Le mystère Jésus : ce qu’il a vraiment dit, fait et vécu
Dans quel milieu a vécu l’homme de Nazareth ? Qu’a-t-il dit, fait et transmis ? Pas moins de 70 spécialistes ont contribué à l’élaboration d’une grande synthèse des données établies ou discutées par la recherche historique. Voici, en primeur, leurs découvertes les plus surprenantes. Extraits.
Ils sont 70. Voilà qui rappelle curieusement le nombre légendaire de savants juifs qui, vers 270 avant J.-C. à Alexandrie, ont traduit la Bible hébraïque en langue grecque, texte adopté par les Eglises chrétiennes comme Ancien Testament. Les » Septante » dont il est ici question appartiennent à la communauté scientifique internationale : ils sont biblistes, historiens, psychanalystes, spécialistes du judaïsme. Certains sont chrétiens, d’autres juifs, musulmans, athées ou agnostiques. Dans Jésus. L’encyclopédie, ouvrage de référence qui paraît ces jours-ci et dont nous publions en primeur les » bonnes feuilles » , ils croisent leur regard sur une figure dont la vie, les actes et le message réels demeurent paradoxalement assez méconnus.
Dans quel milieu le Nazaréen a-t-il vécu ? Qu’a-t-il réellement dit, fait et transmis ? Et que penser de la valeur historique des récits évangéliques, au-delà des discours dogmatiques et des strates culturelles accumulées depuis deux millénaires ? Les éclairages des 70 contributeurs français, belges et autres forment une synthèse inédite des données établies ou discutées par la recherche historique et la critique exégétique. S’y ajoutent, en tête de chaque chapitre, des textes narratifs de » mise en scène » signés Christine Pedotti, auteur de Jésus, cet homme inconnu (XO). Et des » cartes blanches » données à des personnalités, dont Françoise Chandernagor, André Comte-Sponville, Timothée de Fombelle, Marcel Gauchet, Jean-Claude Guillebaud, Alexandre Jollien, Edgard Morin, Amos Oz, Christiane Rancé, Eric-Emmanuel Schmitt…
Malgré les progrès de la sécularisation, la figure de Jésus suscite toujours l’intérêt. En témoigne le succès des différents dossiers que Le Vif/L’Express a consacrés ces dernières années au prophète galiléen. La geste du personnage est le plus souvent reçue positivement, y compris par tout un public agnostique ou athée. Mais qu’en sait-on au juste ? Puisque Jésus n’a rien écrit lui-même, il faut se pencher sur les évangiles, les Actes des apôtres et les autres traces scripturaires qui évoquent sa personne, son parcours et la communauté qu’il a fondée. Une entreprise complexe. Car ces récits sont parfois énigmatiques, déconcertants, contradictoires. Leur décryptage et leur interprétation exigent de prendre en compte leur statut littéraire et le contexte social, politique et religieux dans lequel ils ont été écrits, plusieurs décennies après la crucifixion de Jésus et l’annonce de sa résurrection par ses disciples.
Ce désarroi face aux textes, mêlé à l’intérêt persistant du public pour Jésus, fait parfois le lit de ceux qui jouent sur le sensationnel : du Da Vinci Code au soi-disant tombeau de Jésus en passant par les » secrets de Judas « , l’édition et le cinéma exploitent le filon de façon récurrente. Plus récemment, l’affirmation d’un certain christianisme identitaire s’appuie souvent sur une lecture traditionnaliste, voire fondamentaliste des écritures, très éloignée des acquis de la critique historique. D’où l’intérêt d’une démarche collective, méthodique et pluraliste comme celle-ci, qui offre toutes les garanties de sérieux académique et bénéficie d’une présentation plus accessible que celle des revues et livres spécialisés.
Extraits de Jésus, juif de Galilée Par Jean-Pierre Lémonon, université catholique de Lyon
Jésus est l’homme de Nazareth, village de 300 à 400 habitants sis dans les collines de Basse-Galilée sur le flanc d’une des hauteurs qui entourent la plaine de Yizréel, si modeste qu’il n’est pas mentionné dans les Ecritures. C’est un village comme il y en avait beaucoup, avec des citernes et un puits. Il comportait notamment des habitations ou des dépendances creusées dans la roche. En 2009, les vestiges d’une maison du ier siècle ont été mis au jour ; c’est un bâtiment petit et modeste. Une autre maison a été explorée en 2015. De 4 avant notre ère jusqu’à l’an 39, avec la Pérée, la Galilée fait partie du royaume d’Hérode Antipas, un des fils d’Hérode le Grand. Prince allié de Rome, son titre officiel est tétrarque. Comme son père, mais avec moins d’éclat, Antipas est un roitelet à la manière hellénistique. Sa servilité vis-à-vis de Rome est notoire, il flatte Tibère en édifiant une ville nouvelle qu’il nomme Tibériade. En raison de son statut, la Galilée échappe au paiement de la taxe romaine sur le sol ; ses habitants évitent ainsi l’humiliation de verser cet impôt foncier à un pouvoir païen. Mais les autres taxes n’en demeurent pas moins lourdes. Antipas eut le mérite de maintenir la Galilée dans la paix […].
La démographie y est dense. Même s’il n’est pas lui-même agriculteur ou vigneron, Jésus appartient à ce monde rural auquel il empruntera nombre d’images pour ses paraboles. Il n’est pas impossible qu’il ait parfois participé aux travaux des champs. En tout cas, il a observé la vie et les gestes du paysan qui vit souvent avec difficulté. En effet, la terre appartient à de riches propriétaires qui vivent au loin et qui la louent à des métayers. Elle est quelquefois le bien de petits paysans qui se demandent toujours s’ils pourront acquitter les taxes élevées provoquées par les constructions d’Antipas. Les ouvriers agricoles sont nombreux ; chaque jour ils espèrent être embauchés […].
Son métier
Lors d’un passage de Jésus à Nazareth alors qu’il a commencé sa prédication, ses compatriotes, qui s’étonnent de sa sagesse et de sa capacité à réaliser des miracles, s’écrient selon Marc : » N’est-ce pas le charpentier ? » Pour sa part, Matthieu leur prête un propos quelque peu différent : » N’est-ce pas le fils du charpentier ? » Les évangiles se rejoignent donc pour reconnaître en Jésus et dans son milieu familial une activité de tektôn,traduit le plus souvent par » charpentier « . Mais que recouvre exactement ce terme ? Est tektônun ouvrier exerçant son activité sur un matériau dur conservant sa dureté tout au long de l’opération, par exemple le bois et la pierre, ou même la corne ou l’ivoire ; Jésus pouvait donc fabriquer des pièces pour construire des maisons, mais aussi des jougs, des charrues, des instruments agricoles. Tout naturellement, comme fils premier-né, il a appris le métier de son père qui lui a transmis les techniques nécessaires. En raison de son savoir-faire artisanal, il appartient à un groupe social moyen dont les contours sont relativement imprécis. Il ne connaît pas les incertitudes rencontrées par les misérables que sont les journaliers, les domestiques saisonniers ou les agriculteurs dépossédés de leurs biens. Il sera néanmoins attentif à ce monde de pauvres qu’il a connu à Nazareth et tout au cours de sa mission.
Bien que les évangiles ne s’intéressent pas directement à la vie de Jésus à Nazareth, ils ne nous laissent pas dépourvus pour dessiner cette période. Mais, surtout, une telle reconstitution bénéficie de la connaissance de plus en plus précise du monde juif, et en particulier galiléen, du ier siècle.
Jésus et les puissants ar Rafael Aguirre Monasterio, université de Deusto, Bilbao (Espagne)
La société dans laquelle évoluait Jésus était insérée dans la grande structure de l’Empire romain. Celui-ci s’adaptait de manière assez souple aux diverses entités territoriales qu’il dominait. En terre d’Israël, il composait avec une dynastie vassale, les Hérodiens, et avait ses propres fonctionnaires qui assumèrent directement la gouvernance dès l’an 6 en Judée (en nommant un préfet après la destitution d’Archélaos, fils d’Hérode le Grand), et à partir de l’an 44 en Galilée et en Samarie. Le pouvoir romain exerçait un contrôle serré sur la structure religieuse – qui, dans le peuple juif, avait une importance particulière. L’Empire romain avait un pouvoir légal et de coercition, il était fort de sa propre légitimité idéologique et, en dernière instance, reposait sur une énorme force militaire. Cet impérialisme s’appuyait sur des élites locales collaboratrices mais l’immense majorité de la population le vivait comme une pesante violence.
Jésus a toujours gardé une attitude extrêmement critique à l’égard des détenteurs du pouvoir dans sa société. Il est historiquement hors de doute que Jésus possédait une autorité inhabituelle qui étonnait les gens et les attirait. Les puissants, en revanche, la considéraient comme un danger et s’attachaient à la discréditer.
Cette autorité de Jésus ne tient pas son origine d’une reconnaissance officielle ; il ne peut produire aucun titre qui accréditerait ses connaissances ni se réclamer de tel ou tel maître auprès de qui il aurait étudié. Il ne jouit pas non plus d’une autorité de tradition, comme celle qu’aurait le chef de famille d’une maison prestigieuse. Il n’appartient pas à une lignée dotée d’une autorité héréditaire, comme c’était le cas pour les familles sacerdotales. On pourrait parler d’une autorité charismatique, qui plonge ses racines dans une expérience singulièrement profonde de Dieu à qui il se sent uni d’une manière très particulière […].
Selon les évangélistes, l’autorité de Jésus naît donc de l’Esprit et se manifeste dans la vérité de ses paroles, dans le caractère exemplaire et la liberté de sa vie. Cependant, lui-même écarte tout exercice coercitif du pouvoir comme quelque chose qui le détournerait de son chemin.
Jésus annonce la venue du Règne de Dieu, donc la fin des liens d’oppression
C’est ce que met en scène l’épisode de la tentation au cours duquel le diable lui offre » le pouvoir et la gloire » de » tous les royaumes de la terre « . Puis l’évangile de Jean montre comment les gens le pressent d’accepter le titre de roi. Et au pied de la croix, encore, ceux qui se moquent lui demandent une démonstration de puissance pour se sauver lui-même.
Le coeur du message de Jésus est que le Règne de Dieu est déjà là et que, dans un futur proche, il va se manifester en plénitude, ce qui impliquera une transformation historique radicale avec le triomphe de la justice. Non seulement les liens d’oppression – qui sont une forme de péché – mais aussi les liens de pouvoir eux-mêmes, qui tiennent aux limites de la condition historique, seront dépassés.
IntertitreFace au pouvoir impérial /Intertitre
Que Jésus ait été en conflit avec le pouvoir impérial ne fait aucun doute : la croix est un supplice romain et l’écriteau qu’on y a apposé énonce une accusation politique. Il est toutefois difficile de détailler plus avant ce conflit car les évangiles ne sont pas des chroniques historiques. Ils sont écrits pour des communautés qui doivent vivre dans l’Empire et tendent à la discrétion. En outre, Jésus n’a pas recherché une confrontation directe. Pour autant l’annonce du Règne de Dieu, située dans ce contexte, devait être perçue comme un défi au règne du César de Rome.
Polémiques et hostilité Par Camille Focant, université catholique de Louvain (UCL)
Selon les évangiles, il n’y a pas à proprement parler de période rose dans la vie publique de Jésus, ou vraiment très peu. Les polémiques avec ceux qui font autorité dans le peuple naissent très tôt. Dans l’évangile de Marc, les gens ont à peine le temps de s’étonner devant l’enseignement et l’action de Jésus et de s’enthousiasmer que surgit une vive opposition. Et celle-ci débouche d’emblée – dès le chapitre 3 – sur un complot pour mettre à mort celui qui dérange. Selon Matthieu, c’est même dès sa naissance que Jésus est victime d’une tentative d’assassinat ordonnée par le roi Hérode le Grand ; il n’y échappe qu’au prix d’une fuite en Egypte. Dans l’évangile de Luc, la vie publique de Jésus débute par un rejet de sa première prédication dans la synagogue de Nazareth. Et cet épisode précède de peu une série de controverses en Galilée. Si la présentation de Jean est différente, l’opposition est tout aussi précoce. Dès le chapitre 2, la contestation de l’organisation mercantile du Temple suscite aussitôt la colère des autorités juives. L’intention homicide de ces dernières envers Jésus apparaît un peu plus tard, suite à la guérison d’un infirme le jour du shabbat. L’action de Jésus a donc suscité très rapidement des polémiques et débouché sur une lutte à mort […].
L’hostilité envers Jésus vient primordialement des autorités religieuses juives. Pour bien en comprendre la portée, il faut la situer sur l’arrière-fond de leur conception de la Torah et de son application. En l’absence de pouvoir politique local jouissant d’une vraie autonomie, la Loi mosaïque était effectivement devenue le pôle d’identité par excellence du peuple juif dans son alliance avec Dieu. Les divers groupes constitutifs de la société juive de l’époque rivalisaient d’ingéniosité pour se présenter comme les meilleurs défenseurs de ce principe d’identité. Si l’on considère les divers groupes énumérés par Flavius Josèphe, il apparaît que les zélotes comme les esséniens n’ont pas joué un grand rôle dans l’opposition à Jésus. Il est probable que le groupe des zélotes, qui revendiquaient au nom du Dieu unique une opposition politique à l’occupant romain allant jusqu’à la lutte armée, n’existait pas encore comme tel au temps de Jésus, même si des préludes de tensions et d’émeutes s’étaient déjà manifestés – par exemple, la révolte de Judas le Galiléen, à l’époque du recensement de Quirinius. Quant aux esséniens, réputés pour leurs positions particulièrement radicales en matière d’ascétisme et de pureté rituelle, ils ne sont nulle part mentionnés dans les évangiles, les controverses en matière rituelle étant plutôt attribuées aux pharisiens et aux scribes […].
Un prédicateur à neutraliser
L’hostilité la plus marquante à la prédication et à l’action de Jésus ne vient pas du pouvoir politique qui se sent assez peu concerné, en tout cas dans un premier temps. C’est sur le plan religieux que Jésus a été perçu comme un contestataire renouvelant d’autorité la définition du permis et de l’interdit. Sa compréhension de la bonne manière d’appliquer la Loi, son interprétation personnelle de la pureté dans la logique du coeur et non des rites, son accueil des pécheurs et sa manière de les approcher sans crainte, tout cela a profondément troublé les autorités religieuses de son temps en Palestine, qu’elles soient de tendance pharisienne ou sadducéenne. A tel point qu’ils se sont régulièrement demandé comment neutraliser ce prédicateur révolutionnaire. C’est seulement à la fin de sa vie que les autorités romaines se sont senties concernées, dès lors que la prédication du Royaume de Dieu leur a été présentée comme un péril pour l’Empire romain.
Jésus, les riches et l’argent Par Pierre Debergé, Institut catholique de Toulouse, Commission biblique pontificale
De bout en bout, dans les récits évangéliques, il est question d’argent à propos de Jésus. Dès sa naissance, selon Matthieu, les mages viennent l’honorer en lui offrant de l’or, de l’encens et de la myrrhe. Durant son ministère public, Luc note également que quelques femmes de la bonne société, dont Jeanne, femme de Chouza, l’intendant d’Hérode, l’accompagnent et » l’aident de leurs biens « . Détail qui a son importance, il use également avec ses disciples d’une bourse commune dont Judas a la garde. Enfin, au seuil de sa Passion, lorsqu’il s’arrête à Béthanie avant d’entrer à Jérusalem, Marie, la soeur de Marthe et de Lazare, répand sur lui un parfum de grand prix – non sans encourir les reproches de Judas, mais Jésus répondra qu’elle a fait cela » en vue de [son] ensevelissement « . Quelques jours plus tard, le même Judas recevra le prix de sa trahison : trente pièces d’argent. Auparavant, sur l’esplanade du Temple, Jésus avait signé son arrêt de mort en bousculant les tables des marchands et des changeurs dont il avait dispersé la monnaie.
La valeur de l’argent
Pour illustrer son enseignement, Jésus se sert également de paraboles où l’argent joue un rôle non négligeable. Ainsi, pour dire la nécessité d’aimer comme Dieu aime, c’est-à-dire en se faisant proche de qui est en difficulté et en donnant de soi, il raconte l’histoire d’un Samaritain qui, ayant rencontré un homme blessé sur sa route, s’approche de lui, panse ses plaies, le conduit chez un aubergiste à qui il donne de son argent pour qu’on prenne soin de lui. Il lui précise même qu’à son retour, si cela est nécessaire, il paiera plus qu’il ne l’a fait.
Pour dire la joie de Dieu de voir ses fils se convertir et revenir à lui, Jésus raconte une autre parabole à propos d’une femme qui vient de perdre l’une des dix pièces d’argent qu’elle avait : désespérée, elle balaie sa maison puis, toute joyeuse d’avoir retrouvé la pièce qu’elle avait égarée, elle invite ses amies et ses voisines à se réjouir avec elle : » Réjouissez-vous avec moi, car je l’ai retrouvée, la pièce que j’avais perdue ! » Et Jésus de conclure : » C’est ainsi, je vous le déclare, qu’il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit. » Dans une autre parabole, où il exhorte ses auditeurs à se préparer à la venue du Royaume de Dieu en faisant fructifier les dons divins qu’ils ont reçus, il est même reproché à l’un des acteurs de la parabole de ne pas avoir fait fructifier l’argent qui lui avait été confié […].
Les pièges de l’argent
Si Jésus reconnaît l’importance de l’argent dans la vie quotidienne, il en dénonce cependant les dangers. Plus exactement, il condamne l’attachement excessif que l’on a parfois pour lui, et la folie qui consiste à ne plus vivre que pour accumuler des richesses. Dans ce contexte, il parle même d’argent trompeur. Trompeur lorsqu’il rend ses détenteurs incapables de regarder plus loin que leur intérêt immédiat ; trompeur lorsqu’il déçoit les espoirs que l’on met en lui dès lors qu’on l’absolutise […]. En rappelant à ses auditeurs qu’ils sont plus grands que le monde dans lequel ils vivent, avec leurs inévitables besoins (nourriture, vêtements, soins…) ; en insistant également sur le fait que Dieu le Père veille sur chaque être humain, Jésus indique ici où se trouve la véritable richesse des hommes : en Dieu. Par le fait même, à celui qui ne veut pas se tromper d’enrichissement, il enseigne le seul chemin possible : s’abandonner entre les mains de Dieu et lui faire confiance. Encore faut-il pour cela accepter de se désapproprier de tout ce qui est inutile et superficiel et partager avec qui n’a rien.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici