Le monde selon James Bond
Impeccable modèle de L’homme blanc occidental à son maximum de performances, indestructible défenseur du monde libre : voilà ce que l’agent 007 paraît symboliser sans faiblir. Or, en 60 ans et 25 films, le très » british » espion s’éloigne souvent de ces clichés, et franchit des frontières inattendues.
Cet article de Aliocha Wald Lasowski est paru dans le hors-série que Le Vif consacre à l’agent 007:James Bond, les espions sont éternels. Envie d’en lire plus? Il est en vente actuellement en librairie ou via notre shop.
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— Le Vif (@LeVif) September 28, 2021
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Icône pop et glamour de la culture moderne, le personnage de James Bond est créé par Ian Fleming en 1953, à Goldeneye, sa résidence jamaïquaine. Journaliste pour l’agence de presse Reuters, puis agent de change d’une banque d’affaires, Fleming, né en 1908, est recruté par les services de renseignement britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est en s’inspirant de sa propre expérience d’agent de liaison qu’il se lancera ensuite dans l’écriture du roman d’espionnage. Rédigé en deux mois et publié chez un éditeur londonien, Casino Royale, premier épisode littéraire de la saga, est adapté dès 1954 à la télévision américaine pour la chaîne CBS, avec l’acteur Barry Nelson ; puis au cinéma, en 1967, dans une parodie signée John Huston avec le duo David Niven-Peter Sellers ; et enfin dans le vingt-et-unième film de la saga, en 2006, qui relance la série avec Daniel Craig, dernier acteur pour le rôle-titre en date.
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Aventurier sans peur et séducteur irrésistible
Le roman Casino Royale met en scène le personnage de 007, agent secret du MI6, les services de renseignement britanniques – quelques années plus tard, John Le Carré y installera également ses espions, mais dans un tout autre style… Pour créer son héros, Fleming s’inspire de deux genres traditionnels. D’une part, l’enquête policière américaine de l’entre-deux-guerres, le récit hard-boiled de détective privé « dur à cuire », dont Le Faucon maltais, de Dashiell Hammett, est le premier modèle. D’autre part, le roman d’aventures géopolitiques anglais, qui, comme Les Trente-Neuf Marches, de John Buchan, se plaît à évoquer la menace exercée sur le pays par les complots de dangereuses sociétés secrètes. En douze romans et deux recueils de nouvelles, Fleming va imposer son (super) héros, aventurier sans peur et séducteur irrésistible.
James Bond a tout pour jouer le parfait symbole de la Grande Albion, vu du côté upper class (« classe supérieure »). Ancien élève du collège d’Eton, école de l’élite fondée par le roi Henri VI, il a le grade de commander de la Navy et possède le titre de chevalier de l’ordre militaire de Saint-Michel et Saint-Georges. Le film Au service secret de Sa Majesté révèle ses armoiries : il descend du baronnet de Peckham, sir Thomas Bond, mort en 1734, et sa devise familiale latine est Orbis non sufficit, « Le monde ne suffit pas ». Son nom est un collage entre Bond Street, rue de la haute couture et des galeries d’art à Londres, et St James’s Street, à Piccadilly, qui possède le plus ancien club de gentlemen de la capitale.
La première scène où il apparaît à l’écran dans James Bond contre Dr. No a lieu au Cercle des Ambassadeurs, une salle de jeu privée de Londres. Chic et désinvolte, évoluant parmi les gadgets et les effets spéciaux, le smoking en général impeccable, Bond semble un cliché inaltérable, mondain et joueur. Pourtant, chacun de ses interprètes va apporter sa touche personnelle, liée à son propre parcours : ainsi, avec l’Écossais Sean Connery, venu de la classe ouvrière, d’abord marin, livreur ou maçon, 007 représente le succès et la réussite. À l’inverse, l’Anglais Roger Moore adopte le style aristocrate. Son humour excentrique tourne en dérision l’esprit de sérieux, il se moque de lui-même et des conventions. Le Gallois Timothy Dalton américanise le personnage. Son 007 correspond aux codes du libéralisme économique et à la mondialisation des années 1980… Quant au dernier interprète, Daniel Craig, il conjugue prouesses physiques et mélancolie inédite, pour un héros sombre et fragile… Mais, à travers toutes ses variations, Bond demeure la personnification de l’intégrité du sujet britannique et de la loyauté envers la Couronne.
UK power
Dans ses missions, il déploie à plusieurs reprises le drapeau de l’Union Jack : sur un parachute dans L’espion qui m’aimait, une montgolfière dans Octopussy ou une trappe de sous-marin dans Dangereusement vôtre. Il porte fièrement partout dans le monde les couleurs du Royaume-Uni, au long d’actions inscrites dans la situation géopolitique de l’époque. Au moment de la sortie du premier film, le 5 octobre 1962, le Kremlin déclenche l’opération militaire « Kama », l’envoi de sous-marins soviétiques en direction de Cuba, à portée immédiate de la Floride. Le navire américain Yerkon détecte cette activité et en avertit aussitôt le Pentagone. Alors que le film raconte que les services secrets britanniques protègent Cap Canaveral d’une menace nucléaire venue de l’île caribéenne du Dr No, la réalité s’en rapproche : la crise des missiles a lieu à Cuba entre Nikita Khrouchtchev et John Fitzgerald Kennedy. À une nuance près: la fiction donne le beau rôle à la diplomatie britannique et contrebalance, à l’écran, le déclin de Londres sur la scène internationale.
En effet, la scène où opère Bond est un univers où le Royaume-Uni tente de conserver son prestige, malgré sa perte de puissance, voire la fin de son empire, sa relégation à l’arrière-plan par les États-Unis, dont il devient l’auxiliaire. Bond rehausse l’image de la politique outre-Manche, face à un monde qui se transforme : en 1962, année du premier film, la conférence des Bahamas et les accords de Nassau scellent l' »atlantisation » et l’affiliation de Londres à Washington. Nouveau coup dur, sept ans après la démission de Winston Churchill, la dissolution de la jeune Fédération des Indes-Occidentales, qui regroupait la plupart des colonies britanniques dans les Antilles, la Jamaïque, les îles Caïmans, Trinité-et-Tobago. Dans les films, l’engagement de Bond au service de l’Angleterre pendant la guerre froide et sur fond d’indépendance de ses colonies est une réponse au doute qui gagne le coeur des Britanniques, proche du jugement de l’ex-secrétaire d’État américain Dean Acheson : » La Grande-Bretagne a perdu un empire et n’a pas encore trouvé un rôle. » Bond, gentleman ironique, va consoler le Royaume-Uni de sa perte d’influence…
Métamorphose en trois temps
Si, en 60 ans et 25 films, il représente le modèle fantasmatique du succès des normes occidentales, de 1960 à 2020 il n’en évolue pas moins. Certes, il demeure un emblème « british », ce que signale notamment son chapeau, qu’il porte depuis le début, dès son entrée à Universal Exports Ltd, l’entreprise commerciale qui sert de couverture au MI6. Mais il accompagne l’esprit du temps. Dès 1967, entre guerre du Viêtnam et mouvement hippie, il change quelque peu. Son identité s’ouvre à ce qu’on appellera plus tard l’altérité dans On ne vit que deux fois, dont le scénario est écrit par Roald Dahl, l’auteur notamment de Charlie et la chocolaterie : porté par le mouvement du monde et l’accueil de la multiplicité des cultures, il entre dans une poétique de l’hybridation et de la transformation de soi. Loin de Big Ben et de la Tamise, il se métamorphose en citoyen postcolonial, sensible à la culture japonaise. Se révélant titulaire d’un diplôme de langues orientales de l’université de Cambridge, Bond part pour Tokyo. Subtil connaisseur des arts asiatiques, il impressionne le chef des services secrets japonais Tigre Tanaka, par sa maîtrise du saké chaud daïginjo, sa familiarité avec les proverbes nippons, son aisance dans son nouvel environnement.
Sa métamorphose s’opère en trois temps : dans un palais orné de fleurs, sa transformation est d’abord physique. Allongé sur une table d’opération, avant de revêtir un kimono doré, le corps, les cheveux et les sourcils modifiés, il quitte son être britannique et « devient » japonais. La deuxième étape est athlétique et mentale : le héros abandonne la sophistication occidentale des gadgets high-tech de Q – le responsable de la section recherche et développement du MI6 – et apprend le maniement des armes traditionnelles, sansetsukon shureido et shuriken. Enfin, l’ultime étape est culturelle et amoureuse. Bond se marie dans un temple en suivant strictement la coutume : il s’unit à Kissy Suzuki après la lecture de la prière, le chant et le rituel de purification. Vêtu d’habits de pêcheur, il s’installe sur la petite île de Matsu avec son épouse, au coeur d’un archipel volcanique. Dans L’espion qui m’aimait, il se change en Bédouin et se lance dans une silencieuse traversée du désert. Dans Tuer n’est pas jouer, il monte à cheval, coiffé du turban des moudjahidins dans les montagnes afghanes, et son nom lui-même se transforme. Le temps d’une fausse carte d’identité, il se soviétise et devient Jerzy Bondov.
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Inspirations
Fleming s’est nourri de l’image d’espions fameux, comme l’élégant Sidney Reilly, né en Ukraine, efficace agent anticommuniste, l’aviateur canadien William Stephenson, le très smart Wilfred Dunderdale, amateur de jolies filles et membre de la haute société, ou encore l’officier naval Patrick Dalzel-Job, connu pour un retentissant acte de désobéissance humaniste pendant la guerre, et que Fleming semble avoir côtoyé. Mais il est possible que son véritable inspirateur n’ait pas été anglais mais serbe: l’énigmatique dandy Dusko Popov, né en 1912 en Voïvodine, amateur d’alcools et de casinos, d’hôtels de luxe et de voitures de sport. Le play-boy Popov est un agent (double) yougoslave, qui porte le nom de code Tricycle. Pendant la guerre, il informe les Britanniques des agissements des Allemands. Il tente même d’avertir John Edgar Hoover de l’attaque imminente de Pearl Harbor, mais le chef du Federal Bureau of Investigation (FBI) ne le croit pas. Fleming le rencontre en 1941, à Estoril au Portugal, et est assez impressionné par son sang-froid lors d’un bluff pendant une partie de baccara pour en faire le modèle de son Bond. Ce que, dans son autobiographie, Popov considérera comme une » insulte à son intelligence « …
Comme le soulignait Umberto Eco, il est difficile de nier que Fleming dans ses romans « professe un anticommunisme viscéral (1) ». Pourtant, les films sont de ce point de vue parfois surprenants. Il arrive que Bond soit conduit à se rapprocher davantage des services secrets soviétiques qu’américains. Au fil du temps, la complicité géopolitique entre Londres et Moscou devient manifeste. Bond préfère travailler avec les agents soviétiques et dépasser l’antagonisme classique de la guerre froide : il s’associe avec le major Anya Amasova, du KGB, dans L’espion qui m’aimait, avec l’espionne Pola Ivanova dans Dangereusement vôtre, ou avec le général Gogol dans Octopussy. Le KGB et le MI6 sont alliés, alors même que l’allié » naturel « , la Central Intelligence Agency (CIA), est souvent tourné en ridicule, sous les traits du maladroit, indiscret et quelque peu benêt Felix Leiter. Le contre-pied entre réalité et fiction est parfois flagrant: en 1984, sous prétexte de défendre les intérêts de son pays, Ronald Reagan engage une guerre sanglante au Nicaragua contre le gouvernement socialiste sandiniste. Au même moment, sur les écrans, dans Dangereusement vôtre, James Bond est décoré de l’ordre de Lénine des mains du général Gogol, le patron du KGB. Cette nouvelle amitié anglo-soviétique permet de lutter contre l’ennemi de tous les peuples, l’organisation criminelle internationale SPECTRE. En mettant de côté les enjeux stratégiques de son camp pour s’allier avec l’ennemi du monde libre afin d’affronter un péril global et commun, Bond ancre l’efficacité de son soft power : la grandeur britannique sait dépasser la défense de ses seuls intérêts, pour s’élever à la défense de l’humanité…
(1) Umberto Eco, » James Bond, une combinatoire narrative « , Communications, n° 8, Paris, 1966.
Article paru dans Le Monde diplomatique d’octobre 2020. www.monde-diplomatique.fr
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