« Le régime d’Erdogan a besoin d’ennemis
L’écrivaine turque Asli Erdogan, poursuivie pour propagande en faveur des rebelles kurdes, dénonce la nature « totalement autoritaire » du pouvoir du président Recep Tayyip Erdogan. « Même un murmure est devenu dangereux. »
L’écrivaine turque Asli Erdogan, dont sort en français L’Homme coquillage (1) est poursuivie dans son pays pour propagande en faveur des rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Le verdict de son procès est attendu pour début juin. Elle a choisi l’exil parce que » la Turquie dans laquelle elle veut revenir n’existe plus » depuis que le président Recep Tayyip Erdogan a opté pour une politique répressive et liberticide.
Dans une chronique de votre livre Le silence même n’est plus à toi (Actes Sud, 2017), vous comparez la Turquie à un immeuble en flammes, des flammes » bien réelles » avec ses » morts, et ce sang « . Quand vous êtes-vous rendu compte de cet incendie ?
Même si on ne prend pas les poètes dans mon genre et les femmes de façon générale au sérieux en Turquie, ce que j’ai écrit ces vingt dernières années sur la situation politique s’est révélé être vrai. Le déclic, ou la gifle plutôt, a été l’assassinat en 2007 de Hrant Dink (NDLR : journaliste turc d’origine arménienne, fondateur de l’hebdomadaire Agos ) par un jeune ultranationaliste turc. Il n’y avait plus eu d’assassinat de journaliste depuis 1999, date avant laquelle on en comptait plusieurs par an. Dans la foulée, Recep Tayyip Erdogan a modifié la loi antiterroriste. J’y ai repéré un petit article qui disposait que quiconque défend la cause d’une organisation terroriste peut être criminalisé comme membre de cette organisation. Un exemple : si je défends le droit des Kurdes à parler et à être éduqués dans leur langue, comme le PKK défend la même idée, je peux donc être incriminée comme un de ses membres. J’ai évoqué cet article en 2008 au Parlement européen et un député m’a traitée de menteuse. Je n’ai pas pu me défendre. Car à l’époque, deux mois après l’adoption de la loi, une seule personne avait été emprisonnée en vertu de cet article. Elle a été relâchée huit ans plus tard. Entre-temps, huit mille personnes ont été arrêtés sur la base de la même prévention…
L’être humain est capable de trouver l’espoir dans le désespoir. Mais le désespoir reste la réalité
Comment jugez-vous la situation en Turquie aujourd’hui ?
En 2013, j’ai affirmé que la Turquie sombrait dans le fascisme, en utilisant toutefois des guillemets. Je n’étais d’ailleurs pas la première à avancer ce terme. Mais deux ans plus tard, tout le monde l’utilisait. L’analyse la plus optimiste décrit un régime totalement autoritaire. La situation est grave au point qu’elle me fait penser à l’Allemagne des années 1930. Les quatre premières années du régime Erdogan ont été marquées par une ouverture, la période la plus démocratique de la Turquie. Puis, à partir du meurtre de Hrant Dink, Recep Tayyip Erdogan a commencé à concentrer le pouvoir. Depuis trois ans, il est carrément omnipotent.
L’immeuble Turquie va-t-il exploser ?
Ce régime a besoin d’ennemis. La Turquie est entrée en guerre en Syrie, et il est probable que le feu s’étende au pays lui-même. Les groupes religieux armés ont des foyers dans certaines villes de Turquie mais n’y ont pas encore développé du terrorisme à grande échelle. Ils se contentent d’un terrorisme symbolique, un attentat, de temps en temps, dans une boîte de nuit. La Turquie, aujourd’hui, est gérée uniquement par décrets, environ 700 en un an et demi. De plus, Recep Tayyip Erdogan a exempté de poursuites judiciaires pour les violences qu’elles ont commises les personnes descendues dans les rues, le 15 juillet 2016 (NDLR : jour du coup d’Etat manqué) pour défendre le gouvernement. Ce qui signifie que tous ceux qui prendront la défense du pouvoir dans l’avenir échapperont à la justice en cas de violences. En outre, on évoque désormais l’existence d’une milice populaire, de camps d’entraînement… Personne n’ose en parler, hormis quelques journalistes courageux.
Des intellectuels osent tout de même dénoncer la dérive du pouvoir…
Oui. Mais il faut savoir qu’en Turquie, même un murmure est devenu dangereux. Mille deux cents intellectuels ont signé une pétition, en 2016, sous le slogan » On veut la paix » (NDLR : le texte dénonçait des exactions commises par les forces turques contre des rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan – PKK). Erdogan a été furieux de cette prise de position. Quatre signataires ont été envoyés en prison. Environ 600 ont perdu leur boulot, certains leur passeport. Beaucoup vivent en exil. Un ami, grand intellectuel, a même retiré sa signature, par crainte des représailles. Désormais en Turquie, il arrive qu’on vous interroge : » Pourquoi n’avez-vous pas partagé le tweet d’Erdogan ? » On peut vous menacer parce que vous êtes silencieux ou parce que vous ne répétez pas la parole du pouvoir. Même une poète neurotique comme moi est devenue une figure politique !
Quelle issue imaginez-vous ?
Je ne vois pas de solution immédiate. Comment entretenir l’espoir dans un contexte où même l’envoi d’un tweet peut vous exposer à telle ou telle accusation ? Recep Tayyip Erdogan est trop accro à son propre pouvoir. Revenir à l’esprit d’ouverture de 2003 semble impossible. Même un coup d’Etat ne résoudrait rien : la situation serait encore pire.
Que pensez-vous de la réaction des Européens ?
Dans mon cas, il est clair que le plan initial du pouvoir était de me condamner à la prison à vie, ainsi qu’Ahmet Altan (NDLR : journaliste et romancier condamné en février dernier à la réclusion à perpétuité). Cela n’a pas fonctionné parce qu’il n’avait pas calculé la réaction du public. Ma chance a été d’avoir des lecteurs, en France, en Suède. Que ce soit juste ou non, j’ai été érigée en symbole. Mais des milliers d’autres personnes détenues ne bénéficient pas de semblables manifestations de soutien. L’Europe a négocié le sort de beaucoup de journalistes européens arrêtés arbitrairement. A chaque fois, le régime turc a obtenu un avantage en contrepartie d’une libération. Pour lui, cela se transforme toujours en motif de victoire. Et puis, à partir du moment où Recep Tayyip Erdogan joue la carte des trois millions de réfugiés venus de Syrie, la démocratie en Turquie devient la 101e préoccupation des décideurs européens.
La prison, où vous avez passé plus de quatre mois, est, selon vous, un miroir de la société turque. Qu’y avez-vous découvert ?
Des discriminations ethniques : parmi les criminels de droit commun, la majorité est composée de Kurdes et de gitans. Et des discriminations de genre. Quand un homme tue une femme, il écope de douze ans de prison. Quand une femme est impliquée dans un meurtre, si, par exemple, son amant a tué son mari, elle sera toujours davantage sanctionnée.
Dans une lettre qui a pu sortir de prison, Ahmet Altan écrit que » jusqu’à présent (il ne s’est) jamais réveillé en prison » grâce à son imagination et à ses lectures antérieures. Partagiez-vous cet état d’esprit ?
L’être humain est capable de trouver l’espoir dans le désespoir. Mais le désespoir reste la réalité. Les prisonniers ont souvent l’air d’être si silencieux, de tenter d’être légers, de se protéger eux-mêmes. En détention, si vous êtes tout le temps confronté à la torture que l’on vous inflige, vous devenez fou. Un personnage de Guerre et Paix de Tolstoï qui, prisonnier, doit marcher, dans la neige, alors qu’autour de lui, les gens meurent les uns après les autres, se rend compte qu’il n’y a ni liberté absolue, ni captivité absolue. En prison peuvent surgir l’idée de votre meilleur livre ou l’amour de votre vie. Ahmet Altan et moi sommes plus libres que les juges qui nous condamnent. Mais on ne doit pas oublier que beaucoup de personnes n’en sortent pas, y meurent, s’y suicident sans que nous en ayons connaissance.
La justice est-elle aussi une grande victime de cette dérive autoritaire ?
Deux mille cinq cents juges sont actuellement en prison en Turquie. Il est arrivé qu’on arrête un juge en plein tribunal. Même la junte militaire ne faisait pas cela.
Que cherche Recep Tayyip Erdogan ?
Il tend vers le fascisme. Les régimes autoritaires envoient ceux qui les menacent en prison pour deux, trois ans. Quelqu’un comme Ahmet Altan menace-t-il le système ? Pourtant, il a été condamné à la prison à vie. Erdogan cherche désormais à consolider son pouvoir en suggérant que la Turquie est attaquée par les Kurdes. Récemment, il a affirmé que la patrie, l’Empire ottoman, s’étendait jadis sur cinq millions de kilomètres carrés, et qu’il n’en restait que 700 000. Il laisse donc penser que l’Afrique du Nord et le Proche-Orient sont toujours des terres turques. C’est dingue. C’est comme s’il n’avait rien appris des horreurs du xxe siècle. Poutine aussi rêve d’une grande Russie. Comme Hitler voulait la Grande Allemagne.
Vous vivez aujourd’hui en exil. Désireriez-vous rentrer en Turquie ?
Le Bosphore, la langue, ma mère me manquent, bien sûr. Mais la Turquie dans laquelle je veux revenir n’existe plus.
Après la détention et alors que vous êtes toujours sous le coup de poursuites, arrivez-vous encore à écrire ?
Non, je dois passer un peu de temps avec moi-même ; je ne suis pas prête pour cette confrontation. Il est plus facile d’écrire des essais politiques que des romans. Mais j’ai déjà expliqué ma vision de la situation et de mon procès à travers des interviews. Ma mère, âgée de 73 ans, qui était présente à la reprise de mon procès, m’a supplié : » Promets-moi de ne pas revenir en Turquie, même pour mes funérailles. » Je lui ai conseillé de sortir, de respirer, de ne pas se rendre au tribunal. Avant ma détention, nous ressemblions à des collègues qui ne savent pas trop se supporter. Maintenant, je sais que j’ai une mère parfaite dont j’ai découvert la force. Son rôle est plus difficile que le mien. La personne détenue peut s’habituer. Plus douloureuse est la situation des parents. Quand ils vous rendent visite, ils entendent le verrou, les cris… J’ai appris qu’il ne fallait pas pleurer devant ses visiteurs et qu’il ne faut révéler le vécu de la détention que si c’est nécessaire. Surtout, ne pas pleurer.
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