Le docteur Denis Mukwege: « Les Congolais se contentent de moins en moins de miettes »
Au Congo, le docteur Denis Mukwege opère la troisième génération de victimes de viol. Il est directeur médical et l’instigateur de l’hôpital Panzi à Bukavu, dans l’est du Congo, où il travaille notamment avec Médecins du Monde. « Un Congo sans Kabila n’est pas une utopie. »
Le Congo est à nouveau en proie aux troubles. Les violences reprennent et entraînent un flux de réfugiés impressionnant : 4,5 millions de personnes déplacées errent dans l’immense pays centrafricain. Une conférence de donateurs des Nations-Unies à Genève, le 13 avril, a permis de rassembler 530 millions de dollars – la Belgique a notamment promis de relever l’aide humanitaire au Congo de 17 à 25 millions de dollars. Mark Lowcock, secrétaire général adjoint à l’ONU, s’est dit satisfait, même si l’OCHA, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires, avait estimé que rien que cette année le Congo a besoin de 1,8 milliard d’euros pour subvenir aux besoins humanitaires. Le fait que ce chiffre soit le double par rapport à celui de l’année passée illustre à quel point la situation s’aggrave.
Il y avait deux grands absents à la conférence. Le premier était le Congo. « Nous n’avons été ni consultés sur cette conférence, ni impliqués », déclarait le Vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères Léonard Okitundu au Soir pour expliquer sa diplomatie du siège vide. Ce qui est frappant aussi, c’est qu’Okitundi déclare avoir le sentiment que « l’ampleur de la crise est délibérément exagérée par la communauté internationale ». Il ajoute que les autorités congolaises ignorent pourquoi elles n’ont pas été invitées.
Le docteur Denis Mukwege soupire à cette explication. Il était le deuxième absent de la conférence. Mukwege est pourtant un grand nom au Congo. Il est directeur médical et instigateur de l’hôpital Panzi à Bukavu, dans l’est du Congo, où il travaille notamment avec Médecins du Monde. Il est considéré comme un expert dans le traitement de victimes de violences sexuelles. Ses critiques à l’encontre des multiples violences sexuelles, souvent extrêmes dans son pays, lui valent des prix et des distinctions partout dans le monde, excepté par le régime congolais qui lui reproche de dénigrer son pays. En 2012, il a échappé de peu à un attentat. Depuis, il est gardé 24 heures sur 24 par les Casques bleus des Nations-Unies et il est prisonnier dans son hôpital.
« Je ne pense pas que les Nations-Unies exagèrent quand elles disent que cette année il faut 1,8 milliard de dollars pour les besoins humanitaires du Congo. Je viens de parler à une femme qui, au cours des trois années passées, n’a jamais vécu plus de quatre mois au même endroit. Elle déménage en permanence, avec ses enfants. Au Congo, il y a près de cinq millions de personnes dans sa situation. L’état peut ignorer ces personnes, parce qu’elles sont réparties dans ce grand pays. Leur situation est dramatique. Certains de nos patients arrivent à ce point sous-alimentés, que nous devons attendre qu’ils aient repris des forces avant de les traiter. »
Pourquoi pensez-vous que le Congo ait boycotté cette conférence?
Denis Mukwege: Est-ce de l’ignorance ou de l’arrogance, qui le dira? Manifestement, le Congo n’a pas besoin de cet argent. C’est simplement l’énième preuve de ce que le gouvernement n’investit rien dans sa population. Nous sommes en pleine année électorale, et même maintenant la politique ne prend pas la peine de donner l’impression d’agir pour les gens. Cela en dit long (sourire ironique). Après, tout, ce n’est peut-être pas une année électorale.
Vous ne croyez pas que les élections auront lieu? Elles sont prévues pour le 23 décembre, et elles auront lieu, disent les autorités.
Pourquoi le devrais-je? Les listes électorales sont loin d’être terminées, alors qu’il faut les rentrer au mois de juin. Le président Joseph Kabila, qui d’après la constitution, aurait dû démissionner l’année dernière, n’a toujours pas désigné de successeur. Et il y a les problèmes avec les machines à voix, achetées en Corée du Sud, mais qui posent tant de problèmes que le pays se distancie de l’entreprise qui les a livrées. Et ma raison principale de douter : partout, les violences reprennent. Et les gens qui fuient les violences ont d’autres chats à fouetter que d’aller voter. Les conditions sont particulièrement mauvaises, et je refuse de croire que ce soit dû au hasard.
Que voulez-vous dire?
Nous accueillons à nouveau plus de victimes violées par des hommes armés. Ce n’est tout de même pas un hasard si à différents endroits de ce pays plusieurs groupes d’hommes armés commettent le même genre de crimes ? En outre, ces crimes sont d’une violence incroyable. Quand des hommes violent des femmes avec des morceaux de bois, ils ne sont pas simplement en train de satisfaire une pulsion sexuelle. Non, ils veulent faire un maximum de mal, tant sur le plan physique, que moral et culturel. Ces violences sont cruelles, mais aussi sophistiquées. Ainsi, pour beaucoup d’hommes congolais il est déjà tabou d’assister à l’accouchement de leur femme. Imaginez-vous l’impact destructeur que peut avoir le viol d’une mère ou d’une femme sur un père et un fils. J’y vois donc une stratégie de K.O. oui. Une façon de disloquer la société et de maintenir le statu quo politique.
L’état dit : il y a de la violence partout, aucun pays n’est totalement sûr.
Oui, c’est vrai. Mais à de nombreux endroits, il y a aussi la loi. Au Congo par contre, c’est l’impunité totale qui règne. La conséquence, c’est que les citoyens aussi adoptent un comportement de plus en plus extrême. On le voit à l’hôpital. Les victimes sont de plus en plus jeunes – récemment, j’ai dû opérer une enfant de quinze mois. Je vois errer des gens sans peur de mourir, sans volonté de vivre. Qu’est-ce qui vous reste d’humanité si vous êtes le seul de votre village ou de votre famille à survivre à un carnage ? Si votre fille ou femme est violée, et vous ne pouvez rien faire ? La morale vient de l’expérience que l’injustice est punie. Ce qui m’inquiète le plus, c’est comment les enfants vont se former un cadre moral en voyant les violeurs et les assassins s’en tirer impunément.
Officiellement, la deuxième guerre du Congo a cessé, mais manifestement, vous ne le voyez pas vraiment.
La guerre a effectivement cessé, la violence extrême non. Savez-vous ce qui est dramatique ? Que les jeunes ne savent pas ce qui s’est passé ici en ces années de guerre. Récemment, nous avions une conférence avec 300 jeunes. Aucun d’eux n’a pu me raconter ce qu’il s’est passé. Regardez le Rwanda où l’on a érigé des monuments pour commémorer le génocide contre les Tutsis. Mais ici? Rien. Celui qui n’a pas de mémoire n’a pas d’avenir. La seule mémoire collective qui forme par notre jeunesse, c’est la violence qu’elle vit.
Pensez-vous que la jeunesse congolaise puisse se rebeller?
La plupart des Congolais ne se rendent pas compte de la misère dans laquelle ils se trouvent. Et ce n’est même pas de leur faute. La pauvreté fait en sorte qu’on ne se préoccupe que d’une seule question : qu’est-ce que je vais manger aujourd’hui ? Combinez ça à la corruption et à la répression, et vous obtenez un engourdissement diabolique. Notre pays est torturé sous anesthésie, mais les révoltes chrétiennes donnent de l’espoir. Elles enseignent que de plus en plus de Congolais se contentent de miettes. Cela doit nous donner le courage de poursuivre notre révolution morale. Nous devons faire comprendre aux gens – et c’est un appel aux intellectuels de notre pays – que la corruption c’est mauvais. Que c’est leur argent, avec lequel les ministres s’enrichissent. Que nous avons droit à ce qui figure dans notre constitution. Cette conscience grandit, on attend une masse critique capable de résister à une alliance de politique et de multinationales.
La solution pour le Congo fait-elle l’unanimité? L’opposition, déclarent les observateurs, est incompétente.
Il y a bel et bien un consensus large dans ce pays, ce qui n’est pas simple. Et c’est : pas de troisième mandat pour Kabila. La communauté internationale n’a pas le courage de le rappeler à l’ordre, mais un Congo sans Kabila n’est pas une utopie. Ailleurs aussi, ils se sont débarrassés de leurs despotes. Mais quoi qu’on fasse, on ne peut commettre l’erreur de faire usage de violence pour chasser Kabila. Ce serait la pire solution imaginable, avec plus de morts sans conséquences.
Qui doit diriger la transition après Kabila ?
Quelqu’un comme monseigneur Marcel Utembi, le président de la conférence des évêques, en est capable. L’année dernière, l’état l’a désigné comme médiateur dans les entretiens avec l’opposition. Cela a résulté en l’accord de Sylvestre, qui convenait d’organiser des élections provinciales et parlementaires d’ici fin 2017. Cet accord permettait déjà à Kabila de rester un an de plus que prévu par la constitution. Mais regardez, il est toujours là.
Pourriez-vous vous contenter d’une retraite silencieuse pour Kabila? Ou doit-il comparaître devant un tribunal ?
Ce n’est pas à moi d’en décider, mais à l’état de droit. C’est pourquoi il est primordial de l’installer d’abord. Mais soyons clairs : Kabila n’est pas le mal absolu. Congo ne sera pas guéri dès qu’il s’en va. Nous devons changer tout le théâtre, pas seulement les marionnettes.
Le ministre congolais des Affaires étrangères Léonard Okitundu s’en est pris à son homologue belge Didier Reydners dans Le Soir. « Il manoeuvre contre nous. » Que pensez-vous des tensions croissantes entre les deux pays ?
Je trouve que Reynders voit les choses plus clairement que ses collègues. Ils sont hypocrites, et lui est courageux et réaliste. Il ne faut pas lécher les bottes à celui qui enfreint la constitution.
On reproche à Reynders de couper les ponts avec le Congo.
Reynders a-t-il fermé la maison Schengen à Kinshasa? C’est Kinshasa qui l’a fait, alors qu’on y délivrait 12 000 visas par an ! Comme toujours, la population est le dindon de la farce. Ils punissent leur propre peuple.
À côté de votre bureau, on construit une banque. Du chantier on a une vue sur votre bureau. Est-ce bien intelligent? Votre sécurité n’est toujours pas garantie.
(sourire espiègle) Ah, il faut être positif. J’ai invité cette banque à ouvrir une filiale. Les banques peuvent être des alliées dans la lutte contre la corruption. Moins il y a de l’argent liquide qui circule, moins il peut rester collé aux mains. Invité cette banque ici prouve à quel point je crois en l’avenir de ce pays. Notre potentiel est énorme. Nous pouvons cultiver ce que nous voulons, nos richesses naturelles sont gigantesques, nous avons un capital humain de rêve et nous sommes au coeur de l’Afrique, de sorte que nous pouvons entraîner nos pays voisins dans une spirale positive. Croyez-moi, lorsque nous aurons mis de l’ordre dans notre pays, tout peut aller beaucoup plus rapidement que ce qu’on pense.
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