Le sexe dans la bible: « Chacun espère un orgasme cosmique »
Dans la Bible, on trouve un surprenant florilège de nos fantasmes. Patrick Banon, spécialiste en science des religions et systèmes de pensée, remet en scène ces récits et les replace dans leur contexte historique, social et religieux. Entretien.
Le Vif/L’Express : Quel regard porte la Bible sur la sexualité ?
Patrick Banon : Selon les textes bibliques du judaïsme, l’union charnelle entre un homme et une femme reflète, sur terre, l’union entre Yahvé et son peuple. Un rapport mouvementé, où se succèdent désir amoureux, plaisir charnel, infidélité, répudiation et réconciliation. Prenez le Cantique des cantiques. Il illustre, en termes poétiques et crus, l’érotisme de la foi. L’érection de l’amant enivré par le parfum de sa bien-aimée y est décrite avec volupté. L’acte sexuel, dans la pensée biblique, projette les amants hors d’eux, dans un autre temps, un autre lieu, vers un au-delà qui les dépasse. La nudité immortalise. Baiser la bouche de baisers revitalise. L’union charnelle n’est plus l’assouvissement d’une pulsion, mais un don mutuel pour atteindre une émotion partagée.
Une rupture nette avec le polythéisme ?
Le polythéisme avait une vision magique de la sexualité. Selon un rite agraire de fertilité des champs, le corps féminin labouré par un paysan totémique était fécondé par une pluie salvatrice venue du ciel. Le monothéisme déplace la sexualité de la magie au sacré. Chacun espère désormais un orgasme cosmique, pour se réassembler, revenir aux temps bénis du jardin d’Eden, où la mort n’existait pas. « Il s’attachera à sa femme, et ils seront une chair », annonce la Genèse. Séparés à la naissance du monde, le féminin et le masculin cherchent à se retrouver pour ne refaire qu’un. La diffusion du Pentateuque dans l’Empire romain, à travers la diaspora juive, a complètement bouleversé les modèles millénaires de rapports entre les sexes.
Comment évoluent ces rapports quand triomphe le christianisme ?
L’Empire romain n’était pas le théâtre d’une anarchie sexuelle, d’une orgie perpétuelle. Il y existe des règles, selon la catégorie sociale à laquelle on appartient. La vie commune hors mariage est réservée aux gens « sans importance ». Un mari qui ne poursuit pas en justice son épouse adultère peut être accusé de proxénétisme ! Mais, au IVe siècle, l’ordre conjugal voulu par Auguste a vécu. Les Pères de l’Eglise pulvérisent les fondements de l’organisation sociale du paganisme romain en s’attaquant à ses pratiques sexuelles. Le christianisme impose alors les mêmes moeurs à toutes les classes sociales. Avec, en prime, la terrible menace de l’enfer. Le sort après la vie dépend désormais du comportement sexuel. Les femmes, auxquelles la rumeur attribue un appétit sexuel insatiable, seront les premières victimes de la diabolisation de la sexualité.
Pourquoi cette diabolisation ?
Pour les Pères de l’Eglise, l’activité sexuelle est la répétition perpétuelle du péché originel. Une malédiction dont il faut se libérer pour pouvoir accéder au royaume de Dieu. Chasteté et virginité sont les deux mamelles qui vont nourrir l’espoir d’immortalité des chrétiens. « Il est bon pour l’homme de s’abstenir de la femme », estime saint Paul. Fornicateurs, adultères, sodomites, séducteurs et séductrices sont désormais interdits d’accès au royaume céleste. « Rien n’est plus immonde que d’aimer sa femme comme une maîtresse », assure saint Jérôme au IVe siècle. En fait, tout accouplement est contre-nature et porteur de souillures. Pas surprenant, dès lors, que saint Augustin encourage les époux à renoncer aux relations sexuelles.
Avant que la notion de « péché originel » vienne justifier les relations inégales entre hommes et femmes, n’est-ce pas d’abord d’adultère qu’il s’agit au jardin d’Eden ?
D’un double adultère ! Le premier est commis par Eve pour avoir été séduite par le serpent. Le second est commis par Eve et Adam, qui ont désobéi à un commandement divin, en touchant au fruit défendu. Dans ce cas, il y a adultère parce que la relation entre Dieu et son peuple obéit aux règles d’une relation entre mari et femme. Et le châtiment pour l’adultère est la peine de mort, lit-on dans le Lévitique, troisième des cinq livres de la Torah. De fait, la mort fait irruption au jardin d’Eden. En même temps que la sexualité : le couple cache sa nudité, suscitant le désir de l’autre, l’appétit pour la chair. Dissimulés, vulve et pénis sont identifiés comme la source de la jouissance. Ce qui est voilé donne l’envie d’être dévoilé. « Adam connut Eve, sa femme » n’apparaît d’ailleurs, dans la Genèse, qu’après leur expulsion du Jardin.
Curieusement, vous n’avez pas retenu, la love story entre Salomon et la reine de Saba.
C’est parce que cette rencontre m’apparaît comme une simple histoire d’amour, un récit de séduction classique, sans réelle dimension sociale. J’ai été plus inspiré par le couple biblique formé par Jonathan et David, le père de Salomon. Une relation passionnée a uni le fils de Saül au futur roi-messie, deux héros qui, en principe, auraient dû se combattre. Cette fusion inattendue suscite des commentaires et interprétations depuis plus de vingt-cinq siècles. Par amour pour David, Jonathan fait alliance avec lui et se dépouille de son manteau, de ses habits…
N’est-ce pas avant tout un acte de rupture avec son père Saül, un renoncement anticipé à sa couronne ?
C’est plus que cela. La liaison entre David et Jonathan s’élève au-delà de l’amour charnel qui rapproche un homme d’une femme. Mais la mort va détruire cette union. Menacés par Saül, les deux amis doivent se séparer. David ne reverra jamais plus Jonathan vivant. Ils s’embrassent et pleurent ensemble. Cela rappelle les adieux d’Achille à Patrocle. Le couple ressemble aussi à celui formé dans la mythologie sumérienne par Gilgamesh et Enkidu. Dans tous les cas, l’objet de l’amour du héros royal ne survit pas. La souffrance de Gilgamesh, d’Achille ou de David se traduit par la perte du supplément d’humanité qui les animait jusque-là.
Vous analysez aussi l’histoire de Judith et Holopherne et celle de Samson et Dalila. Quels liens entre ces deux récits ?
Un même message : ne croyez jamais que vous êtes plus fort qu’une faible femme. Samson, à l’image du héros grec Héraclès, allie une force physique démesurée et un coeur d’artichaut. Sa force prodigieuse ne le protège pas contre la sensualité et le charme de Dalila. Ce n’est pas en combattant les Philistins que Samson perd la vue, sa virilité et sa vie, mais dans les bras d’une femme. De même, Holopherne, général d’une formidable armée assyrienne, ne périt pas en donnant l’assaut aux murailles de Béthulie, mais dans les bras de Judith, Judéenne à la beauté désarmante.
Que nous révèle ce récit ?
Judith me fascine. Veuve respectée de tous, elle harangue les hommes de Béthulie, qui n’osent plus combattre et se terrent dans leur ville assiégée. Pour elle, ces lâches ne sont plus des hommes. Elle décide d’agir à leur place. Elle abandonne ses habits de deuil, s’arme de parfum, met ses bijoux, ses plus beaux vêtements. Une fois dans le camp ennemi, où elle prétend trahir son peuple, elle charme Holopherne, qui s’endort enivré. Elle lui prend alors son épée, lui saisit les cheveux, telle Dalila, et lui tranche la tête. Privée de son chef, l’armée assyrienne se débande. Judith doit néanmoins s’expliquer devant les notables de sa ville : si elle a séduit Holopherne, c’est pour causer sa perte. Le péché commis ne la déshonore pas. Séductrice et femme fatale, elle sera désormais la vierge protectrice de la cité. Elle a tout d’une Athéna biblique.
Propos recueillis par Olivier Rogeau
Et Dieu créa le sexe. La sexualité, l’amour et la Bible, par Patrick Banon, Presses de la renaissance, 285 p. Avril 2015.
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