Le sport électronique : du pain, des jeux, des clics
Menacée par une bulle spéculative, l’ascension du sport électronique n’en demeure pas moins spectaculaire. Dissection d’un microcosme fascinant, autour d’un jeu de cartes virtuelles dont les cracks venus du monde s’affrontaient en tournoi à Shanghai.
Le ciel plombé et la moiteur estivale de Shanghai – 45 degrés ressentis – ne paralysent pas la vivacité de deux joueurs de xiangqi. Encerclée de curieux commentant ce duel entre jeu d’échecs et go, la scène de rue n’est pas exclusive à Nanshi, quartier populaire condamné par l’insatiable modernité de la capitale économique de la Chine. De ses allées obscures à ses parcs, la mégapole aux 24 millions d’âmes est coutumière de ces attroupements de passionnés scrutant les stratégies de duellistes tapant le pion ou la carte sur le trottoir. Pour le spectacle, bien sûr. Mais aussi pour apprendre.
Mais ces jeux d’affrontements réflexifs ne sont pas l’apanage des joueurs de plateaux et des pousseurs de bois. La Toile et le gaming en ligne offrent aux passionnés de stratégie une plate-forme et une variété de jeux infinies. Un terrain virtuel arpenté par des millions de compétiteurs, qui s’affrontent, mais aiment aussi se regarder jouer. Et les meilleurs d’entre eux attirent les foules, telles des stars de football.
Dans la plus peuplée des villes chinoises, la dernière édition de l’HearthstoneChampionship Tour(HCT) organisée par Blizzard Entertainment allait encore en faire la démonstration. Oubliés la table en formica fatiguée et le tabouret bancal, le jeu de cartes en ligne, qui revendique 70 millions de pratiquants, occupait une bonne partie des 7 200 mètres carrés du Shanghai Expo Center, du 7 au 9 juillet. Le tout pour y accueillir 1 500 fervents supporters venus applaudir 16 cyberathlètes. D’autres compétitions de jeu vidéo, comme League of Legends, célèbre jeu de combat en équipe, dépassent souvent les 10 000 entrées. Mais le championnat qualificatif trimestriel de l’HCT reste impressionnant.
L’événement tarifé à 120 dollars la place s’offrait ainsi une scénographie de taverne médiévale-fantastique. Au centre de cette pièce théâtrale en triptyque, la table de jeu d’Hearthstone. Objectif : éliminer les cartes – des monstres – de l’adversaire qui protègent son héros. Mille et une subtilités tendent les ressorts de cette mécanique ludique. Y compris la préparation stratégique d’un deck, soit unesélection de cartes aux pouvoirs divers dans laquelle on pioche à tour de rôle.
Sous les cartes, la plage ?
Poussant au bluff – comme au poker – HearthStone ne requiert ni réflexes particuliers ni esprit d’équipe comme dans d’autres disciplines majeures à l’instar de Counter-Strike : Global Offensive, jeu de tir à la première personne où les maladroits de la souris ont peu de chance d’émerger. Le jeu de cartes reste loin de League of Legends, roi du genre, mais il se dresse parmi les cinq sports électroniques les plus pratiqués au monde. Le tout dans un secteur qui pesait 500 millions de dollars en 2016, selon Goldman Sachs. Sponsoring, transfert de joueurs, course à l’audimat, gaming house pour des séjours d’entraînement intensif, triche, exclusions… la planète e-sport baigne depuis cinq ans dans une atmosphère proche de la compétition sportive traditionnelle.
Précurseur de la professionnalisation du secteur avec le jeu de stratégie en temps réel StarCraft II, l’éditeur Blizzard a d’ailleurs confié le développement du circuit compétitif de HearthStone à Matt Wyble, ex-athlète olympique américain de pentathlon. » Les qualités mentales dont font preuve les gamers pros renvoient directement à celles d’athlètes de haut niveau que j’ai connus lorsque j’évoluais en compétition, souligne-t-il. Un de nos joueurs, Amnesiac (NDLR : son pseudo en ligne), n’a que 17 ans. Mais tout disparaît autour de lui lorsqu’il s’apprête à disputer un match. Ce n’est pas donné à tout le monde, surtout face à un public d’un millier de personnes. »
Campant aux deux extrémités de la scène de l’HCT de Shanghai, des duos de présentateurs ajoutent une couche de pression, en chinois et en anglais. » J’envie les présentateurs de foot « , souritSimon Welsh, présentateur et analyste britannique du jeu de cartes en ligne. » Dans l’e-sport, nous commentons 90 minutes, pour ensuite prendre un temps identique de repos et redémarrer. Il y a souvent deux à trois cycles par jour. Mais il m’est déjà arrivé de faire des journées de 16 heures. »
Sans background particulier, mais doué d’un phrasé très pro, Simon Welsh, dit » Sottle « , a débuté seul il y a quelques années. Aujourd’hui, une dizaine d’animateurs à plein temps tournent en Grande-Bretagne. Et la tendance ne devrait pas s’essouffler : après Fox Sports et ESPN aux Etats-Unis, les chaînes généralistes françaises comme TF1, M6 et Canal+ trempent dans des projets de diffusion d’e-sport.
HearthStone, théâtre postmoderne
Acteurs clés du spectacle, les présentateurs d’HearthStone n’ont pas été mis à l’avant-scène par hasard. Blizzard répète qu’il veut » créer une histoire autour des joueurs pros d’HearthStone pour étendre l’univers du jeu à la réalité « .Sur le site de l’éditeur, une courte vidéo aux airs de biopic léché brandit ainsi un témoignage de la mère d’Anthony » Ant » Trevino, participant au championnat chinois ; elle y évoque la réaction de son fils face au décès de son père…
L’exercice du storytelling ressemble un peu à un numéro d’équilibriste pour Blizzard. Ses joueurs, par nature solitaires, ne communiquent pas autant que ceux d’autres disciplines. L’éditeur ne les oblige pas à accorder des interviews, l’exercice de la conférence de presse leur est souvent difficile, et d’aucuns confirment qu’il faut souvent les materner en déplacement…
Pionnier du jeu en ligne grand public avec World of Warcraft, Blizzard Entertainment aurait amassé 394,6 millions de dollars de revenus (selon SuperData) grâce à HearthStone l’an passé. Le titre, en accès gratuit sur le Net, qui sort régulièrement des extensions sous la forme de paquets (payants) de nouvelles cartes, bénéficie d’une visibilité énorme grâce au sport électronique. » Nous n’organisons pas des championnats pour doper nos ventes de paquets d’extension. C’est du bonus « , précise Che Chou, responsable de la franchise. Impossible de connaître le coût total de l’opération à Shanghai. » Pas bon marché. Mais je peux vous dire que ça vaut le retour sur investissement. »
Machine à cash et à rêves, l’HearthstoneChampionship Tour offrait 250 000 dollars de prix à ses joueurs en lice. Hoej, Danois de 24 ans, s’est hissé à la première place du tournoi et a raflé 60 000 dollars ainsi qu’un ticket en finale aux côtés de ses trois rivaux les mieux placés au classement. Prochaine étape, la finale mondiale où, l’an dernier, le Russe Pavel avait remporté 250 000 dollars. On est loin d’un Roland Garros (2,1 millions d’euros pour le vainqueur) mais, sur ces quatre dernières années, les gains totaux amassés par le top 30 des joueurs mondiaux de sport électronique courent de 1 à 3 millions de dollars par sportif.
» Des joueurs de Counter-Strike : Global Offensive de bon niveau peuvent toucher un salaire fixe de 20 000 euros par mois lorsqu’ils sont engagés dans des équipes. Un marché de transfert est d’ailleurs en train de se monter, précise Gregory Carette, consultant e-sport pour la RTBF – Tarmac. Mais je pense qu’il est surévalué. L’ex-star du basket américain Shaquille O’Neal vient de créer une équipe de gamers : ce genre d’investissement est risqué, car on parle de plus en plus dans le milieu d’une bulle spéculative prête à exploser. »
Un secteur surévalué ?
L’univers en expansion du sport électronique devrait peser 3,5 milliards de dollars en 2021, selon une estimation du cabinet Juniper Research. Principales plates-formes de streaming, Twitch et Youtube (bientôt Facebook) se partagent le gâteau des chaînes les plus regardées. Mais plusieurs observateurs estiment que les investissements record dont fait l’objet le sport électronique reposent sur des chiffres d’audimat et des comparaisons exagérées. L’an dernier, à côté de L’Equipe, Le Monde soulignait ainsi que le cabinet d’analystes Newzoo comparait l’incomparable lorsqu’il prétendait, en 2015, que les Championnats du monde de League of Legends avaient drainé près de deux fois plus de spectateurs (27 contre 15 millions) que la finale de la NBA. Problème ? Les chiffres renvoyaient vers des audiences cumulées de plusieurs match, forcément plus élevées que ceux d’une seule rencontre de basket.
» L’audimat des matchs focalise l’attention du secteur. On s’y intéresse sans être obnubilé par les chiffres d’audience, affirme Che Chou, responsable de la franchise Hearthstone chez Blizzard. Avoir des mesures d’audience fiables serait très bon pour l’industrie, mais cette discussion n’est pas très fréquente dans le secteur. Cela dit, j’aimerais voir arriver l’industrie e-sport à maturité, avec un bon écosystème, où tout le monde peut faire de l’argent. »
En attendant une mesure d’audimat fiable, les investissements pleuvent. Le géant chinois de l’Internet Tencent, propriétaire de Riot Games, le studio de League of Legends (le jeu roi) vient ainsi d’annoncer qu’il lâchera 14,6 milliards de dollars ces cinq prochaines années pour développer le sport électronique en Chine. Le mois dernier, Alibaba injectait 5,5 millions de dollars pour créer plusieurs tournois en République populaire tandis que Disney signait un contrat de 30 millions de dollars pour notamment diffuser des courses du jeu Mario Kart sur sa chaîne Disney XD. Les clubs de foot européens ne sont pas en reste : Besiktas, Schalke 04 et le PSG se mettent à acheter des équipes d’e-sport, même si elles ne jouent pas à Fifa (le jeu vidéo de football).
» Deux grandes forces s’opposent actuellement dans le sport virtuel. Les grandes écuries de joueurs professionnels, que l’on peut comparer à des clubs de foot, veulent se rassembler pour créer une fédération, sorte de comité olympique à l’échelle du sport électronique. Les éditeurs s’y opposent car ils veulent garder un contrôle maximum sur leurs jeux et les revenus « sportifs » qu’ils engendrent « , conclut Gregory Carette. » Dans tous les cas, on en vient à une forme d’esclavagisme moderne, car pour avoir une chance de participer à des événements d’envergure internationale, les amateurs doivent participer et investir de l’argent dans un maximum de compétitions de seconde zone. De Fifa à HearthStone, créer une équipe ou un deck performant en tournoi demande beaucoup d’argent. « Une manne financière inouïe que les éditeurs promouvant l’e-sport ne lâcheront pas de si tôt.
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