai que, sans justice sociale, on tend vers l’exploitation. Se pourrait-il que la vérité se trouve à l’intersection de ces deux logiques?»
Avant de prendre congé, il tient à rappeler «la chance» que les habitants d’Austin ont de vivre dans un pays qui «au moins fonctionne». Au Salvador, il n’y a «pas de place pour ces questions de riche. Si tu perds de vue tes priorités immédiates, tu es mort.»
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