Le quartier des Marolles à Bruxelles en voie de francisation
On connaît les Français d’Ixelles, d’Uccle et de Saint-Gilles. Un peu moins ceux des Marolles. Ils sont pourtant de plus en plus nombreux à s’y installer. Visite guidée d’un nouveau quartier bruxellois en voie de francisation.
De longues travées de neuf cents mètres encadrent un enchevêtrement de rues étroites et pavées où se joue le spectacle quotidien du quartier. Parfois une place, peu d’espaces verts, des gens partout. Les Marolles ne ressemblent à rien d’autre à Bruxelles que ce qu’elles sont, le constant mouvement du mélange en cours. Un blender qui ronronne plein de fruits et de glace, le grondement d’une machine à laver en mode essorage. Dans les Marolles, on parle plein de langues. Celles des cafés, de l’histoire, de l’immigration, de la confrontation et de la solidarité ; les mots du temps qui passe et agrège tous ceux qui s’y installent.
Il paraît qu’on les reconnaît à l’accent. Ça chante un peu. Surtout une manière de finir les phrases. On les imagine en bande, la loi du nombre, errer dans les Marolles à l’affût d’un renouveau, d’une fraîcheur inespérée. Un Routard à la main, «qu’est-ce que c’est typique» les Français en bande organisée.
Place de la Chapelle
Peu importe d’où on arrive, on finit par tomber dessus. Comme un péage, une porte d’entrée. C’est une petite cahute rectangulaire avec un auvent. Presqu’un préfabriqué de chantier que le soleil aurait délavé les rares fois où il se serait montré. De loin, ça sent un peu le graillon et il y a toujours une file. «Vous en voyez beaucoup vous, des Français?» Kemal, patron de la friterie de la place de la Chapelle, répond avec flegme: «Oui, ils aiment bien le quartier et les frites. On n’est pas loin du centre.» Invasion? Pas sûr. Un certain goût du touriste français pour les puces et la brocante, selon visit.brussels. Il aime les Marolles pour ça. Son esprit typique, ses allures de village, ses brocanteurs et son Jeu de Balle. La plus grande affluence que révèlent les statistiques représente 391 000 personnes en novembre 2021 sur l’ensemble de la capitale. Presque le monde d’après-Covid. Jouent aussi les règles plus souples qu’en France et l’ambiance des fêtes à venir.
Parmi les traces les plus visibles de la présence française, un symbole se détache. Un lieu à l’identité régionale très forte. Son nom: Le Marseillais.
Depuis sa petite fenêtre coulissante, Kemal observe le Sablon, quartier des chocolatiers et des manteaux de fourrure l’hiver à la terrasse du Vieux Saint Martin. Un bus 48 débouche de la rue Haute et brise le panorama. «Vous savez, ils sont de plus en plus nombreux à s’installer dans le quartier.» Les Français toujours. La plus grande communauté étrangère dans la Région. Difficile d’établir un profil type. Mais on peut partir à leur rencontre.
Identité moustache
«J’ai l’habitude, vu le nombre de fois qu’on me prend en photo.» Philippe Clayton, marchand d’art et moustache aiguille. Immanquable. Elle est l’emblème de son magasin, au 33 de la rue Blaes. Après quinze ans aux puces de Saint-Ouen, il arrive à Bruxelles. Indigestion parisienne. Lui est du genre à étaler ses tableaux sur le trottoir. «Mes voisins sont fermés, je prends un peu de place.» Quand on s’arrête pour lui demander son expertise, il est plutôt direct mais honnête. Il dit que ça ne vaut rien mais que si vous le présentez de telle façon et vous vendez à tel magasin, vous en tirerez un petit prix. Les gens sont contents.
Philippe Clayton fait partie du panorama de la rue Blaes depuis deux ans et demi. Résident ucclois, incollable sur l’histoire des Marolles. Un même constat: ici tout le monde se connaît, tout le monde est Bruxellois. « Dans le quartier, les Français ont une image différente que celle des Parisiens. Ce n’est pas le Sablon.» Ils sont discrets. Lui s’est organisé avec d’autres. Une association de commerçants, Marolles 33. Elle porte le nom d’un bus qui passait par ici au début du siècle. Pour créer du mouvement dans le quartier, précise Philippe.
Il raconte le milieu qui change avec l’arrivée de grands noms de la télévision française, ceux de l’émission Affaire conclue. De nouvelles boutiques qui se font face dans la rue Blaes. Un duel à la Sergio Leone. Avec, en bande-son, le Grand Jojo plutôt que Morricone. Dans le quartier, on ressent un certain sentiment de récupération commerciale. «Ils passent à la télé et on pense que ce sont de grands marchands. Ils profitent de l’aura de Bruxelles. Mais c’est n’importe quoi.» France bataille.
Investissement personnel
Les Marolles sont riches d’un large panel associatif, d’initiatives en tous sens, de solidarité et d’entraide. Dans le présent et dans l’histoire. «Moi, je m’éclate dans les Marolles», s’enthousiasme Julien Gastelo. Lui aussi est Français. Il porte une marinière et des baskets Adidas bleu blanc rouge mais jure que ce n’est pas intentionnel. Julien appartient à la Coordination sociale des Marolles. Une organisation qui assure la cohabitation du tissu associatif marollien. On peut le classer dans la catégorie de ceux qui ont essayé et sont restés. Ici depuis trois ans, réalisateur et sociologue, un gars plutôt tourné vers l’international. Il loue la facilité avec laquelle il a pu s’intégrer. D’abord animateur bénévole d’un atelier audiovisuel dans une asbl d’alphabétisation. Ensuite, à la sortie du confinement, réalisateur d’une web-série documentaire qui raconte l’esprit du quartier. Un truc un peu foutraque selon ses dires. Son titre? « Marolles Zwanze! Vous voyez, cette résistance à l’adversité par l’humour et la solidarité.»
Aujourd’hui, il prend le soleil devant les plans du projet de réaménagement des îlots verts des Marolles. Une initiative du contrat de quartier soumise à consultation populaire. On croise un échevin, les habitants du coin et d’autres Français dilués dans la vie marollienne, qui n’ont plus de la France que l’accent. Léa, Mathieu, profils similaires. Ceux qui s’investissent.
Marseille vs Paris
Difficile de passer à côté. Parmi les traces les plus visibles de la présence française, un symbole se détache. Un lieu à l’identité régionale très forte, à la devanture immanquable. Son nom: Le Marseillais. Un bar que tout le monde connaît pour sa ribambelle de pastis, sa façade bleue et ses touristes du Sud qui se prennent en photo devant. L’évidence de l’évidence. Le Marseillais appartient maintenant au décor marollien. Un lieu de rencontre, un carrefour au coin de la rue Blaes et du Jeu de Balle, la brocante centenaire qui ne cesse de rameuter les foules. Ça se presse autour des objets des maisons qu’on vide, autant de souvenirs d’existences passées se cherchant une nouvelle vie sur le pavé bruxellois.
Eux aussi sont organisés, une petite bande de quatre. A Maison Zack, on cultive un savoir-faire à la française. La fine pâtisserie ou l’art du gâteau, celui qui pétille encore en vous des heures après la dernière bouchée. L’artisan à la confection s’appelle Jean-Charles Zaquine. Ancien trader, il se décide à quitter la finance à 28 ans. Jugé trop vieux pour entamer une carrière en France, il part faire ses classes au Japon. A son retour à Paris, il travaille dans les palaces avec des chefs japonais. Le pâtissier s’installe dans les Marolles en 2018 et «savait qu ’il n ’allait pas gagner beaucoup d ’argent». Mais ici, les loyers sont abordables et les gens accueillants.
Les Marolles accueillent depuis cinq ans une nouvelle génération de Français. Avec des concepts précis, souvent liés aux vieux métiers.
Maison Zack est un family business. Sa maman gère la boutique. Elle raconte la veille où elle est allée protester contre la suppression du marché du Châtelain, à Ixelles. «On leur a montré qu ’on pouvait râler, c’était bien .» La pâtisserie est un type de commerce qu’on imaginerait plus facilement dans ce coin-là. Pourtant, elle s’intègre à la rue Haute, nourrit ses voisins et s’inspire des cultures qui l’entourent. «Ce n ’est pas parce que le quartier n ’est pas riche qu ’il n ’a pas droit à de bons produits», précise Jean-Charles Zaquine. Sa langue à lui n’a pas de grammaire ni de recette, mais l’intuition du goût et l’expérimentation des possibles. Elle parle japonais, français et bruxellois. Dans sa boutique, il s’est créé un laboratoire d’investigation de la gastronomie pâtissière. French theory.
Nouvelle vague
Les Marolles accueillent depuis cinq ans une nouvelle génération de Français. Avec des concepts précis, souvent liés aux vieux métiers. Si on remonte un peu la rue Haute, on tombe sur la magnifique façade du magasin Versus. Une fleuristerie écologique et alternative, lancée par Elléa Cartier et Daphné Marceau. Selon une étude de hub.brussels, les Français représentent 11,9% des entrepreneurs-commerçants dans la capitale. Et parmi eux, 47,6% de femmes. Des jeunes qui entreprennent et profitent des loyers modérés du quartier. Comme Elléa, arrivée par hasard pour chiner au Jeu de Balle. Deux ans plus tard, elle «passe sa vie ici», habite et travaille dans les Marolles. Chez Versus, on s’attache à l’artisanat de la fleur, à réduire son empreinte écologique, ralentir son tempo et en offrir une approche inclusive.
Juste en dessous de l’ascenseur, celui qui sépare les Marolles de Poelaert, il y a un bar. Plumette. Un lieu de cocktails. «Ici, il n’y a que les tables qui sont françaises, parisiennes même. (rires)» Armand Daubin est arrivé du Gers quatre ans plus tôt. Chez lui, on trouve un cocktail baptisé Moustache. Hommage au copain, Philipe Clayton, le marchand d’art.
Et quand vient le soir, Bruxelles se rassemble sur les hauteurs, à côté du palais de justice, pour observer la fin du jour tomber sur les Marolles. Un quartier du tout, où 65% de l’habitat est public et où grimpent les loyers restants. Un enchevêtrement de classes sociales qui cohabitent, de communautés qui se mélangent. Les Français n’y échappent pas. Eux ne sont qu’une partie de cette équation, un quartier de pomme dans un jus de fruit.
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