Le pape François, stop ou encore ? (débat)
Un pape ça va, avec deux ex-papes (Benoît XVI et François) bonjour les dégâts ? Ce qu’en pensent Rik Torfs et Baudouin Decharneux.
Rik Torfs, professeur de droit canon (KU Leuven) : » Trois (ex-) papes, ce serait une constellation hallucinante »
L’ancien recteur de la KU Leuven et ex-sénateur CD&V ne s’offusquerait pas d’une renonciation du pape François mais s’inquiète de l’expérience laissée par le retrait de Benoît XVI: comment faire taire un ex-pape ?
La rumeur enfle, le pape François serait sur le point de renoncer à sa charge: les motifs de passer à l’acte vous paraissent-ils suffisamment sérieux?
Les rumeurs qui circulent en tous sens sont typiques de l’atmosphère vaticane, elles véhiculent un peu tout et son contraire. Quoi qu’il en soit, la renonciation d’un pape est une décision légitime, prévue dans le code de droit canonique. L’une des conditions posées est que le souverain pontife exerce librement ce droit à se retirer. Personne ne peut donc décider de l’incapacité à régner d’un pape, ce qui conduit à un paradoxe: un pape mentalement apte à régner peut renoncer à ses fonctions alors que s’il perd la tête, il ne pourra plus poser cet acte.
Un retrait du pape François ne ferait pas que des déçus et des mécontents?
Le caractère volontiers autoritaire du pape François lui vaut au sein de la Curie romaine un grand nombre d’adversaires qui lui reprochent des prises de position trop affirmées. L’ élément neuf sous ce pontificat est que cette contestation s’exprime ouvertement. Mais j’ai l’impression que le pape, dont on connaît le tempérament combatif, ne la craint pas.
Deux papes à la retraite et un en fonction, ce serait trop à assumer pour le Vatican?
Cette constellation aurait quelque chose de curieux, d’un peu hallucinant. C’est ce qui fait dire à certains que le pape François ne démissionnera jamais avant le décès de son prédécesseur, Benoît XVI, dont on connaît la longévité (NDLR: il est âgé de 95 ans).
En 2016, le cardinal bavarois Walter Brandmüller s’inquiétait ouvertement d’une cohabitation entre papes qui pourrait être, selon lui, source d’un schisme au sein de l’Eglise. Jugement alarmiste?
Il ne faut pas prendre trop au sérieux ce genre de considérations émises par un cardinal qui est avant tout un théoricien et qui a peu de pratique pastorale. La position exprimée par Benoît XVI, en qualité de pape émérite, dans un ouvrage prônant la défense du célibat des prêtres (NDLR: Des profondeurs de nos cœurs , paru en 2020) mais dont il a finalement retiré son nom en tant que coauteur, ou encore certaines déclarations faites lors d’interviews à la presse bavaroise, ont pu être interprétées comme une mise en cause de la ligne de son successeur. Benoît XVI n’a pas contredit non plus les critiques émises par ses proches, écartés au fur et à mesure par le pape François. On peut exiger du pape qui se met en retraite une certaine autodiscipline.
On peut exiger du pape qui se met en retraite une certaine autodiscipline.
Un statut clair ne s’imposerait-il pas pour un ex-pape?
Formellement, Benoît XVI est redevenu le cardinal Ratzinger et devrait être traité comme tel et non plus comme pape. Un peu à l’image de ce qui se fait aux Pays-Bas où, contrairement à nos souverains, la reine Beatrix porte à nouveau le titre de princesse depuis son abdication, ce qui a le mérite de la clarté. Personnellement, je ne suis pas partisan de conférer un statut précis pour les papes qui renoncent à leurs fonctions. Ce statut ne serait pas nécessaire alors qu’il y a déjà suffisamment de normes en vigueur et parce que son élaboration conduirait sans doute à des années de discussions impliquant des tas d’experts, ce qui ne faciliterait pas les choses. Un pape retiré devrait adopter pour norme de conduite de s’abstenir de donner des conférences et des interviews. Mais on voit qu’il est difficile de se taire quand on a été pape.
L’ acte de renonciation par un pape est-il appelé à devenir de moins en moins exceptionnel?
Sans doute. Dans le temps, les gens en mauvaise santé décédaient rapidement, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui où grandit l’écart entre un état où les forces sont amoindries et la mort. La conduite héroïque adoptée par Jean-Paul II n’a pas été forcément une bonne chose à cet égard. L’Eglise a besoin d’un pape en état de fonctionner pleinement. Il a parfois été reproché à Benoît XVI de fuir ses responsabilités en décidant de se retirer, mais je crois que c’est une des bonnes choses qu’il a accomplies. Je pense qu’aujourd’hui, les catholiques accepteront plus facilement une telle décision de la part du pape François.
Pourquoi pas une limite d’âge à l’exercice de la charge pontificale «dans le monde d’aujourd’hui, sujet à de rapides changements», pour reprendre la formule de Benoît XVI dans la justification de son retrait? L’Eglise ne s’épargnerait-elle pas un pape vieillissant dépassé par les événements?
Il ne faut pas prendre l’âge en considération mais la durée du pontificat. Jean-Paul II est devenu pape à 58 ans mais il l’a été de 1978 à 2005. Un mandat à durée déterminée irait à l’encontre de la tradition de l’Eglise et de la nature même du pouvoir pontifical. Une démission me paraît une formule plus adéquate pour résoudre ce problème d’un pape élu jeune mais qui reste très ou trop longtemps en charge.
L’ effacement du pape François interviendrait-il à un moment délicat pour le Saint-Siège?
Tout changement de pontificat est un moment délicat pour une Eglise en transformation permanente. Le pape François s’emploie à donner davantage de poids aux cardinaux issus d’autres continents que d’une Europe en perte d’influence et l’avènement d’un pape asiatique est à présent imaginable. Par ailleurs, le processus synodal (NDLR: consultation d’une ampleur inédite sur la gouvernance de l’Eglise, lancée en octobre 2021 dans tous les diocèses du monde et programmée sur deux ans) risque de devenir difficile à gérer comme on le voit déjà en Allemagne. Les questions de l’ordination de la femme, du célibat optionnel des prêtres, du rôle plus important des laïcs, sont autant de demandes qui seront difficiles à honorer par le pape, car finaliser certaines de ces propositions devrait passer par une décentralisation au sein de l’Eglise. Il est possible que le pape finisse par réaliser que ces problèmes, sources de tensions, sont insolubles et décide de démissionner, mais cela m’étonnerait…
Baudouin Decharneux, spécialiste en histoire des religions (ULB) : » Le contexte est peu propice à une renonciation du pape François »
Le philosophe ne croit pas à la perspective d’un pape à durée déterminée, admis automatiquement à la retraite, mais envisage le jour où des femmes promues cardinales interviendront dans l’élection au trône pontifical.
Y aurait-il un quelconque intérêt à faire courir la rumeur d’un retrait du pape François?
Il se peut qu’elle soit aussi liée à la crise ukrainienne, qui met très mal à l’aise la papauté. Le Vatican a du mal à intervenir dans un conflit qui oppose deux nations massivement orthodoxes. Vu la suspicion qui règne parmi les dirigeants de l’Eglise orthodoxe à l’endroit de Rome, le pape est plutôt mal placé pour se poser en médiateur dans ce conflit. François condamne naturellement la guerre mais laisse sous-entendre qu’elle a été aussi provoquée par les Ukrainiens. Il s’efforce donc de garder un point de vue neutre. La rumeur d’un retrait du pape, en laissant entendre qu’il ne dispose plus de tous ses moyens, pourrait viser à montrer que le Vatican n’est plus à la hauteur sur le plan diplomatique.
Il se peut que la rumeur soit liée à la crise ukrainienne, qui met très mal à l’aise la papauté.
Quelle importance faut-il encore attribuer à un changement de pontificat dans le monde d’aujourd’hui?
Lorsqu’un changement se produit à la tête du Vatican, tous les regards de la diplomatie mondiale se tournent vers Rome. Le pape est bien plus que l’évêque de Rome, c’est une personnalité d’envergure mondiale, à la tête d’une Eglise catholique qui n’est pas en déclin si ce n’est en Europe. Elle progresse en Amérique du Sud et en Afrique et est aussi présente en Asie. Le choix d’un pape coïncidera avec les intérêts du moment, mais l’Eglise ne fera pas l’économie de la perspective d’avoir un pape venu d’Afrique. On n’en est pas là et le contexte me paraît d’ailleurs peu propice à un changement de pontificat. Une renonciation du pape François équivaudrait à une crise à la tête de l’Eglise.
Le Vatican pourrait-il se permettre, outre un pape en fonction, deux papes à la retraite?
Pour l’heure, la cohabitation entre le pape François et son prédécesseur se déroule plutôt bien, selon moi. Benoît XVI se montre assez discret, si l’on excepte l’un ou l’autre «incident». Mais on pourrait parfaitement imaginer qu’un autre pape à la retraite ne le soit pas autant, ce qui pourrait être source de tensions. On ne se trouve pas dans le cas de figure d’un pape déchu, discrédité, mais d’une personnalité qui inspirera toujours une certaine sympathie et dont les actes ou les paroles ne passent jamais inaperçus.
Un bon motif pour doter un ex-pape d’un statut clair, comme le réclamait le cardinal Brandmüller, inquiet d’une cohabitation qui pourrait dégénérer en schisme?
Ces propos, fondés sur une expérience séculaire de l’Eglise, n’écartaient pas l’hypothèse d’une chrétienté déchirée par la parole de deux papes, comme à l’époque lointaine des papes et des antipapes. L’Eglise est une institution qui réfléchit à l’aune du millénaire, qui fonctionne à l’échelle d’un siècle au minimum et non d’une élection tous les quatre ou cinq ans. Elle pèse les choses en fonction d’une épaisseur de l’histoire. Elle ne devrait pas faire l’économie d’une règle interne et ne devrait pas éviter la tentation d’une clarification.
Imposer une limite d’âge à l’exercice de la charge pontificale n’aurait-il pas un sens?
L’ exemple donné par Jean-Paul II a montré ses limites, mais l’Eglise ne changera pas la procédure d’élection d’un pape dans ce sens, en raison de la sacralité qui l’entoure. L’ acte de renonciation d’un pape devrait être à l’avenir de moins en moins exceptionnel en raison du phénomène de vieillissement, de l’internationalisation de la fonction pontificale qui implique des déplacements à l’étranger et de la complexification des relations internationales. J’imagine aussi que dans les vingt ans à venir, des femmes seront élevées au rang de cardinale, dignité qui n’exige pas d’être prêtre, et seront ainsi impliquées dans l’élection à la charge pontificale qui, elle, le requiert. Le pape François a procédé à la nomination de femmes à des postes décisionnels au Vatican, parfois à la tête de gros départements ministériels.
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