Le masque, le choc des continents: comment ce qui rassure l’un peut rendre suspect chez l’autre
L’Asiatique en a fait un inséparable allié de sa santé, l’Européen peine à l’adopter.
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Cherchez l’erreur. Là-bas, des villes inondées de rectangles blancs en perpétuel mouvement. Ici, des cités peuplées de bouches et de nez laissés à l’air libre. L’Asie s’est accoutumée à avancer masquée, l’Occident se résigne difficilement à ne plus pouvoir déambuler à visage découvert. Le masque protecteur y gagne du terrain parce que la peur est contagieuse et l’étau se resserre sous la contrainte d’un virus d’une férocité rarement égalée. En Belgique aussi, ce n’est plus qu’une question de temps avant de voir fleurir l’écran protecteur aux quatre coins des rues jusqu’à sa probable généralisation, forcée ou non. Les instances sanitaires le recommandent désormais ouvertement, les autorités politiques indiquent de plus en plus clairement la voie à suivre. Ce n’est pas encore un ordre formel et militaire : avant de pousser franchement à la consommation, il faut s’assurer de pouvoir la satisfaire.
Le masque médical devient un indice de modernité de la Chine.
Le masque bientôt massivement de sortie : une vraie révolution est en marche, il lui reste à conquérir les esprits. C’est que, hors cadre hospitalier et hors périodes carnavalesques lorsqu’il est exhibé sans retenue sous sa forme folklorique, l’objet n’a pas spécialement bonne presse sous nos latitudes. La langue française elle-même n’est pas tendre à son égard lorsqu’elle l’associe, entre autres, à » l’apparence trompeuse sous laquelle on s’efforce de cacher ses vrais sentiments « .
A des milliers de kilomètres d’ici, on a largement dépassé ce genre de considérations. En Asie, le masque protecteur est devenu un compagnon inséparable de l’homme, digne de confiance. Il s’affiche sans complexe, s’est imposé comme une banalité parfaitement intégrée dans la tenue vestimentaire que l’on adopte pour se fondre dans la foule. On y positive son emploi jusqu’à en oublier le côté contraignant. Quelles sont donc les recettes de sa popularité ?
Le masque médical, c’est pas chinois
La Chine n’est pas le Japon, fait remarquer Vanessa Frangville, professeure à la chaire en études chinoises à l’ULB. » Au Japon comme en Corée du Sud ou à Taiwan, le port du masque relève à la fois du geste de politesse, d’une culture de l’hygiène très développée et d’une marque de considération pour l’autre. On manifeste de cette manière le souhait de ne pas propager ses microbes quand on tousse ou qu’on souffre d’un petit rhume. » Mettre la bouche et le nez à l’abri des regards, c’est aussi préserver jalousement une intimité qui ne s’expose que rarement. » Quand une femme japonaise vous parle, elle va mettre sa main devant sa bouche pour la cacher, car c’est une cavité intime. Le visage, c’est une partie intime du corps. Elle veut à la fois vous éviter de recevoir son haleine mais aussi protéger son intimité, son être « , soulignait récemment sur France Culture l’anthropologue français et spécialiste de l’Asie du Sud-Est, Pierre Le Roux.
Cap sur la Chine, autre grand consommateur de masque protecteur. « Son extension y est clairement liée à la pollution de l’air et à sa prise de conscience dans les années 2000 « , prolonge Vanessa Frangville. L’adoption s’est faite spontanément, sans besoin de recourir à la contrainte. La Chine renoue alors avec une vieille connaissance, apparue pour la première fois en 1910 afin de contenir les ravages d’une pandémie de peste pneumonique en Mandchourie. Mais les Chinois n’ont rien inventé. Gestionnaire de la lutte, le docteur Wu Lien-teh, passé par l’université de Cambridge, n’a fait que ramener dans ses bagages le masque médical dont il a l’intelligence de recommander le port aux infirmiers et aux malades.
Qu’importe, le produit labellisé made in China devient aussitôt un symbole de progrès médical, un indice de modernité, une preuve que la Chine encore humiliée par un Occident dominateur s’éveille. Puis un outil de com mobilisé sous le régime communiste de Mao. » A la sortie de la guerre civile chinoise en 1949, une large campagne de propagande est menée pour diffuser sa politique de santé publique sur des posters. Le gouvernement utilise alors les masques sur des photographies en noir et blanc, ce qui fait d’autant plus ressortir cet objet « , rappelait aussi sur France Culture Christos Lynteris, anthropologue français spécialisé dans les questions médicales et de santé, qui a reconstitué les tribulations du masque médical dans l’empire du Milieu et conclut que » l’usage généralisé du masque arrive ainsi bien après son invention « . La pollution lui donne l’occasion d’un rebond et l’épidémie traumatisante de Sras entre 2002 et 2004 un nouveau souffle. Rien à voir donc avec une tradition ancestrale, » l’approche à l’égard du masque en Chine est tout à fait pragmatique « , précise Vanessa Frangville. Son usage, essentiellement urbain, devient aussi un signe de différenciation sociale, d’inégalité devant le danger. » Ceux qui se protègent sont ceux qui sont les mieux informés. Le port par des privilégiés d’un masque médicalisé sophistiqué renvoie les autres à leur vulnérabilité. »
Masque en rue, c’est donc grave docteur ?
Ces Occidentaux sont décidément de grands inconscients, à persister à vaquer à leurs occupations sans se couvrir, même quand une épidémie transforme leurs déplacements en une question de vie ou de mort. Vu d’Asie, » leur attitude suscite une grande incompréhension « , poursuit la directrice du centre de recherches East Asian Studies à l’ULB. Elle est ressentie comme une coupable désinvolture, un manque flagrant de sérieux. En Extrême-Orient, c’est celui qui s’avise de ne pas se masquer le visage qui est montré du doigt pour son incivisme, taxé d’égoïste et de danger pour la santé d’autrui.
Chez nous, si menace il y a, elle vient de celle ou de celui qui se voile la face. Qui doit avoir forcément quelque chose à cacher et ose le manifester ostensiblement. Le sort à réserver au port du foulard islamique à l’école, aux guichets, dans l’espace public, témoigne assez du climat de suspicion. Quant au masque à vertu protectrice, il reste l’apanage de cyclistes sensibles aux gaz d’échappement qu’ils respirent à pleins poumons. Et devient un signe de gravité qui effraie finalement plus qu’il ne rassure lorsque son port est recommandé.
Faire un allié de ce qui est perçu comme une entrave à l’ouverture, une insulte à la transparence, une source de malaise et de peur, la partie n’est pas gagnée. Une fois le corona- virus mis hors d’état de nuire et l’état de panique surmonté, Vanessa Frangville n’oserait jurer que le masque protecteur fera de vieux os sous nos latitudes. » Nous sommes à un tournant. Il faudra voir si le masque associé à la peur sous l’épidémie saura se transformer en objet de convenance sociale. » Ou ne sera qu’un mauvais souvenir qu’on rangera au plus vite dans le fond d’un tiroir pour s’empresser de l’exhumer et de le dépoussiérer à la prochaine alerte virale.
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