Le double jeu des géants au Moyen-Orient: «L’Iran adopte une posture hypocrite»
Les actions de l’Iran au Moyen-Orient sont «hypocrites», pointe le chercheur Jonathan Piron. Elles s’inscrivent sur des lignes de tensions savamment entretenues pour garder le contrôle de «l’axe de la résistance».
Les tensions au Moyen-Orient ne faiblissent pas. Chaque jour, ou presque, elles connaissent leur lot de rebondissements et de nouvelles incertitudes. Les Etats-Unis, arbitre principal du conflit, ont récemment approuvé des ventes d’armes à Israël, à hauteur de 20 milliards de dollars, qui s’étaleront jusqu’en 2029. Parallèlement, le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, recherche désespérément un accord de cessez-le-feu. Et ce alors que des avions cargo russes, capables de transporter du matériel militaire, ont été aperçus en Iran.
Assiste-t-on dès lors aux prémices d’une guerre par procuration, -ou du moins à des actes de dissuasion-, entre les Etats-Unis et Israël d’une part, l’Iran et la Russie d’autre part, avec, au centre, le Hamas et le Hezbollah libanais? Analyse des tendances régionales avec Jonathan Piron, politologue et historien (Etopia), spécialiste du Moyen-Orient et de l’Iran.
Peut-on déjà parler de guerre par procuration, ou le terme est-il trop fort?
On ne peut pas vraiment parler de volonté de guerre par procuration. En réalité, le partenariat entre la Russie et l’Iran existe depuis longtemps. Par exemple, en 2014, les Russes ont aidé les Iraniens à construire la centrale nucléaire de Bouchehr. Au cours des dernières années, des accords stratégiques ont également été renforcés. Et depuis le début de la guerre en Ukraine, on sait que l’Iran soutient la Russie avec ses drones Shahed. Donc, on assiste plutôt au prolongement d’une période d’incertitude qui existe depuis longtemps dans la région et que le 7 octobre a renforcé. Avec des lignes rouges, qui sont, il est vrai, ne moins en moins claires.
Aucun des acteurs ne trouvera d’intérêts dans un conflit généralisé. Ni les Russes, ni les Américains ne le souhaitent. Les dernières actions le prouvent. Après la frappe israélienne qui a tué le chef du Hamas, les Etats-Unis ont fait pression pour éviter l’escalade, et les Russes se sont déplacés à Téhéran pour temporiser.
Comment peut-on juger la présence d’avions cargo russes en Iran?
On peut l’interpréter comme une volonté de dissuasion, de rééquilibre des forces tout au plus. Chaque acteur se dote de suffisamment d’éléments pour empêcher l’autre de répliquer. En avril dernier, une attaque avait été réalisée par Israël contre l’ambassade iranienne à Damas, en Syrie. Pour la première fois, les Iraniens avaient tiré des missiles balistiques depuis leur territoire sur Israël. La confrontation entre Israël et l’Iran est déjà là; la question est de savoir comment une forme de dissuasion peut se rétablir.
Quelles sont les possibilités, selon vous?
Israël et l’Iran ont une lecture stratégique qui est différente. Un analyste américain avait prononcé cette phrase que je trouve percutante: «Israël perd parce qu’il ne gagne pas, et les Iraniens gagnent parce qu’ils ne perdent pas.» Cela résume beaucoup de choses. Depuis le 7 octobre, les Israéliens ne parviennent pas à emporter la décision dans la bande de Gaza. Le Hamas est toujours là, avec un pouvoir qui s’est même radicalisé avec l’arrivée de Yahya Sinouar (NDLR: le chef du Hamas). On ignore aussi l’élément qui amènera Israël à se retirer de Gaza.
Le but du régime iranien est de se maintenir en place et d’assurer sa propre survie, en priorité.
Jonathan Piron
Historien spécialiste du Moyen-Orient
Par ailleurs, l’Iran ne souhaite pas la confrontation directe et prolongée avec Israël, car il sait qu’il la perdrait, faute de moyens. Il sait également que les Américains pourraient agir et réaliser des opérations dévastatrices sur son territoire. Le but du régime iranien est de se maintenir en place et d’assurer sa propre survie, en priorité. Il jouera uniquement sur la déstabilisation régionale dans le cas où sa survie est en danger, mais il ne prendra pas des décisions suicidaires.
Il agit donc principalement sur la dissuasion?
Oui. Toute la dissuasion iranienne se base sur «l’axe de la résistance», dans lequel on retrouve le Hezbollah, le Hamas, et les Houthis. L’Iran ne pousse pas trop loin la ligne rouge au point de déclencher un conflit généralisé, dans lequel il perdrait aussi le contrôle sur cet axe. Et pour lequel, d’ailleurs, il n’y a pas de «charte», mais plutôt un réseau de partenariats entre différents acteurs, avec des liens qui sont pas inégaux face à Téhéran. L’Iran reste le centre d’impulsion, mais pas le pur centre de décision, hormis pour le Hezbollah. Si celui-ci décide de répliquer, il s’agit forcément une décision prise en concertation avec l’Iran. Mais lorsque les Houthis ont réalisé leurs attaques en mer Rouge, cela servait d’abord leurs intérêts politiques personnels, moins ceux de l’Iran.
Le fait que la Russie soutienne militairement l’Iran, -et par prolongement le Hamas et le Hezbollah- veut-il forcément dire qu’elle est anti-Israël?
Non. Lors de divers moments de tension dans la région, des contacts assez poussés ont eu lieu entre Israël et la Russie. Israël a aussi mis du temps à condamner l’invasion russe en Ukraine. Israéliens et Russes s’entendent aussi parfois pour des missions internationales, comme lorsqu’ils ont réalisé des opérations en Syrie.
Evidemment, on assiste à un double jeu. Américains et Iraniens ont leurs relations diplomatiques rompues depuis longtemps, ce qui ne les empêche pas de s’envoyer des messages directs et indirects pour apaiser les tensions. Cette période d’incertitudes concerne un nombre d’acteurs important, avec tout autant de contacts en coulisses.
Le discours de l’Iran est-il actuellement contradictoire?
Oui, on peut clairement pointer un jeu hypocrite de la part des Iraniens. D’une part, ils doivent répliquer pour réparer leur humiliation à la suite l’opération israélienne qui a éliminé le chef du Hamas, en plein cœur de Téhéran, le jour de l’investiture du nouveau président iranien -la symbolique était d’ailleurs très forte. D’autre part, les Iraniens savent que s’ils répliquent trop fortement, ils recevront une réponse israélienne. En d’autres termes, l’Iran affirme à la fois que sa réponse sera forte contre Israël, mais temporise en soutenant que dans le cas où un cessez-le-feu est atteint, il pourrait répondre à cette humiliation. Le régime joue toujours sur cette espèce de ligne de tension et est de fait complètement hypocrite dans son discours.
Le gouvernement israélien de Netanyahu joue sur du court terme, celui de sa survie politique. Le régime iranien joue sur du long terme.
Jonathan Piron
Historien spécialiste du Moyen-Orient
L’inverse est-il valable pour lsraël?
Les deux acteurs ont des séquences différentes: le gouvernement israélien de Netanyahu joue sur du court terme, celui de sa survie politique. Le régime iranien joue sur du long terme. C’est-à-dire maintenir son pouvoir en place, mais aussi profiter de cette déstabilisation dans la région pour maintenir son leadership. Le régime iranien reste une dictature qui a la possibilité de penser sur le long terme, tandis que le gouvernement israélien est condamné par le jeu politique démocratique qui pourrait le faire tomber.
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